• vokzal.ruIls récidivent… En 2011, déjà, chez Stock, Éric Faye et Christian Garcin avaient signé tous deux En descendant les fleuves (Carnets de l’Extrême-Orient russe). Les voilà qui mettent aujourd’hui leurs pas dans ceux de l’exploratrice et orientaliste Alexandra David-Néel, pour parcourir un autre Extrême-Orient, celui qui s’étend, dit le sous-titre, Du Tibet au Yunnan. Mais on retrouve le même dispositif : carte en début de volume, photos prises par les auteurs, prologue, épilogue ; et ils persistent à dire je tous les deux, sans qu’il soit jamais possible de savoir qui parle, dans des chapitres qu’ils semblent s’être répartis ; on a quand même parfois quelques soupçons, dans un sens ou dans l’autre.

     

    De toute façon, ce je n’a rien de personnel, même si on sent, au principe même de l’entreprise, le souvenir d’enfances rêveuses, qui affleurent d’ailleurs parfois, comme lorsque le Tibet devient, sous la plume de l’un d’eux, « ce grenier du monde où l’on ne monte presque jamais, où dorment les secrets de famille dans des malles à souvenirs ». Dans l’ensemble, pourtant, la première personne a ici la fonction qu’Éric Faye, à propos de ses récits de voyage, lui attribuait dans le bel entretien qu’il a accordé à ce blog : « une caméra ».

     

    D’un voyage à l’autre

     

    Ce n’est donc pas non plus d’un roman biographique qu’il s’agit, et il faut rendre hommage à nos deux auteurs pour n’avoir pas cédé à une tentation qu’aurait éveillée chez bien d’autres l’existence de celle qui sert, étrangement, à la fois de prétexte et de cœur à leur livre. Car Alexandra David-Néel pouvait, c’est le moins qu’on puisse dire, appeler le roman. Née en 1868, après quelques mises en jambes du côté de l’Inde et de Ceylan, elle se lance, de 1911 à 1925 (donc, de 43 à 57 ans), seule, dans un premier grand voyage entre une Chine en ébullition et un Tibet interdit aux étrangers. Elle séjourne deux mois à Lhassa, déguisée en mendiante locale. Retour en France, publication du Voyage d’une Parisienne à Lhassa (1927). Puis, de 1937 à 1946 (69-78 ans…), elle repart, pour les mêmes destinations. Ce qui ne l’empêche pas de mourir âgée de 101 ans, en 1969, dans sa maison de Digne, où viennent la voir tous ceux qui attribuent carrément des pouvoirs surnaturels à cette spécialiste polyglotte de la civilisation et de la spiritualité tibétaines, auteure de multiples traductions et articles.

     

    Le livre de Faye et Garcin suit simultanément et un peu capricieusement le fil de sa vie et celui de son voyage, ou plutôt de ses deux voyages, que réitèrent, en deux parties, nos deux auteurs. Voyage dans l’espace et donc aussi dans le temps, non seulement parce que le récit alterne son parcours et le leur mais parce que le Tibet, quelle que soit l’époque, apparaît comme le lieu d’un éloignement extrême et « hybride », qui « ne se rédu[it] pas à des kilomètres » : monter à ses altitudes invraisemblables, c’est certes aller au bout du monde mais c'est également y découvrir les fragments d’un passé très lointain aussi. Et ce livre savamment excentré ne cesse de confronter les images de la tradition tibétaine, qui paraissent issues de ce temps immémorial (« toits de tuiles aux rebords cornus », femmes chargées de hottes, « temples coiffés d’or ou de cuivre ») à celles de la frénétique modernité chinoise (4 x 4, complexes hôteliers, zones commerciales pharaoniques).

     

    Yétis, génies, banalité

     

    Un des thèmes récurrents du récit de Faye et Garcin est bien la destruction programmée, par l’économie toute-puissante et le tourisme de masse, de tout ce qui paraît encore détonner dans l’uniformisation générale et le culte du progrès technique. Mais il est également question d’espace, de politique (un peu), de religion (inévitablement), et, vu l’intensité de la ferveur populaire sous ces cieux, de croyances et de prodiges, que les deux écrivains rapportent en souriant mais scrupuleusement : miracles, yétis, bien sûr, génies vivant au fond des lacs, et ceux-ci sont eux-mêmes des « personnes-lacs », qui « expriment des sentiments, pouvant par exemple manifester leur colère par des tempêtes, happant tel quidam sur le rivage ».

     

    Koukou-Nor, Brahmapoutre, panchen- ou tashi-lama, le kaléidoscope des noms propres n’a rien à envier à celui des couleurs, qui éclatent à chaque page. Mais nos auteurs se gardent bien de se laisser emporter sans réserve par le pittoresque. Ils n’y cèdent qu’en s’observant. Et si le charme des évocations de temples ou de monastères est indéniable, comme celui d’une érudition jamais en défaut, on pourra goûter tout autant certains tableaux de villes anonymes, les paysages ternes que traverse le train Pékin-Lhassa, « campagnes rabougries » où « une femme joue avec sa fille dans une cour en terre envahie de parpaings », « un homme marche seul sur un chemin de terre pulvérulente bordé de baraques tristes ».

     

    D’où vient l’attrait qu’exercent ces pages qui chantent ce qu’un des deux auteurs appelle, d’une belle formule, « le bel exotisme de la banalité » ? Peut-être du fait qu’on y sent, toujours en retrait mais plus qu’ailleurs, la présence désenchantée de deux Occidentaux du temps d’après, le nôtre. Et qu’on partage leur mélancolie à parcourir des lieux qui furent autrefois ceux de la grande aventure.

     

    P. A.

     

    Illustration : sur le trajet du train de Pékin à Lhassa

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.pinterest.frC’est arrivé trois fois dans l’histoire littéraire française… En 1845, Delphine de Girardin, Théophile Gautier, Jules Sandeau et Joseph Méry s’étaient associés pour écrire La Croix de Berny. En 1926, Paul Bourget, Pierre Benoît, Henri Duvernois et Marie de Heredia (sous le pseudonyme de Gérard d’Houville), produiraient ensemble Le Roman des quatre. Entre les deux, Georges Auriol, Tristan Bernard, Georges Courteline, Jules Renard et Pierre Veber écrivirent ensemble cet X… roman impromptu, paru par épisodes en 1895 dans le Gil Blas et que le Mercure republie aujourd’hui dans sa collection « Le Temps retrouvé ».

     

    Sur les cinq auteurs, trois n’ont pas besoin d’être présentés. Pour ce qui est des deux autres, j’avouerai humblement avoir beaucoup appris de la courte et précise préface, due, de même que les notes, à Sandrine Fillipetti. J’y ai lu que Georges Auriol (de son vrai nom Jean Georges Huyot) était poète, chansonnier, peintre et graveur ; que Pierre Eugène Veber était romancier, journaliste, et beau-frère de Tristan Bernard. Tous ces gens, y compris ceux dont la postérité a mieux retenu les noms, fréquentaient plus ou moins la « bohème montmartroise », dépeinte par Courteline au chapitre XXIX.

     

    Qui fait quoi ?

     

    La division en chapitres, justement, semblait prédestiner le genre romanesque à des collaborations de cet ordre, et on peut somme toute s’étonner qu’elles n’aient pas été plus fréquentes. Nos cinq auteurs avaient tiré au sort l’ordre de leurs interventions, qu’ils ne respectèrent pas toujours. Mais, dans l’ensemble, ils s’en tinrent à la règle étendant et limitant ces interventions à un chapitre à chaque fois. Règle d’ailleurs à peu près unique, mise à part l’interdiction de faire mourir le personnage censément principal, X, dont on n’apprendra le nom ( ?) qu’à la fin.

     

    On joue évidemment sans cesse à deviner qui écrit quoi (solutions en fin de volume). Et on n’y arrive pas vraiment, même si Jules Renard est le plus sec, si Tristan Renard et Courteline veulent le plus obstinément faire rire. C’est souvent chez les deux autres qu’il faut chercher de brusques notations poétiques : « Les gaziers avec leurs perches prenaient au vol les papillons de clarté des réverbères » (Veber) ; « Au dehors, on entendait l’aigu glapissement d’un rempailleur de chaises et la mélancolique ritournelle d’une marchande de mouron » (Auriol). Cependant, l’auteur de Messieurs les Ronds-de-Cuir donne, dans une traversée hallucinée du Paris nocturne, un exemple de l’inquiétante étrangeté qui aurait pu faire de lui, s’il n’avait pas tant voulu donner dans le comique, un lointain précurseur de Kafka.

     

    Obsession sexuelle et veau froid

     

     L’entreprise dans son ensemble est d’ailleurs placée, plutôt que sous le signe de l’absurde, sous celui de la loufoquerie délibérée : apparitions et disparitions de personnages, rebondissements d’autant plus improbables que chacun a tendance à suivre sa petite idée (« Je reprends le récit au point où je l’avais laissé, faute de place »), sans trop se préoccuper de ce que font les autres (« Mes nombreuses occupations ne me permettent pas de lire X…, si bien que je n’étais pas au courant de cette fin prématurée »). En dépit de quoi les clins d’œil entre nos cinq lurons sont incessants (« Il n’y a pas un mot de vrai dans tout ça, et je déplore que Tristan Bernard se soit laissé entraîner à ce point par la fougue de son imagination »).

     

    Bien sûr, ils s’en donnent à cœur joie pour pasticher les vrais feuilletons populaires, et les phrases comme « La foule devint pâle de surprise » ou les interventions du narrateur sur le mode « On se souvient qu’à ce moment le capitaine, etc. » abondent. On est dans le burlesque, et le choc des tonalités donne souvent des résultats passablement désopilants : « Le mari, avec un violent effort sur lui-même, fit un pas vers sa femme, et, d’une voix un peu altérée : ­— Auriez-vous, lui dit-il, un peu de veau froid ? »

     

    À cela s’ajoute, pour le lecteur actuel, la saveur des détails d’époque et d’une vie urbaine disparue. L’obsession sexuelle généralisée est d’époque, elle aussi. Mais, au total, c’est une face un peu méconnue de la période 1900 qu’on découvre ici, loin de la décadence et de l’esthétique Guimard. Ce qui n’empêche qu’en arrière-plan de ces facéties où toute une société paraît chercher, parfois un peu laborieusement, l’insouciance, des grincements se font entendre qui annoncent sans équivoque les angoisses de la modernité. Décidément, drôle de fin de siècle.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.pinterest.frLes éditions Séguier, qui ont leurs bureaux à Paris dans la rue du même nom, se consacrent, disent-elles, aux arts, à « tous les arts ». Et publient des essais, des entretiens, des biographies, avec une prédilection pour les figures de la vie artistique qui, quoique « réputées secondaires », ont exercé en leur temps une influence plus déterminante qu’on ne croit. Ainsi, récemment, de Christian Bérard, dessinateur de mode, et costumier de Cocteau, Jouvet ou Roland Petit (1).

     

    « Chair de Négresses » et villas blanches

     

    Séguier se veut, de plus, « éditeur de curiosités ». C’en est une, à plus d’un titre, que ce roman italien publié en 1921, puis, pour la traduction française, en 1939 (Albin Michel), et réédité aujourd’hui. Belle édition, bien corrigée, dûment annotée, comprenant une postface d’Umberto Eco soi-même, rien de moins. Qu’est-ce qui a conduit le fameux sémioticien à s’intéresser à l’œuvre d’un curieux personnage, né en 1893, mort en 1975, et qui préféra à son nom de Dino Segre un pseudonyme qui lui fut inspiré, dit-on, par le petit-gris que portait sa mère ? Une quarantaine de volumes à son actif (romans, articles, Mémoires, maximes, j’en passe) et une célébrité assez considérable dans l’Italie de l’entre-deux-guerres. Carrière de journaliste qui se développa sous le fascisme, sans trop d’états d’âme, semble-t-il. Eco insiste sur l’apolitisme de l’écrivain mais ne peut cacher que Mussolini aimait ses romans, ni empêcher que le lecteur de Cocaïne ne tique un peu à certaines considérations sur les « Nègres » ou, incessamment, les femmes. Parfois, notre homme fait d’une pierre deux coups : « Dans cette colonie d’Européens écœurés par l’odeur de sauvage qu’exhale la chair des Négresses, le parfum nordique de Maud déchaînerait quelques appétits ».

     

    Il y a une part d’autobiographie dans ce livre qui raconte l’histoire de Tito Arnaudi, lequel a fui son pays natal par chagrin d’amour et, devenu journaliste à Paris, consacre, comme le fit, paraît-il, l’auteur lui-même, des articles à des faits divers imaginaires mais donnés pour vrais. Avec, comme on s’en doute, un franc succès. Le personnage hésite entre deux maîtresses : Kalantan, la riche et belle Arménienne, qui habite une villa « blanche comme un ossuaire et ronde comme un temple grec », et Maud, jeune danseuse italienne qu’il surnommera Cocaïne car elle lui est aussi nécessaire que la poudre blanche qu’il inhale. Si bien que, se décidant en fin de compte pour elle, il la suivra de par le monde, puis, s’en croyant abandonné, s’inoculera le bacille de la typhoïde. Curieuse façon d’en finir.

     

    « Moiteur luisante » et petit-gris

     

    Ce suicide loufoque vient clore un récit qui se meut dans le domaine de la fantaisie et de l’absurde sans perdre pour autant tout contact avec le réalisme. D’où une écriture funambulesque, qui en constitue à l’évidence le principal intérêt. On saute cependant sans trop de remords les interminables dialogues où alternent ping-pong verbal et longues considérations entretissées de mots d’esprit. Ils devaient en venir par la suite à constituer, nous apprend Eco, la manière caractéristique d’un auteur qui s’orienterait simultanément vers le catholicisme et le roman pratiquement réduit à des récits de conversations.

     

    Les paradoxes et les aphorismes, que distingue subtilement dans sa postface l’auteur de La Structure absente (ah, c’était donc pour ça !…), et dont Pitigrilli se ferait une spécialité, sonnent trop souvent à nos oreilles actuelles comme des clichés qui veulent obstinément faire rire. On s’arrête plutôt aux descriptions style Belle Époque, où pointe quelquefois l’influence de l’inévitable D’Annunzio : « Le jaune bronzé et la moiteur luisante de la chair vibraient, frémissaient dans les mouvements félins. Le corps avait des trépidations molles, alternées d’insidieuses et brèves perplexités, comme un jeune jaguar qui hésite et bondit ». On admire des tableaux étranges, d’une modernité picturale : « Dans le noir du jardin, sous la clarté lunaire, se découpait, entre les berceaux et les haies d’évonyme, la blancheur des plastrons encadrés par les fracs ». On est saisi par l’évocation, digne de Genet, des cafés de Pigalle où les cocaïnomanes achètent leur dose. Et puis on se laisse emporter par la vivacité désinvolte de la narration, par ce tourbillon de péripéties qui atteint occasionnellement à la fausse légèreté d’un monde flottant quelque part entre Lubitsch et Guitry.

     

    À tout cela, l’auteur de Cocaïne renoncera donc, hélas. Et Eco, malgré toute sa bonne volonté, finit par poser la vraie question : « Pourquoi (…) s’intéresser à Pitigrilli ? ». Le lecteur italien le fera sans doute pour tirer au clair les raisons d’une mode d’époque et d’un scandale dont il aura, s’il a l’âge requis, perçu les échos (le texte d’Umberto s’intitule : Pitigrilli, l’homme qui fit rougir ma mère). Nous autres Français et d’aujourd’hui resterons peut-être un peu sceptiques. Mais tout le monde sera d’accord sur le dernier mot de la postface : Pitigrilli fut « l’auteur, en tous les cas, d’une trouvaille géniale : son nom de plume (2) ».

     

    P. A.

     

     (1) Christian Bérard, clochard magnifique, Jean-Pierre Pastori (avril 2018)

     (2) En français dans le texte

     

    Illustration : Tamara De Lempicka, Le Turban vert (1929)

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • photo Pierre AhnneEst-ce bien ce qu’on pourrait appeler un livre de Herta Müller ?... Au tournant des années 2013-2014, l’écrivaine de langue allemande, prix Nobel 2009, accordait ce long entretien à l’éditrice autrichienne Angelika Klammer. Elle y parle bien sûr de la Roumanie de Ceausescu, dont elle donne une image effroyable et hallucinée. Elle y raconte dans le détail ses démêlés avec la police secrète, qui chercha à la recruter et, devant son refus, ne cessa de la harceler jusqu’à son départ pour l’Allemagne de l’Ouest. Si passionnant que soit le sujet, et fascinante la manière dont il est abordé ici, on ne peut se défendre d’éprouver un peu de lassitude devant les répétitions auxquelles conduit l’insistance légèrement obsessionnelle de l’interrogatrice — qui voyait sans doute là le thème le plus propre à éveiller chez le lecteur euro-occidental la satisfaction d’autant plus confortable que rétrospective d’avoir été du bon côté.

     

    « Chaque mot est un objet différent »

     

    Mais le livre aborde aussi d’autres sujets. Herta Müller y revient sur son enfance dans le Banat, au sein de la minorité souabe dont elle est issue. Et certaines pages sur la solitude, sur les plantes, que la petite vachère « grignot[ait] » dans l’espoir de se « rapprocher » d’elles et ainsi de « trouver une place » dans le paysage hostile, égalent les plus beaux passages de Dépressions (voir ici). Il est question aussi de l’arrivée à l’Ouest, du travail avec le poète Oskar Pastior, qui devait conduire à l’écriture de La Bascule du souffle. Des collages, faits d’images et de mots découpés dans des magazines, qui constituent l’autre activité de l’écrivaine. Laquelle décrit sa fascination pour « l’individualité des mots », lesquels, « une fois découpés (…) sont disparates » ; « chaque mot », dit-elle, « est un objet différent, peut-être même un individu ».

     

    Le collage, autre forme d’écriture, donc. Et d’écriture, il est bien sûr beaucoup question aussi. L’expérience vécue par Herta Müller ne l’a pas conduite à voir en elle une manière de témoignage, pas plus qu’une autre forme d’histoire ou de sociologie. Quand elle parle du « regard étranger » qu’on lui prête en l’attribuant à son passage de Roumanie en Allemagne, c’est pour en faire « une chose intérieure, qui n’a rien à voir avec le changement de pays ». Simplement, « à force de regarder trop au fond des choses, on ne s’en remet pas ».

     

    « Les phrases savent comment ça marche, la vie »

     

    Cette conception de l’écriture comme intériorité est au cœur de l’exigence radicale qui s’exprime souvent dans ces pages. Pour l’auteure de L’homme est un grand faisan sur terre, la littérature est un travail de mise au jour (« Quand j’écris, le vécu m’observe une nouvelle fois, et il me jette un autre regard ») et ce travail se confond avec un usage des mots (« Ils me montrent des choses qu’autrement je n’aurais pas vues »). Écrire, c’est donc faire apparaître, dans une lueur fantomatique, l’essentiel, qui se dérobe à l’expression courante. Comme les plantes dans la vallée de l’enfance, les phrases « savent comment ça marche, la vie ». Des phrases que Herta Müller envisage dans leur matérialité la plus stricte : « On trouve des mots en vertu du rythme et de leur sonorité et, d’une façon inattendue, ils vont se préciser et dire ce que j’ignorais, pour que je le découvre ».

     

    Pour dire justement tout cela, elle trouve de ces formules éblouissantes auxquelles ses autres ouvrages nous ont habitués. Car elle a beau affirmer « Je ne peux pas parler comme j’écris », des images d’une précision hallucinatoire lui viennent sans arrêt à la bouche. Ainsi, dans les jours qui suivent le suicide d’une camarade au foyer d’étudiants : « J’avais l’impression que personne n’avait plus les pieds sur terre, ni aucune assise », raconte-t-elle. Puis elle enchaîne : « En marchant, on s’enfonçait le pied dans le front. Notre visage était nu-pieds ».

     

    Oui, c’est bien un livre de Herta Müller.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire