• photo Pierre AhnneN'en tirons pas de loi générale… Mais enfin il y a ce que vous lisez ici et il y a aussi tout ce à quoi vous échappez. Ainsi trois gros livres me sont récemment tombés des mains. Le premier racontait l'histoire d'un scénariste de Hollywood, drogué, alcoolique et obsédé sexuel, comme il se doit. Le deuxième mettait en scène un publicitaire que sa femme venait de quitter ; elle ne lui avait laissé que le chien ; ce chien allait sauver notre homme du désespoir et le réconcilier avec l'humanité ; on le comprenait dès les première pages ; elles suffisaient. Le troisième ouvrage parlait d'un écrivain qui ne savait pas sur quoi écrire et avait tout à coup une révélation : il allait raconter la vie de son meilleur copain. C'était déjà plus prometteur. Du reste, j'ai tenu plus longtemps. Mais m'intéresser pendant 300 ou 400 pages aux échecs répétés et répétitifs d'un loser caractéristique et caractérisé, c'était trop.

     

    Étrange histoire d’un texte

     

    Ah, que ces gens ne connaissent-ils le genre allemand de la Novelle, tel par exemple que le pratiquait Schnitzler entre la fin du XIXe siècle et sa mort, en 1931 !... Un format assez long pour emporter le lecteur, assez court pour déjouer les clichés et le bavardage : tout repose ici sur un art de l'équilibre et du dosage, peu éloigné de celui du poème.

     

    D'ailleurs, c'est d'un poète qu'il est question dans ce livre étrange et paradoxal qu'est Gloire tardive. Destiné à la publication en 1895 dans Die Zeit qui en exigeait une version plus resserrée, il ne fut jamais réécrit ; sauvé de l'autodafé nazi en 1938 et transporté à Cambridge avec toutes les archives de Schnitzler, il ne fut jamais publié, contrairement à d'autres textes, par la femme et le fils de l'auteur ; oublié, on l'a retrouvé récemment ; il est paru à Vienne en 2014 et paraît aujourd'hui dans la belle et sobre traduction de Bernard Kreiss. Voilà pour l'étrange histoire du texte. Le paradoxe tient à ce qu'il est dû à un écrivain de trente-trois ans, encore au début de sa carrière et promis à une gloire qui n'aura rien de « tardif ». Et ce récit en dit long, c'est certain, sur les angoisses et les incertitudes de Schnitzler face à son avenir. Mais ces angoisses et ces incertitudes sont l'occasion d'une réflexion bien plus générale, qui porte sur la notoriété, la jeunesse, la vieillesse et, par-dessus tout, l'écriture.

     

    « Il devait y avoir une raison à cela » 

     

    L’intrigue, comme le genre l’exige, est d’une simplicité parfaite. Monsieur Saxberger, dont le nom commence comme celui de Schnitzler, a publié un recueil de poèmes dans sa jeunesse. Cependant, à soixante-dix ans, fonctionnaire, il a perdu ce passé de vue : « Il y avait repensé parfois, ainsi d’ailleurs qu’à d’autres extravagances propres à cet âge, mais qu’il pût être un poète malgré tout, cela il l’avait depuis longtemps oublié ». Aussi est-ce avec une surprise mêlée de ravissement et d’un peu d’effroi qu’il voit un groupe de jeunes gens dévorés du désir d’écrire et de réussir, en colère contre tous ceux qui, ayant déjà réussi, leur barrent, pensent-ils, la route, le choisir soudain comme idole et lui demander de participer à la soirée littéraire qu’ils comptent organiser. Il devra y lire une œuvre nouvelle. Ne reste donc plus qu’à l’écrire.

     

    Il y a beaucoup d’humour et un peu de satire dans ce récit où on croise, paraît-il, quelques figures de la Vienne littéraire de l’époque (celle, notamment, du très jeune Hofmannsthal). Il y a l’évocation de la ville à sa période la plus fascinante — tavernes, Ring, messieurs élégants, rues nocturnes… L’essentiel est pourtant ailleurs.

     

    « Mon double », disait tout bonnement Freud à propos de son compatriote. De fait, s’il n’y a pas chez Schnitzler tentative de plongée dans l’inconscient de ses héros— il est beaucoup trop fin pour cela ­—, on ne trouve pas non plus chez lui de psychologie au sens où l’entendaient les romanciers de son temps. Plutôt qu’à des analyses, il se livre à des descriptions d’états, qui dessinent toujours les contours d’une zone obscure. « Il ne comprenait pas lui-même que cela pût le tourmenter de la sorte » ; « Il devait y avoir une raison à cela » ; « Pourquoi (…) [ces mots] le rendaient-ils si affreusement triste ? »… Loin de clarifier et d’expliquer, les réflexions du personnage approfondissent l’impression d’un mystère. Tel celui de la couleur jaune, qui, revenant à plusieurs reprises et provoquant toujours chez le héros une impression inexplicablement désagréable, a tout du signifiant lacanien.

     

    « Vie rêvée, vie rêvée »

     

    Le sentiment subtil et irritant de frôler un essentiel qui se dérobe est renforcé par le déséquilibre savant de la construction. Car si le sommet du récit est, sur le plan de l’action, la séquence de la fameuse soirée littéraire, peut-être, sur une « autre scène », plus intérieure, est-il atteint lorsque Saxberger cherche l’inspiration de son poème au cours d’une promenade vespérale le long du Danube. « Les contours des montagnes proches, juste en face de lui, s’effaçaient déjà, ne se distinguaient presque plus du ciel crépusculaire qui se penchait profondément sur elles. Sur le fleuve, une longue péniche progressait à contre-courant, halée par des chevaux qui avançaient sur la berge à foulées lourdes, lasses… » Voilà le poème tout écrit, se dit-on. Mais on se le dit parce que ce sont des mots qu’on a sous les yeux. Les choses, dans la fiction, ne font que distraire un Saxberger auquel les mots font justement défaut : « Vie rêvée, vie rêvée (…). C’était comme si on le retenait prisonnier de ces quelques syllabes, comme quand on empêche quelqu’un de se lever de son fauteuil ». Et le jeune vieil auteur viennois d’esquisser ainsi comme en passant une belle réflexion sur l’écriture — d’autant plus belle, et profonde, qu’elle ne fait précisément que passer.

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne

    « Alors vous ne voulez plus que je vienne ? dit-elle. C’est incroyable comme les gens répètent ce qu’on vient de leur dire, comme s’ils risquaient le bûcher en en croyant leurs oreilles. Je lui dis de venir de temps en temps. Je connaissais mal les femmes, à cette époque. Je les connais toujours mal d’ailleurs. Les hommes aussi. Les animaux aussi. »

    Beckett, Premier amour

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  • http-_www.cityzeum.comJ’ai souvent avoué ici mon amour pour l’île Verte, ses paysages éblouissants, son histoire tragique, ses écrivains. Entre lyrisme ampoulé (Paul Lynch) et tristesse subtile (Claire Keegan), les plus récents d’entre eux continuent à donner de leur pays une image aussi contrastée que le sont ses ciels.

     

    Chacun de ces jeunes auteurs nous est présenté à son tour comme « la nouvelle voix que l’Irlande attendait » — une manie. Colin Barret n'y échappe pas, pour ce livre paru d'abord en Irlande chez un petit éditeur en 2013 puis repris en Grande-Bretagne chez Jonathan Cape l'année suivante. « Sept nouvelles ciselées », dit la quatrième de couverture. Si on veut… Un garçon est amoureux d'une fille, mais celle-ci se trouve mère par la faute d'un autre ; l'amant déçu demande à un copain un peu spécial de mettre la voiture de son rival sur le toit ; après quoi tous deux vont se promener dans un bois environnant. Un autre garçon sert de larbin au champion de billard local ; celui-ci aime la belle Sarah, mais en fin de soirée c'est le factotum effacé qu'elle et sa copine emmèneront dans un autre bois. Un garçon qui a eu le visage défoncé par un coup de pied aime Tain, quinze ans, mais en fin d'une autre soirée c'est son cousin qui fera perdre à l'adolescente son innocence ; peut-être l'amoureux transi se jettera-t-il du haut du toit…

     

    « À la truelle… »

     

    Pas de lyrisme, ici, et, en fait de cisèlement, on a vu mieux : personnages brutaux, violence toujours possible, alcool omniprésent, passion sans espoir pour des filles maquillées « à la truelle », « avec des cuissardes en cuir noir, un collant rose déchiré aux endroits stratégiques, les cheveux orange vif et une lueur meurtrière dans les pupilles ». Le tout sur un tempo de rock carrément punk. Dans les plus faibles des récits, lesquels ont tous pour cadre des petites villes si loin de tout que partir pour Galway c'est aller « sur la lune », la tendance au glauque devient un peu pénible. Mais le meilleur, qui est aussi le plus long, révèle peut-être la signification de ce qui apparaît parfois comme gratuité systématique : Arm, garde du corps bien nommé du dealer du coin, jette sans vraie raison Fannigan à l'eau ; on ne saura pas davantage pourquoi les oncles de son patron, qui sont aussi ses fournisseurs, se mettent tout à coup à lui tirer dessus… Ce que nous dépeint Colin Barrett, c'est un monde privé de sens, et les efforts que des héros vaincus d'avance font en vain pour lui en donner. Chaque nouvelle tourne autour du moment clé où l'absurdité de leur destin se dévoile en même temps qu'il se scelle — et si l'on peut bien parler de cisèlement, c'est pour l'art avec lequel l'auteur met en scène ce moment insaisissable.

     

    Rien à attendre

     

    Qu'est-il arrivé exactement, se demande-t-on à chaque fin de récit, conscient pourtant que l'essentiel est passé devant nous, à sa manière, faite d'évidence invisible. Entre les blocs rugueux et apparemment mal ajustés qui, comme les résumés que j'en donnais plus haut tentaient aussi de le montrer, composent ces histoires, des vies se jouent, à demi-mot, dans une dé-théâtralisation délibérée. Vies à ras de terre, sur les parkings, dans les pubs bondés ou au bord des rivières nocturnes. Avec de fréquents et vains coups d'œil vers un ciel qui n'a « pas vraiment de couleur précise, seulement ourlé d'une barre aqueuse à l'horizon », ou « noyé d'une lumière nacrée et rempli d'énormes nuages chromés dont les ventres ridés se couvr[ent] de marbrures et de striures grises »… Rien à attendre de ce côté-là non plus.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 11 février 2016 sur le site du Salon littéraire.

     

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  • « Il repensa (…) à toutes ces choses qui lui semblaient maintenant humbles même si ellesphoto Pierre Ahnne étaient précieuses, à ces entrelacs de métal, ces trames de fils, ces toiles recouvertes de terre et de sucs d’herbe qu’il avait tenus en vie, qui tomberaient, innocents, dans quelque temps dans des limbes faits d’abandon et d’oubli ; son cœur se serra, il oublia son agonie en pensant à la fin imminente de ces pauvres chères choses. »

    Lampedusa, Le Guépard

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