• Triste nouvelleJ’apprends avec beaucoup de tristesse la mort brutale de Christiane Tricoit, personnage exigeant, attachant, habité d’une passion pour les textes et pour les arts. De 1996 à 2013, elle avait animé avec une indomptable énergie la revue Passage d’encres. Chaque numéro était consacré à un thème (Transitions, Décalages, Transversales scandinaves…) et contenait, outre des articles, des fictions, des poèmes et de nombreuses illustrations, une gravure originale inédite due à un artiste contemporain. J’ai ainsi à mon mur une belle œuvre de Marc Vernier. La sortie de chaque nouveau numéro donnait lieu à une fête, avec lectures, musique et libations, dans les lieux les plus divers et les plus prestigieux (École des beaux-arts, Observatoire, siège de la Société des gens de lettres…).

     

    Depuis 2014, l’édition papier avait pris fin mais la revue et la maison d’édition qui Triste nouvellel’accompagnait, avec plusieurs collections, continuait d’exister en ligne sur inks. Passage d’encres III y publiait toujours des inédits mais aussi une sélection de textes parus sur papier dans les séries I et II. Par exemple, deux petites fictions, Vu d'ici et Ma vie méridienne, que j’avais publiées dans les numéros 12 (AmériqueS) et 17 (Est). Vous pouvez les lire en cliquant sur les liens.

     

    Pour en savoir plus, (re)lisez l'entretien que Christiane avait accordé à ce blog en 2013 .

     

    Souhaitons que d’autres poursuivent dans le même esprit d’intransigeance et de générosité l’œuvre à laquelle elle avait consacré toute une part de sa vie.

     

    Triste nouvelle

     

     

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  • http-_lefoudeproust.frGérée par Les Impressions Nouvelles, la collection Espace Nord se consacre à la publication d’œuvres appartenant au patrimoine littéraire belge francophone. D’où cette reprise d’un roman de Dominique Rolin paru une première fois chez Ramsay en 1978, qui vient nous rappeler deux vérités, entre autres : le roman biographique ne date pas d’aujourd’hui et n’est pas systématiquement voué à la fascination hagiographique ou à la psychologie de comptoir.

     

    Le matériau choisi pouvait pourtant faire craindre le pire… Nous sommes en 1569, Breughel est sur son lit de mort. Mais « la brume extérieure cache une magnifique lucidité intérieure. À ce niveau, la clairvoyance est un bain frais, fluide, ordonné, une sorte d’océan transparent et profond ». C’est donc d’un œil acéré que le peintre agonisant va revoir défiler sa vie. Dispositif classique, dira-t-on. Cependant, en évitant les va-et-vient attendus et en bouclant au dernier chapitre un parcours strictement chronologique sur l’unique retour à la chambre mortuaire, Dominique Rolin dessine la clôture qui fait de son livre l’objet le mieux adapté à son thème : un tableau.

     

    Foin des chaumines

     

    Autre choix qui s’éloigne des partis pris les plus prévisibles, celui qui préside au traitement du cadre historique. On y est bien : les massacres, dans ces Flandres occupées par l’Espagne, comme la misère avec ses grouillements de gueux, sont montrés dans toute leur horreur, et avec quelle puissance hallucinée d’évocation. Mais l’auteure se refuse à tout ce qui pourrait ressembler à de l’érudition ou à de la minutie : amateurs de chaumines, d’intérieurs détaillés et de ripailles post-médiévales, passez votre chemin. On boit force café dans ce Nord du seizième siècle, et cet anachronisme parmi d’autres nous indique que le plus important n’est pas là. L’exactitude est d’ailleurs réservée aux vêtements féminins et aux éclairages, bref, à ce qui pourrait être peint.

     

    Car c’est un peintre qui parle et voit. Dominique Rolin brosse un portrait qu’on serait tenté de croire criant de vérité de cet « enragé », mélange d’excès et d’innocence, possédé par son art, hanté par le sentiment de sa propre singularité. Les années de formation, le voyage en Italie, les femmes, les deux fils qui seront peintres à leur tour, tout, dans les faits, est ici conforme à ce qu’on sait de la vie de Breughel, du moins la postface nous l’assure. Mais Ginette Michaux y analyse aussi avec pénétration la manière dont Dominique Rolin ressaisit les données biographiques pour les structurer selon un jeu subtil d’oppositions qui parcourt tout le livre, entre destruction et création, séparation et réunion.

     

    Une épopée du regard

     

    Et c’est au demeurant par ce qui dépasse la pure dimension personnelle que ce roman passionne. Plus que l’histoire d’un artiste, il est une magnifique épopée du regard. Que peint le peintre ? Ce que voit son œil intérieur (« Je tenais dans le creux de ma main ma pierre de folie secrète (…). Je me suis juré que mon énergie consisterait à l’exploiter, à la briser en mille morceaux, c’est-à-dire en mille tableaux dont chacun me représenterait en tout ou en partie »). C’est donc une manière de voir qui est le véritable objet de la peinture, « de tout enregistrer à travers une perspective décalée ». Tout, c’est-à-dire quoi ? Des masses de matière brassées et articulées selon des rythmes mystérieux, et qui excèdent le champ ordinaire de la vue. Il s’agit de « dire, au bout [des] crayons, le volume des choses », « de maîtriser d’abord, articuler ensuite ces torrents lumineux qui rend[ent] compte en quelque sorte de l’autre versant de la terre », cet « envers du monde » que l’abîme intérieur du peintre reflète en un jeu de miroirs aboutissant à une assimilation radicale du réel à l’œuvre ­— « L’univers était peint : je lui avais simplement ajouté mon paraphe ».

     

    Le tableau offre donc « un reflet plus vivant que la réalité », dont il fait apparaître les lois secrètes, union des « extrêmes » ou « fourmillement universel ». Elles se révèlent à qui ne se contente pas de regarder comme chacun voit. Passer au-delà du regard pour mieux accéder à la vue, refuser le pittoresque en plongeant directement à l’essentiel, c’est aussi ce que fait, dans L’Enragé, Dominique Rolin. Donnant ainsi une belle leçon à tous les artistes, peintres ou non.

     

    P. A.

     

    Illustration : L’excision de la pierre de folie, d'après Pieter Breughel l’Ancien

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  • http-_www.luxeaboire.frBlasmusikpop (Presses de la cité, 2015) m’avait, je crois qu’on peut dire ça, enthousiasmé. Il n’est que de lire mon article sur ce même blog pour s’en convaincre. Cette chronique d’un village des montagnes autrichiennes, astucieusement doublée d’un roman de formation, baignait dans une loufoquerie qui faisait glisser sans effort le message sympathique quoique un peu convenu (tolérance, ouverture à l’autre, etc.). J’attendais avec impatience et une certaine curiosité le deuxième roman de Vea Kaiser.

     

    Les périls du deuxième roman

     

    Mais le deuxième roman, dit-on, c’est compliqué. Tout le monde, auteurs ou éditeurs, vous l’affirmera. Si ça l’est, ça l’est certainement encore plus quand le premier, comme c’est le cas ici, a connu un succès assez considérable. Un seul impératif : ne pas essayer de refaire ce qu’on a fait la première fois. La jeune écrivaine autrichienne tombe dans cette erreur avec l’infaillibilité des cas d’école.

     

    Comme son premier roman, celui-ci est un gros livre, qui commence par un arbre généalogique des personnages et se termine par d’interminables remerciements. Passons, c’est devenu l’habitude. On y retrouve le goût de la saga familiale, l’intérêt pour l’autre et sa langue, le thème central des rapports entre l’individu et le groupe. Mais puisqu’il faut quand même bien changer un peu, l’auteure, au lieu de construire une allégorie transparente mais propice aux plus réjouissants délires, tente le récit réaliste et l’Histoire contemporaine en toile de fond. Sans vouloir renoncer, tout le problème est là, au plaisir de conter ni à la fantaisie. Or qui trop embrasse, on me le disait déjà quand j’étais petit, mal étreint : à vouloir atteindre ces cibles divergentes, Vea Kaiser les rate toutes, avec une opiniâtreté digne d’un meilleur sort.

     

    Ç’avait pourtant assez bien commencé : un village grec dans « les montagnes à la frontière entre la Grèce et l’Albanie » (tiens, tiens…) ; les années 1950, la guerre civile encore toute proche, les communistes exilés, les familles coupées en deux ; autour, « des forêts si épaisses que seuls les conteurs pouvaient supputer ce qui s’y cachait ». Deux cousins, Lefti et Eleni, sont, depuis leur naissance, destinés à se marier ­— ainsi en a décidé leur grand-mère, inflexible chef de famille. Amours enfantines, superstitions et préjugés, politique et surnaturel prêts à faire bon ménage, bref, de quoi patienter en attendant la suite.

     

    Mais, au lieu de s’attacher franchement à la matière qu’elle-même déballe sous nos yeux (coup d’État des colonels, émigration, rencontre d’autres langues et d’autres habitudes — l’Allemagne, puis l’Amérique), la narratrice veut s’occuper de ses personnages. Ils sont nombreux, et de loin pas aussi intéressants qu’elle ne cherche, avec une insistance un peu pesante, à nous le faire croire.

     

    Hôtels-restaurants

     

    Comme dans une série américaine, on passe de l’un à l’autre, cheminant, à coups de paresseuses ellipses, vers l’époque actuelle. Entre-temps ces braves gens se marient, se quittent, ont cependant des enfants, qui enfantent à leur tour… On mange beaucoup, on ouvre des hôtels et des restaurants, une vraie manie — et le lecteur s’étonne de cet éloge de l’esprit d’entreprise, venant d’une écrivaine qu’il imaginait plus sociale que libérale… Même si chacun a son petit caractère, tout le monde est gentil, il faut le dire. Un peu trop. Il y a de l’attendrissement, de justes remarques (« Lâcher prise, ça ne veut pas dire refouler et oublier »), sur fond de Grèce de carte postale. En Allemagne, on aime l’ordre, en Suisse, la propreté, découvre-t-on.

     

    Sans perdre de vue la grande Histoire (qui n’est guère qu’une toile de fond), ni ses chers héros (voir plus haut), l’auteure essaie comme elle peut de retrouver quelque chose de la grâce du livre précédent : cela donne, tombées un peu au petit bonheur, des légendes tirées de la mythologie, que les personnages tout à coup se mettent à se raconter et que très rapidement on saute ; ou des efforts vers le comique qui plongent le lecteur dans une commisération un peu gênée. Quand les enfants s’en mêlent, les bornes sont franchies.

     

    Que dire ?... Ceci : vivement le troisième roman de Vea Kaiser. Elle aurait sûrement mieux fait de l’écrire tout de suite et de nous épargner ses Bienheureux.

     

    P. A.

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