• « Il y eut un sursaut général. L’horreur se peignit sur tous les visages.

    "Redemandé ! s’écria M. Limbkins. Remettez-vous, Bumble, et répondez-moi clairement. Dois-je comprendre qu’il a demandé un supplément, après avoir mangé le dîner alloué par le règlement ?

    — Oui, Monsieur, répondit Bumble.

    — Ce garçon finira au gibet, dit le monsieur au gilet blanc. Je suis certain qu’il finira au gibet". »

    Dickens, Les Aventures d’Olivier Twist

     

    photo Pierre Ahnne

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  • http-_www.larousse.frDans l'entretien qu’il accordait, voici quatre ans, à ce blog, Alain Blottière, questionné à propos de son intérêt pour les personnages d’adolescents, répondait : « Ils ne sont jamais des êtres domptés ». C’est encore un adolescent qui joue le premier rôle dans Comment Baptiste est mort. Et il se révèle peut-être encore moins domptable que tous les autres.

     

    Un thriller psychologique sans psychologie

     

    Le récit, qui brasse des thèmes habituels à l’auteur mais les approfondit encore en les réinscrivant dans un cadre plus que jamais contemporain, joue en permanence sur deux plans. Le plus apparent est aussi le plus marqué par l’actualité : Baptiste, ses parents et ses deux jeunes frères ont été enlevés par un groupe de djihadistes et retenus en otage dans un de ces déserts qui deviennent si facilement autant de prisons. Délivré, de retour en France, il est tenu de subir un « debriefing » face à un interrogateur dont on ne connaîtra que la voix. Car « dans sa mémoire se mêlent des moments clairs (…) et des moments plus noirs que la nuit, longs moments bizarrement perdus ». Parmi ces derniers gît un affreux souvenir, qui expliquera à la fois « comment Baptiste est mort » et pourquoi il semble le seul survivant de sa tragique aventure.

     

    Travail de la mémoire, donc, qui pourrait se lire comme un brillant thriller psychologique si le dispositif choisi par Alain Blottière ne déjouait pas habilement la psychologie : en alternance, les entretiens de l’adolescent avec son probable psychologue, réduits à de purs échanges de répliques, sans incises ni commentaires, et les plongées dans les souvenirs de Baptiste, souvenirs essentiellement factuels ; l’évolution du personnage et la remontée vers la lumière des scènes obscures seront portées par un jeu d’images et de motifs savamment entrelacés pour former un tissu de plus en plus serré.

     

    « … des choses si belles que je ne peux pas en parler »

     

    Une des forces du livre est de refuser non seulement les analyses attendues mais aussi tout l’humanisme moralisant qu’un tel sujet pouvait faire craindre. Au point que le lecteur distrait pourrait se sentir choqué de voir des geôliers pourtant dépeints sans complaisance se prendre pour leur prisonnier d’une sorte d’affection, et d’entendre celui-ci dire à propos de leur chef : « Amir m’a beaucoup appris (…), il m’a offert des choses si belles que je ne peux pas en parler ». Mais ce serait oublier que Baptiste a reçu de ses bourreaux le nouveau nom de Yumaï, qui désigne un renard du désert ; et qu’il est un de ces adolescents d’Alain Blottière que « personne, jamais, ne pourra (…) enfermer ». Comme les héros du Tombeau de Tommy (Gallimard, 2009), qui évoquait le jeune résistant Thomas Elek, ou de Rêveurs (Gallimard, 2012), qui mettait en scène deux garçons pendant la révolution égyptienne de 2011, Baptiste/Yumaï trace et insinue son parcours individuel dans les plis de l’histoire collective. Et ce parcours rejoint l’immémorial. Abandonné par ses ravisseurs, qui veulent faire de lui un guerrier, pendant des jours entiers dans une grotte en plein désert, le jeune héros y entre en communication avec un passé très lointain. « Déconnecté » au figuré comme au propre, seul dans « un paysage d’avant les hommes », à force de contempler les peintures rupestres ornant les parois de sa grotte, il finira « par voir » ces figures qui se répondent et s’opposent selon une géométrie énigmatique et pleine de sens.

     

    Au seuil de la caverne

     

    « Magie », que ce repli dans le passé qui est aussi une fuite et un refuge pour la mémoire de Baptiste, incapable d’affronter ce que lui-même a accompli pendant le temps de sa détention. Mais le beau et scandaleux paradoxe sur lequel se fonde le roman d’Alain Blottière réside en ceci : cette fuite est aussi une quête, qui aboutit à une forme de vérité. À lire les magnifiques descriptions du désert, où le jeu des couleurs déploie un imaginaire intensément visuel, comment ne pas comprendre que c’est une manière d’être au monde que Baptiste, devenu Yumaï, a découverte dans la grotte montagneuse au seuil de laquelle il contemple ces paysages ? Et que cette caverne, dont il ne parlera à aucun enquêteur, est la métaphore d’une descente au plus profond de soi ?...

     

    P. A.

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  • photo Pierre Ahnne« Il y a quelque chose qui boite légèrement dans l’univers. Et rien ne sert de mettre une cale idéologique à cette machine branlante, de glisser une étoile sous le pied de la table, le code Napoléon sous le talon de l’inconnu, nul ne peut compenser la claudication perpétuelle de la vie. Tout d’un coup quelque chose se détraque dans le visage le plus pur. Attention à la raison, mon cher ami : cela bascule. »

    Aragon, La Défense de l’infini

     

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  • http-_frenchmorning.comIl est toujours fort instructif de lire les succès littéraires d'autrefois. Non seulement pour les enseignements qu'on en tire quant à l'évolution des goûts et des mœurs, mais parce qu'on s'aperçoit souvent que l'accueil qui leur a été réservé était loin de tout devoir aux caprices du temps et de la mode. Certains éditeurs s'attachent à nous faire ainsi redécouvrir les livres qui ont séduit et marqué nos aïeux. J'ai souvent évoqué la remarquable collection [vintage], chez Belfond. Et le Mercure de France n'est pas en reste, qui, après avoir publié récemment des Souvenirs d'un buveur d'éther, par Jean Lorrain, dont j'ai parlé, s'apprête à rééditer Sixtine, le chef-d'œuvre délirant de Remy de Gourmont.

     

    Délicieusement désuet

     

    C'est dans la Bibliothèque étrangère du même éditeur que paraît aujourd'hui un court roman publié anonymement en 1949 dans ses éditions anglaise et française. On sait à présent quel personnage était son auteure, Dorothy Strachey, sœur de Lytton et de James, le cofondateur du Bloomsbury Group. C'est pratiquement la seule œuvre de cette proche de Virginia Woolf, bisexuelle, épouse du peintre Simon Bussy qui fut élève de Gustave Moreau, amie et traductrice de Gide. Celui-ci n'était pas enthousiasmé par Olivia, dit-on. Découragée par son accueil, Dorothy Bussy attendit quinze ans avant de se décider à publier son roman quand même.

     

    L'auteur de Paludes avait tort, comme la suite l'a montré. Et comme le prouve encore la lecture de l'ouvrage. Certes, on lui trouve d'abord un charme délicieusement désuet, dans l'écriture (Roger Martin du Gard est un des traducteurs) et, à première vue, dans le propos. Comme Dorothy Bussy elle-même, Olivia, britannique, seize ans, part faire ses études secondaires en France, dans un pensionnat chic pour jeunes filles venues de partout. L'établissement est tenu par deux femmes, Mlle Julie et Mlle Cara (dans la vraie vie, Mlle Julie s'appelait Marie Souvestre, et Dorothy la suivra en Angleterre quand elle ira y fonder une autre école — ce qui, soit dit en passant, prouve qu'Olivia est bien un roman). Comme dans Les Feux de Saint-Elme, de Daniel Cordier, on plonge dans un monde à présent englouti. Monde tout masculin dans un cas, féminin, raffiné et plein de délicatesses dans l'autre : « L’une de nous était allée chercher le flacon d’eau de Cologne ; l’autre en avait imbibé un mouchoir ; l’une était chargée de l’éventer ; l’autre, d’arranger le châle qui s’était déplacé »… Mais le temps ne s’épuise pas en menus rituels. On lit les grands auteurs, aussi, et l’attention subjuguée avec laquelle ces jeunes filles écoutent Andromaque fera rêver plus d’un enseignant d’aujourd’hui.

     

    « Être aimée autrement… » 

     

    Tout ça n’explique évidemment pas le succès du livre à sa sortie, même si, l’auteure étant née en 1865, l’écart temporel était en 1949 déjà propice aux bonheurs du rétro. Mais l’essentiel n’était pas là. L’essentiel était, à l’évidence, le scandale. Car tout le livre tourne autour de quelque chose dont on ne parlait guère quand Dorothy Bussy avait seize ans, et sans doute à peine plus quand elle en avait quatre-vingts — hors du milieu affranchi et éclairé dont elle faisait partie. Le récit s’ouvre d’ailleurs sous le signe du non-dit : « Qui donc, à la maison, se serait jamais permis de risquer la moindre allusion à un sentiment secret, à plus forte raison d’en faire explicitement l’aveu ? » C’est d’amour qu’il s’agit, bien sûr, d’un amour différent et, pour la jeune fille qui l’éprouve aux alentours de 1880, incompréhensible. « Mlle Julie ne m’aime pas plus qu’elle n’aime Laura », monologue-t-elle. « Mais elle m’aime un peu, moi aussi. Et elle m’aime autrement… » Et d’ajouter : « Je compris soudain que c’était bien cela que je voulais : être aimée autrement … »

     

    « Est-ce que, vraiment, j’avais un joli corps ?... »

     

    La passion qui unit l’élève et la maîtresse ne sera jamais nommée plus clairement, ni avouée qu’à demi-mot (« Je t’aime bien, mon enfant (…). Plus que tu ne crois »). Et c’est justement ce refus de l’explicite qui, paradoxalement, fait tout l’intérêt du livre à l’heure actuelle. Car si la chose n’est pas nommée, c’est que la jeune narratrice l’ignore et n’en comprend pas les symptômes, sans que l’auteure intervienne après coup pour l’éclairer. Au lecteur de lire entre les lignes, et de suivre, au fil de ce qui apparaît comme un récit de formation, les perplexités de l’héroïne : « Quelle était cette curieuse locution française qu’elle avait employée ? "Un joli corps…" Est-ce que, vraiment, j’avais un joli corps ? C’était une pensée qui, jusque-là, ne m’avait jamais effleurée ».

     

    Bien entendu il ne se passera rien, à part des crises de larmes et quelques mains couvertes de baisers. Olivia ne saura même jamais ce qui aurait pu se passer, ni ce qui s’est vraiment produit lors du coup de théâtre final, auquel tout le roman mène en une progression très maîtrisée, mine de rien. Toute la tension qui habite et anime le livre vient d’un mystère persistant à se refuser car il ne peut pas être dit, et même si le lecteur le connaît, ce mystère, par la grâce d’un pur dispositif littéraire, devient la métaphore de toutes les choses indicibles. Plus qu’un sujet tabou, le véritable thème d’Olivia, en fin de compte, c’est l’instabilité du désir, de tous les émois, l’impossibilité de saisir autrement que de biais ce qui se dérobe au langage… Décidément, Virginia Woolf n’est pas très loin.

     

    P. A.

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  • « Et le plus bizarre, c’est que je l’ai tout d’abord pris pour un monsieur ! Heureusementphoto Pierre Ahnne que j’avais mes lunettes ! Cela m’a permis de reconnaître que ce n’était qu’un nez. Je dois vous dire que je suis myope : vous êtes là devant moi, mais je ne vois que votre visage, sans distinguer ni votre nez ni votre barbe. Ma belle-mère, j’entends la mère de ma femme, a, elle aussi, la vue faible. » 

    Gogol, Le Nez

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