• Il faut aimer Simenon. Avant il fallait ne pas l’aimer mais maintenant il faut l’aimer. Ne pas aimer Simenon c’est ringard, èsebinne. Et pas question d’amour furtif, honteux, de lecture entre les draps un jour de rhume, de plage, de sieste, de lecture dans le train après achat dans un kiosque à la gare. Il ferait beau voir acheter Simenon en kiosque. C’était bon avant, quand on n’aurait pas eu l’idée de l’acheter ailleurs, quand on considérait que les talents littéraires de Simenon lui assignaient le kiosque et la gare pour seuls lieux d’achat. Mais maintenant c’est fini, Simenon s’achète dans les meilleures librairies ou pas du tout, il se réclame d’une voix forte, les yeux dans les yeux, à un libraire qui éprouve du respect, bien conscient d’avoir en face de lui quelqu’un qui pense que si Simenon ne s’était pas fait du tort en écrivant tous ces polars il aurait eu le Goncourt et même le Nobel. Voilà le genre d’amour qu’il convient de porter à Simenon à présent.

     

    Au fond, pourquoi. Ça n’est pas Simenon qui est en cause. Pas besoin de le lire, il suffit d’avoir lu deux ou trois de ses livres, juste assez pour voir qu’il y a lieu de se poser la question. En ce qui concerne les réponses c’est plutôt dans les choses qu’on sait de Simenon sans l’avoir lu qu’on a des chances de les trouver.

     

    1. C’est du polar. On a beau dire. Il s’est peut-être fait du tort en écrivant ça mais enfin c’est quand même avant tout ça qu’il a écrit. Et là évidemment on tient un argument. La majorité des gens qui se résignent à lire ne vont quand même pas lire de ces bouquins chichiteux qui prétendent être tout simplement de la littérature. C’est trop chiant.
    2. Ça n’est pas seulement du polar. Sinon les personnes les plus autorisées n’iraient pas le comparer à Proust ou à Kafka. (Il y a des gens qui ne reculent devant rien.) Donc aimer Simenon c’est un peu comme d’aimer Kafka et Proust, mais sans avoir besoin de les avoir lus, ouf, c’est si chiant.
    3. Tous ces livres. Simenon n’est pas de ces auteurs maigrelets qui pondent trois ou quatre ouvrages en se tortillant et ne gagnent rien. Il n’est pas de ces auteurs constipés qui sont tellement pénibles malgré tout, avec lui c’est la graphorrhée, la surabondance, la débacle, les tonnes de pages écrites en fumant des tonnes de pipes entouré de régiments de femmes, et aussitôt converties en flopées d’adaptations télévisées, en autos, en bateaux, en maisons multiples. On voit que les livres rapportent à condition de ne pas être feignant, c’est satisfaisant du point de vue moral.
    4. Toutes ces femmes. Plus particulièrement. Tous ces livres, toutes ces pipes, toutes ces adaptations, mais quand même surtout toutes ces femmes. Il est au moins aussi célèbre pour cette surabondance-là que pour l’autre. Respect.
    5. L’instinct. Maigret c’est bien connu n’est pas de ces types qui réfléchissent. Simenon non plus. Ils restent un certain temps au fond du bistrot à fumer leur pipe et à s’imprégner de la fameuse atmosphère, soudain paf, toute l’histoire leur tombe dessus, de a à z. C’est encourageant de se dire qu’on peut ainsi écrire des histoires sans se casser le bonnet. Car il s’agit bien de…
    6. …raconter des histoires. Revenons à ce qui est sain et simple, un roman c’est une histoire à raconter. Proust et Kafka ne faisaient pas autre chose mais ajoutaient beaucoup de chichis. Simenon au moins c’est clair, net et décomplexant.
    7. Les années cinquante. Ah les vieilles autos, les petits bistrots, le pot-au-feu, les ports, les réclames sur les murs des fermes au bord des routes. Ah Paris. Ah la province. Simenon a fait de la bourgeoisie de province un portrait au scalpel, au vitriol, acerbe, cru, culotté, sans complaisance. Il a franchement révélé que sous des dehors respectables cette bourgeoisie ne l’était pas toujours. Quel choc. Heureusement que c’était la bourgeoisie des années cinquante. Et par ailleurs quelle belle époque les années cinquante, les autos, les ports et les pots.
    8. Les accessoires. Simenon c’est un port, une gabardine, un pot, une pipe, un chapeau, des lunettes, des femmes, des petits plats, de l’imprégnation. D’accord Camus aussi c’était la gabardine, et Sartre la pipe, les lunettes, Malraux la mèche Aragon le parti Flaubert le gueuloir Balzac la cafetière. Mais Simenon en fait d’accessoires l’emporte haut la main sur tout le monde. En matière d’accessoires à côté de Simenon les autres écrivains n’ont qu’à aller se rhabiller, Proust et sa madeleine, Kafka, on ne sait même pas. Simenon au moins on sait. Si un écrivain est une somme d’accessoires on comprend qu’il convienne de placer Simenon haut. Et il y a quelque chose de satisfaisant à penser qu’un écrivain est une somme d’accessoires, la somme des choses qu’on sait de lui sans l’avoir lu. C’est quand même moins chiant.

     

    P. A.

     

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  • oeilC’est assez curieux le plaisir qu’on prend à lire Le Ravissement de Britney Spears, de Jean Rolin. Comment peut-on prendre plaisir à écouter narrer les faits et gestes de Britney Spears, Lindsay Lohan, Rihanna ou Lady Gaga tels que rapportés par la presse spécialisée de Los Angeles. Pour ma part j’ignorais même totalement qui étaient ces personnes avant de lire le roman de J. Rolin. Ça ne m’intéresse toujours pas de le savoir, d’ailleurs.

     

    Et cependant on est ravi par le roman de Jean Rolin. Au sens strict : captif comme d’un charme. Le plaisir qu’on éprouve à le lire est de l’ordre de la fascination. Au sens étymologique, pardon de jouer les pédants : comme victime du mauvais œil. Le roman de Rolin est un livre sur le regard. Il y a vers le début du livre un épisode qui pourrait tenir lieu de mode d’emploi : un paparazzi y est la proie d’ « un ravissement que rien [ne pourrait] altérer, pas même l’annonce du décès soudain de sa mère », car il a pu faire de Britney S. descendant de voiture une photo prouvant que « ce jour-là, comme beaucoup d’autres, Britney, par distraction, par vice… [est] sortie de chez elle sans culotte ». Les passants sont priés de se pencher sur le cliché pour distinguer la preuve, « manifeste — et cependant quasi subliminale ».

     

    Nous sommes tous ce paparazzi ou ces passants, bien sûr. Nous sommes tous des agents secrets, comme le héros du roman de Rolin, sommés de fixer, depuis la pénombre de l’anonymat, des images, et d’y chercher la faille qui, en semblant les rapprocher de nous, accroîtrait encore notre dépendance vis-à-vis d’elles. Images de gens, de lieux. Britney et ses consœurs ne sont bien sûr que le plus parfait exemple en la matière, quasiment innocent dans sa frivolité radicale. En faisant alterner Beverly Hills et le Tadjikistan, les starlettes et les terroristes, Rolin démontre que l’objet de notre voyeurisme importe peu.

     

    Ce voyeurisme socialement programmé, il l’expose et le dénonce dans le même geste. C’est qu’ici il s’agit d’un voyeurisme de mots. De noms propres, essentiellement. Château Marmont Sunset Mulholland Santa Monica, chaque page du roman déroule son chapelet au fil des déambulations d’un héros qui, dans la ville de la voiture, ne se déplace qu’à pied ou en autobus. La lenteur inévitable de ces errances, le caractère obsessionnel de ces noms ressassés (Britney, Lindsay, Wendy…) installent le lecteur dans une espèce de sidération ironique, le retour incessant des mots rendant évidente la vacuité des choses. Je crois avoir lu quelque part que ce roman avançait « à cent à l’heure », je trouve ça fort d’arriver à écrire des choses pareilles à propos d’un livre d’une immobilité aussi durassienne. La syntaxe impeccable de Rolin, son usage rigoureux de la virgule, contribuent à cette impression de sur-place.

     

    Et en plus, c’est drôle. S’agissant d’un livre d’une certaine manière aussi abstrait ce dernier point mérite qu’on le souligne. Que l’abstraction du dispositif suscite une telle jubilation à la lecture est pour beaucoup dans le curieux plaisir qu’on prend à lire le roman de Jean Rolin. 

     

    P. A.

     

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  •   sighsD’ailleurs il est trop tard, c’était du 23 au 29 mai. Et je n’étais pas invité de toute façon. Je regrette bien. J’aurais acquis des idées claires à propos de la littérature. Percival Everett, par exemple, aurait mis fin à mes dernières hésitations : « En tant qu’artistes m’aurait-il dit les yeux dans les yeux, nous sommes chargés de représenter le monde, de le révéler, de le montrer ».

     

    Voilà qui est net. Du reste Le Monde (celui des Livres) pose en gras la question « L’écrivain peut-il échapper à l’actualité ? », on comprend tout de suite que cette question veut dire « L’écrivain doit représenter l’actualité », et on est soulagé. Le nombril c’est fini. « Longtemps je me suis couché de bonne heure » ou « Je crois que j’ai une maladie de foie », adieu,. Il faut dire que ça commençait à bien faire. L’écrivain n’a eu que trop longtemps tendance à parler de son nombril, il est temps que ça cesse, halte au nombril, des ponts, comme celui de Maylis de Kerengal, « récit vertigineux de la construction d’un symbole de la mondialisation ».

     

    C’est quand même autre chose que le coucher de Marcel ou le foie de Fédor. Et là au moins on voit l’utilité. Le coucher le foie on hésite mais la mondialisation on comprend tout de suite que c’est quelque chose, le journal nous en parle tous les matins, même la télé et la toile nous en parlent. L’actualité on n’y coupe pas comme dirait Marie Desplechin. Marie est d’accord avec Maylis et Percy, elle pense aussi qu’ « il faudrait être extraordinairement nul pour ne pas être percé par son temps ». Ça doit faire un drôle d’effet, et en même temps il doit être beau d’être ainsi percé, traversé par l’air ambiant, plein de courants d’air, plein de vide. Vous vous penchez vers votre nombril là vous tombez sur une percée qui ouvre directement sur le monde, il y a de quoi avoir le vertige mais ça remet les idées en place.

     

    Le mot « monde » intervient quatre fois dans les deux mots d’introduction que fait celui des Livres à son numéro spécial Assises. On voit dès le début que la cause est entendue. Les auteurs qui siègent à ces Assises nous dit Le Monde ont « la ferme conviction que la littérature n’est pas un monde hors du monde ». Santiago Gamboa par exemple a bien compris ce que les lecteurs attendent. Ce que les lecteurs attendent de la littérature c’est « ce que ne peuvent dire la théologie, la philosophie, la théorie sociale ou la science ».

     

    Dire qu’il y a eu des gens assez niais pour penser qu’ils attendaient ce que pouvait dire la littérature. Des gens à qui tenez-vous bien les accidents du monde apparaissaient « tous transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire », et qui la décrivaient « seuls, pour eux-mêmes », « dans la solitude, faisant taire ces paroles qui sont aux autres autant qu’à nous ». Heureusement Maylis Santiago et les autres sont arrivés, ils ont bien montré que Gustave et Marcel étaient crétins.

     

    Parce que je vous parle de Gustave de Fédor de Marcel de Frantz, mais il ne faudrait pas croire qu’on en a complètement fini avec ces conceptions surannées. Ça n’est pas pour rien que des Assises du roman sont organisées à la Villa Gillet à Lyon, il faut rester vigilant, attentif, le nombril on n’en est jamais sorti. Le nombril nous guette toujours. Après Marcel, James, ça a continué, Samuel, Thomas, des histoires de clochards qui sucent des cailloux ou de musicologues hystériques s’entendant mal avec leurs sœurs. Pauvreté. Donnez-nous des ponts ! De l’actuel du saignant du brut, le Rwanda les tsunami les migrants, bref, l’Histoire !

     

    Bon, c’est vrai qu’en tout état de cause les auteurs qui essaient de s’affranchir de l’Histoire eh bien c’est l’Histoire qui « s’affranchit d’eux », « Bye bye les gars ! », comme dit élégamment Marie. Bye bye Gustave, Marcel et Sam. Mais c’est quand même un long adieu. Forcément une erreur de cent cinquante ans ne s’efface pas comme ça d’un coup. Il y a des gens qui persistent, qui s’obstinent, qui y croient toujours. Il faudra encore bien des Assises pour les amener à la repentance, à l’actualité, à l’Histoire. De mauvaise foi comme tout ils prétendent même en parler aussi quand ils s’adressent à leur ombilic.

     

    Incroyable le culot de ces gars. Ils croient qu’ils peuvent s’en tirer comme ça, nous raconter leurs petites histoires riquiqui et nous donner la vraie Histoire en sus en passant sans y toucher. Tout le XIXe siècle dans la mésaventure d’une petite dame qui a trop lu, tout l’après-guerre dans un clochard, toute l’Autriche dans la maison d’un névropathe. Et ça continue, Kertez, autre dadais, s’imagine nous parler d’Auschwitz même lorsqu’il n’en dit rien, ce sot de Bergounioux croit nous faire voir les années soixante quand il coupe les cheveux en quatre à propos de ses affaires de famille à Brive-la-Gaillarde. Je dis qu’il est temps d’ouvrir les yeux à ces gens-là.

     

    P. A.

                                                                                                                

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  • photo Françoise WalkerPierre Ahnne est né à Strasbourg. Il a enseigné dans l’est de la France et au Lycée français de Moscou. Depuis 1984 il vit à Paris et a longtemps travaillé dans un lycée de la proche banlieue.

     

    Il a d’abord été tenté par le théâtre (Bouvard et Pécuchet, d’après Flaubert, en collaboration avec Marion Hérold, monté en 1991, Conte du fond des forêts, mis en espace par Philippe Honoré en 1995). Il y est revenu récemment, avec Rose au zoo (spectacle musical, Théâtre de l'Île-Saint-Louis, 2017), La Cantatrice et le gangster (idem, 2019), Dis-moi qui tu hantes (idem, 2022).

     

    Il a aussi publié plusieurs romans : Comment briser le cœur de sa mère (Fayard, 1997), Je suis un méchant homme (Stock, 1999), Libérez-moi du paradis (Le Serpent à plumes, 2002),  Couple avec pistolet dans un paysage d’hiver (Denoël, 2005), Dernier Amour avant liquidation (Denoël, 2009), J'ai des blancs (Les Impressions nouvelles, 2015). Ces livres mettent en scène des personnages auxquels leur engluement dans l’imaginaire rend la vie compliquée. Ils retravaillent parfois aussi les souvenirs de l’enfance et de l’adolescence. Son dernier roman, Faust à la plage (Vendémiaire, 2022), est une sorte de conte philosophique faisant intervenir une forme de merveilleux contemporain.

     

    De courts récits sont aussi parus dans des revues (Passage d’encres, Bottom, Saisons d’Alsace…). L’un d’eux, Mon père et son singe, constitue le texte d’un livre objet réalisé par le plasticien Marc Vernier (Les Livres Objets du Farfadet, 2002).

     

    Pour en savoir plus, voir page Wikipédia.

     

      Pour contacter Pierre Ahnne : link

     

    Ce blog a été créé en 2011. Il s'appelait alors La petite revue littéraire d'Ahnne et Pétel et était rédigé en commun par Pierre Ahnne et Gilles Pétel. Ce dernier s'étant retiré au bout d'un an, l'autre a continué seul ce qui était devenu Le blog littéraire de Pierre Ahnne. L'adresse restait la même et les textes de Gilles Pétel demeuraient en ligne.

     

    Overblog, qui l'hébergeait, ayant mis au point une nouvelle "version" qui ne semblait pas devoir lui convenir, Ahnne a transféré son blog à l'adresse actuelle, et lui a donné le nom qu'il porte à présent. On y retrouve tous ses textes du Blog littéraire de Pierre Ahnne. Dans les plus anciens, la présence d'un nous est quelquefois la trace des origines qui viennent d'être expliquées. On y trouvera aussi tous les nouveaux articles écrits et mis en ligne depuis la migration.

     

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