• photo Pierre AhnneIl faudrait d’abord parler du titre. De cette expression qui, par l’ellipse sur laquelle elle paraît se fonder, par l’antéposition et l’emploi adverbial de l’adjectif, imite l’allure bondissante de celle qu’on imagine, comme dit le fabuliste, « ainsi troussée »… Jolie trouvaille, cette locution primesautière pour un livre qui ne l’est pas, mais refuse de l’être avec autant d’insolence que son titre en suggère.

     

    Le thème en est classique et abondamment exploré. C’est l’été. On est dans un petit bourg avec une rivière. Félix, quatorze ans, a été mis en apprentissage chez le cantonnier : « On ne savait trop quoi faire de ce corps maladroit d’adolescent ». De deux ans plus âgée, la fille du patron, Gil, ne va plus à l’école. Elle fait à manger pour tout le monde, travaille à la supérette et se donne à des hommes. « Jeunes, vieux, hommes mariés, moustachus, barbus, poilus. Ça étourdissait Félix. Ça lui faisait un drôle d’effet d’imaginer tout ce qui entrait dans le corps de Gil ».

     

    « Quelqu’un viendra le chercher »

     

    Roman d’adolescence, éducation sentimentale sur fond de province française ?... Gil finira par « mettre la main sur ce prétendu apprenti » et nous verrons bien, en fin de compte, « un jeune garçon deven[ir] un homme ». Mais si Marie Gauthier se glisse sans rechigner dans le cadre qu’une tradition bien établie lui propose, c’est pour le vider de tout ce qu’on s’attendrait à le voir contenir : portrait sociologique du fameux monde rural, qu’on dit aussi périphérique, tableau psychologique d’un âge indécis, surprises de l’amour, atermoiements, péripéties, etc. S’il y a une progression, elle est d’une nonchalance qui frôle l’invisibilité. Même la fin tragique est presque escamotée, et le sexe, omniprésent, n’est jamais là que de manière oblique. Bref, rien n’est à la place prévue. Heureusement.

     

    Félix, nous dit-on, a « toujours su imiter les adultes, faire ce qu’on attendait de lui ». « Si on l’[a] déposé là, quelqu’un viendra le chercher », songe-t-il. Quant à Gil, elle « ne dit jamais non » à ceux qui sont « là pour la prendre ». Les personnages acceptent avec indifférence le rôle qu’on leur offre, pour vivre en le jouant un peu autre chose que ce qu’il annonçait. Ils font, en somme, un peu comme la narratrice elle-même, qui s’installe dans leur histoire pour nous parler de ce qui devrait n’en constituer que les marges — et qui est, pourtant, l’essentiel.

     

    « Son corps insolite… »

     

    C’est-à-dire ? L’atmosphère, bien sûr, « la fraîcheur de la cuisine », « la salle de bain où le soleil étourdissant n’entr[e] pas » ; les moments creux où « rien ne boug[e] » et où on « respir[e] l’odeur de l’été ». Mais, avant tout, la densité et la proximité des corps. « Corps (…) compact d’adolescent malhabile » pour Félix, corps gracile et perpétuellement en mouvement de Gil, « vive, légère, alerte (…), comme un courant d’air dans la maison », le vrai sujet du livre de Marie Gauthier, c’est la juxtaposition de ces deux corps contradictoires. Avec une élégance faussement détachée et une obstination sourdement hypnotique, elle mime le ballet auquel ils se livrent, et l’attraction qu’exerce Gil, avec « son corps insolite de fille », sur l’être inachevé qu’est encore Félix.

     

    Car c’est son point de vue qui est privilégié, avec les rêveries que lui inspire celle qu’il « imagin[e] sous ses vêtements tandis qu’elle met de l’eau à bouillir pour les pâtes ». L’unique nuit qu’ils finiront par passer ensemble (« Ce n’était pas une victoire, mais une immense chance ») n’en épuisera pas le mystère. Félix éprouvera le besoin de revenir « sur les lieux où il [a] connu un travail fatigant, des soirées les fenêtres ouvertes et une nuit magique ». Il va, nous dit la narratrice, avec un peu trop d’insistance (après tout, c’est un premier roman), « tenter de mettre des mots sur tout ça ». Car « il [est] peut-être venu ici pour ça, attendre une fille, avoir peur qu’elle ne revienne pas et s’ouvrir au pouvoir des mots ». L’initiation d’un écrivain ?

     

    P. A.

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  • fr.wikipedia.orgOn a peine à imaginer titre plus simple et plus efficace — le traducteur, dont il faut par ailleurs louer le travail remarquable, a été bien inspiré de le conserver. West : ce mot en coup de vent semble ouvrir directement sur les horizons qu’il évoque, et que les rêves de nos enfances, au sortir des cinémas de quartier d’antan, ont parés de tous les prestiges.

     

    Songes et mystères

     

    Des rêves, ici, il y en a beaucoup. Cyrus Bellman, dans sa ferme de Pennsylvanie, veille sur sa fille Bess (11 ans) et élève des mules, sans se consoler de la mort de sa femme. Mais voilà qu’un journal local annonce la découverte d’ossements semblant avoir appartenu à des animaux d’une taille prodigieuse. Peut-être vivent-ils encore, au fond des vastes espaces inexplorés qui, dans cette Amérique du début du XIXe siècle, s’étendent au-delà du Mississippi ? « Les bêtes colossales flottaient dans son esprit, semblables à ces nuages aux formes évocatrices qu’il apercevait (…) lorsqu’il levait la tête vers le ciel ». Laissant Bess à la garde peu vigilante de sa tante Julie et, bientôt, à la merci du concupiscent voisin Elmer, Bellman se lance dans un voyage exploratoire de trois ans, avec pour seul compagnon un jeune Indien répondant à l’étrange nom de Vieille Femme de Loin.

     

    À chacun ses songes. Bess imagine l’odyssée paternelle ; Julie rêve de se faire épouser ; Elmer rêve au corps de Bess (« Elle lui évoque le lait, ou la crème, qui repose dans l’étable, froide et soyeuse quand on y enfonce le doigt, mais d’une chaleur douce au-dedans »). Bellman, bien sûr, songe à ses animaux géants, qu’il ne trouve pas, et pour cause. Mais, bientôt, il en vient à se demander s’il est possible qu’à travers ces bêtes fantastiques et fantasmées « une porte s’ouvre soudain sur le mystère du monde »…

     

    Fleuves et prairies

     

    Mystère d’autant plus palpable que le monde est ici immense et peu connu. Le grand thème de ce premier roman d’une écrivaine britannique, c’est l’espace. L’espace surdimensionné d’une Amérique en comparaison de laquelle « les ruelles étroites et les collines » de l’Angleterre semblent « minuscules » à celui qui l’a quittée pour émigrer. Les déplacements, même dans les régions plus ou moins habitées, exigent des semaines, en s’orientant à la boussole et en prenant pour point de repère des montagnes. La nature sauvage est partout, magnifiquement dépeinte, « ruban gris pâle du fleuve », « drap étincelant de la prairie, déployé jusqu’à l’horizon, ondulant et soyeux » ; « satin bleu meurtri du ciel ».

     

    Mais l’espace, c’est aussi l’espace du récit, et Carys Davies, pour faire appréhender au lecteur les distances démesurées qu’elle évoque, invente un dispositif d’une merveilleuse simplicité. Tout y est affaire de juxtaposition : au temps immobile ou purement répétitif de Bellman et de son incessante errance répond, dans une alternance régulière, la sédentarité de Bess, pour qui le temps, au contraire, ne cesse de fuir, la rapprochant du point crucial où elle deviendra une proie pour Elmer ; aux rêves, aux frayeurs et aux étonnements de l’Occidental répondent les perplexités et la prudence de l’Indien, qui garde la mémoire du massacre et de l’exil des siens. Pas de communication possible entre eux, mais pas non plus totale absence d’empathie.

     

    Humour et tragique

     

    Empruntant alternativement ces trois pistes, on se laisse porter par ce récit qui ne progresse qu’imperceptiblement, selon le rythme même des voyages dont il parle, au sein d’un univers à peu près infini… Avant qu’une foudroyante accélération finale voie les trois parcours se rejoindre, pour une montée dramatique dont on se gardera bien de révéler les enjeux.

     

    Disons seulement qu’une des morales de cette histoire, qui suggère toutes les allégories et les évite, est qu’une lettre (ou un récit ?) finit toujours par atteindre son destinataire. Les missives « bourrées de fautes d’orthographe » et agrémentées de croquis que l’explorateur destinait à sa fille lui arriveront, dans un dénouement qui porte à leur sommet l’humour noir et la grandeur tragique dont ce beau roman simple et subtil est tout empreint.

     

    P. A.

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  • www.patrimoine-histoire.frJe m’en suis déjà expliqué (voir ici) : je n’aime pas beaucoup les séries. Surtout quand ce produit télévisuel essaye de s’imposer en littérature. Et je ne suis pas non plus un grand amateur de polars, ce genre qui fascine tant nos contemporains que beaucoup d’entre eux ne lisent que cela. Mais la question n’est pas ici celle de mes goûts. La question, c’est : pourquoi Gilles Sebhan, qui a longtemps pratiqué l’autofiction et joué avec la biographie, s’est-il entiché du roman policier au point de présenter son deuxième livre dans la collection « Rouergue noir » comme le nouvel épisode de la série Le Royaume des insensés ?

     

    Pourquoi le policier, j’ai déjà essayé, à propos de Cirque mort, il y a tout juste un an, de proposer une explication : tous les livres de notre auteur sont, peu ou prou, des quêtes et des enquêtes. Mais la série ? En y réfléchissant… Le motif de la paternité, central dans La Dette (Gallimard, 2006), revenait dans Fête des pères (Denoël, 2009), puis ressurgissait encore dans Salamandre (Le Dilettante, 2014). Après Tony Duvert, l’enfant silencieux (Denoël, 2010), Sebhan éprouvait le besoin d’effectuer un Retour à Duvert (Le Dilettante, 2015)… Qu’est-ce, cette fois, qu’il n’a pas dit ? Qu’y a-t-il, toujours, qu’il n’a jamais complètement dit, et à quoi il lui faut, inlassablement, revenir ?

     

    Barrie avec Sade

     

    Quoi qu’il en soit, on les retrouve. On retrouve le lieutenant de police Dapper, le bien-nommé, qui a libéré lui-même, à coups de pistolet, son fils enlevé et séquestré par des mabouls. Il devrait essayer de renouer avec l’enfant et de sauver son mariage, mais il s’occupe plutôt de chercher ses propres origines d’ancien enfant abandonné. Il y a aussi Anna, sa femme. Elle devrait être toute à la joie de retrouver son fils, mais pense surtout à ses amours avec Hélène, l’institutrice. Il y a ce fils, Théo, le prétendu traumatisé. Sauf que le traumatisme est ici une mue, et que, en fait de séquestration, « l’enfant [a] été emmené loin de sa tribu pour accomplir sa transformation ». Une transformation qui va se poursuivre, sous l’égide des « petits insensés » peuplant le « centre thérapeutique » tenu par le docteur Tristan, avatar sulfureux et un brin délirant de Gaëtan Clérambault.

     

    On retrouve aussi, et surtout, la petite ville, ses rues, ses cafés sortis intacts des années 1960, ses environs — la mer, peu éloignée, et une « forêt » maléfique, lieu de tous les excès nocturnes. Si ce pays imaginaire, Barrie revu par Sade, joue un rôle essentiel, c’est que les lieux ici sont plus que des endroits. Ils parlent, non seulement parce que « la disposition » des corps dans l’espace « constitu[e] déjà un langage », mais aussi parce que « les lieux [ont] sans doute une mémoire », qui s’exprime à travers « les vibrations de l’air ».

     

    Une histoire de pères

     

    Aussi les personnages ne cessent-ils de déambuler, comme prisonniers d’un labyrinthe, lequel est peut-être un mauvais rêve. Comme on est dans un polar, il y a une femme enlevée et, à son tour, séquestrée. Comme on est dans un livre de Gilles Sebhan, il y a un journaliste, chargé lui aussi d’une enquête, et qui préférerait publier ses poèmes — double caricatural quoique probable de l’auteur…

     

    Mais, au fond, qu’est-ce que ça raconte ? L’enquête en question, qui lèvera le voile sur la naissance de Dapper ? L’enquête de Dapper sur lui-même, nouvel Œdipe que « tout [a] fini par ramener vers l’origine » ? Ou les amours d’Anna ? L’entrée fracassante et sanglante de Théo dans l’âge viril ?... Le narrateur, de temps en temps, se rappelle qu’il écrit un roman policier. Alors, il revient à sa femme enfermée, sort les flingues de leurs étuis, orchestre un déchaînement de violence terminal. Cependant, est-ce vraiment ça qui l’intéresse ? Au-delà de la glauquitude obligatoire et des figures obligées, Gilles Sebhan ne cesse de nous ramener à ses vraies préoccupations : à l’enfance, certes ; à la folie, aux marges de la raison et de la société, à toutes les limites, bien entendu ; mais, avant tout, à ce qui apparaît ici décidément comme son grand thème, la filiation. Dans ce livre où l’arbre de Jessé est une image récurrente (et qui devait, si je suis bien informé, porter ce titre, remplacé finalement par le beau titre actuel, médiéval et moins direct), la figure du père, bon ou mauvais, est omniprésente. Chacun, ici, cherche le sien. Et comme, chez Sebhan, on naît des pères, chacun désire et redoute d’approcher le mystère d’une origine toujours refusée, toujours ratée. Tout le reste n’est qu’un prétexte au long lamento poétique et obsédant sur cette origine impossible, lequel se poursuit de livre en livre, et revient affleurer à tout moment.

     

    Trouvera-t-il à s’incarner dans une troisième saison (je crois que c’est comme ça qu’on dit) ? Que fera Gilles Sebhan, la prochaine fois, du genre qu’il tient à s’approprier ? Ce livre-ci finit par un testament dont on ne connaît pas le contenu, et par des fleurs envoyées à une femme dont on ignore ce qu’elle va en dire… Soyons donc sans inquiétude : dans un an, au plus, nous aurons sûrement des réponses à toutes nos questions.

     

    P. A.

     

    Illustration : vitrail de la cathédrale d’Amiens, XIIIe siècle

     

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  • www.httpsilartetaitconte.comEst-ce une suite ? Le mot a été écarté sur le bandeau, lequel se contente de rappeler que l’auteure de ces Sœurs aux yeux bleus est celle qui publia, en 2016, La Gouvernante suédoise (Arléa). Mais gageons que la question sera posée à Marie Sizun, lors de la soirée qui sera consacrée à son livre, le 16 janvier prochain, à la mairie du 6e arrondissement, ou lors de celle qui devrait suivre, au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, ou encore dans ces innombrables salons du livre qu’elle affectionne et dont elle ne manque pas un. Comme lui sera posée, à nouveau, la question de sa manière de travailler, pour ces livres consacrés à l’histoire de sa famille ; du rôle qu’y jouent photos, lettres, vieux journaux intimes, de la part qu’y prend l’imagination de la romancière.

     

    Saga

     

    Une suite ?... On peut sans difficultés lire Les Sœurs aux yeux bleus même si l’on n’a pas lu La Gouvernante suédoise, Marie Sizun n’ayant pas manqué de glisser habilement, dans ce second récit, les rappels nécessaires. Mais on retrouve bien la famille Sézeneau où on l’avait laissée : devant la tombe de la mère suédoise, Hulda, morte quasiment de chagrin après avoir appris la liaison de son mari français, Léonard, avec Livia, la gouvernante. On suivra ledit Léonard (arrière-grand-père de l’auteure) à Saint-Pétersbourg, où il emmène ses trois filles. Ce sont elles, les sœurs aux yeux bleus. Elles regagneront la France, pour s’installer dans un village de Vendée où elles s’ennuieront beaucoup. L’une d’elles va mourir, les deux autres partir pour Paris, où l’une sera mère d’une jeune femme un peu folle, laquelle, surprenante arabesque, rencontrera et épousera, non sans mal, le fils de celui que son propre grand-père a eu, sans le savoir, de la gouvernante (vous suivez ?). Pour ce qui en adviendra, voir les premiers romans de Marie Sizun, Le Père de la petite (2005), La Femme de l’Allemand (2007), tous deux chez Arléa.

     

    On pense, en lisant cette longue saga, à bien des choses. Au roman russe pour la première partie (Saint-Pétersbourg), à divers romans anglo-saxons, dont le chef-d’œuvre de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March, pour l’ensemble. Même si l’on n’éprouve pas toujours avec la même intensité la passion de la narratrice pour ses héroïnes, Marie Sizun ne nous perd jamais complètement, et elle sait toujours nous reprendre, au fil de cette histoire où il arrive à la fois beaucoup d’événements et presque rien, et dont elle organise soigneusement le moindre rebondissement, s’amusant parfois à des phrases de roman-feuilleton (« C’est alors que se produisit un événement extraordinaire »).

     

    Jeunes filles d’autrefois

     

    Un roman, comme l’indique la page de titre ? Pas tout à fait. Une chronique ? Pas seulement. Car si, contrairement à ce qui se passait dans le livre précédent, la narratrice reste ici constamment à l’arrière-plan, on sent en permanence le travail qu’elle accomplit pour entrer dans le point de vue de ses héroïnes, tour à tour. Avec le souci de comprendre, à travers le filtre des années, chacune d’elles, et les amenant alternativement au premier plan tandis que les autres leur cèdent la place sans pour autant disparaître de scène, dans un élégant et mélancolique ballet. C’est par ce travail d’identification (le mot d’empathie me fatigue), plutôt que par un pittoresque heureusement stylisé, que l’Histoire est présente dans un récit qui va de 1877 à 1939. Car Marie Sizun s’interdit de prêter à ses jeunes filles d’autrefois des sentiments et des réactions qui seraient d’aujourd’hui. Et, avec le féminisme tranquille qui est le sien, elle nous fait partager sans manichéisme leur résignation, comme aussi leurs débuts de révolte, leur prise de conscience, en tout cas, du sort réservé aux femmes de leur temps, « ignorantes et condamnées à dépendre d’un père ou d’un mari », « tandis que, pour les hommes, pour les garçons, le destin est tout autre ».

     

    « Un bleu si clair… »

     

    Elles nous deviennent, peu à peu, étrangement familières, ces filles et ces femmes que Marie Sizun tire pour nous de l’abîme du temps. Nous les contemplons sur les vieilles photos, qu’elle décrit avec une attention sagace. Nous les voyons dans la clarté qui baigne les tableaux qu’elle brosse. Peu d’odeurs ou de perceptions tactiles, dans ce livre où dominent la vue, les couleurs, le goût de l’auteure pour la lumière. « Un tel bleu, si clair, si lumineux… », bien sûr, et c’est pourtant le blanc qui l’emporte ici, la neige de Saint-Pétersbourg, le « ciel presque blanc » de la campagne vendéenne, les « robes blanches sous [les] ombrelles » des journées passées à la plage. Curieuse romancière, au fond, Marie Sizun : elle n’aime rien tant, on le sent, que parler du bonheur ; cependant quelque chose la ramène toujours dans des régions et des tonalités plus sombres. Dans la deuxième partie, elle évoque l’hiver au fin fond du pays de Retz, vers 1890 : l’ennui, les vagues, le vent, les jours qui ne passent pas — et ses héroïnes adolescentes, avec « leur tristesse, leur éperdu besoin d’ailleurs ». C’est là, peut-être, qu’elle donne toute sa mesure. Et que sa petite musique, en apparence si simple, et en fait si particulière, sait le mieux nous navrer, et nous ravir.

     

    P. A.

     

    Illustration : Joaquin Sorolla, Promenade au bord de la mer, 1909

     

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  • photo Pierre AhnneLa France, c’est connu, entretient un rapport problématique avec ses provinces. On le voit bien au sort contrasté que la renommée littéraire leur réserve : laissons de côté l’invraisemblable fortune connue dans ce domaine par la Provence ; mais la Bretagne a bien des chantres ; les Landes ont Mauriac, le Quercy Bergounioux ; alors que d’autres zones semblent constituer d’étranges trous noirs. Malgré Erckmann-Chatrian, injustement cantonnés au folklore, l’Alsace est un tel trou : aucun écrivain qui soit reconnu sur le plan national comme le chantre officiel de la province longtemps perdue. Celle-ci possède pourtant des atouts susceptibles de constituer autant de thèmes porteurs : géographie spectaculaire, entre montagne et fleuve mythique ; histoire unique, faite d’éternelle hésitation entre deux pays, deux cultures, deux langues. C’est sans doute là le nœud d’un malentendu qui est peut-être réciproque. La singularité alsacienne repose dans son ambiguïté, et le sentiment partagé par tous, y compris par les Alsaciens eux-mêmes, que leur région est le lieu d’une contradiction incompréhensible vue de l’extérieur.

     

    « Elle dit nàààn ! »

     

    Qui dira le malheur d’être alsacien ? Malheur particulièrement grand pour les hommes d’une génération — celle de la Seconde Guerre mondiale. Pierre Kretz en fait le sujet d’un roman au titre mélancolique. Aurait-il pu paraître chez un autre éditeur que Le Verger, qui a son siège social dans la charmante cité de Barr (Bas-Rhin) ? Aura-t-il le succès qu’il mérite, ailleurs que dans une aire géographique allant des Vosges à l’extrémité du Bade-Wurtemberg (car l’auteur est régulièrement traduit, dans une Allemagne moins centralisée que son pays natal) ? Les réponses à ces questions nous diraient si le rapport de la France à son Nord-Est extrême a des chances d’évoluer. Je ne vous le cacherai pas : j’ai des doutes.

     

    Le livre n’a cependant rien d’un roman régional. Certes, il parcourt l’histoire de la région des années 1930 à la fin du XXe siècle, y compris ses épisodes les moins connus ailleurs : l’éphémère pouvoir des conseils ouvriers, quand, en 1918, le drapeau rouge flottait sur la cathédrale de Strasbourg ; l’évacuation de toute la bande frontalière en 1939 ; le tragique destin des « malgré-nous », enrôlés de force dans l’armée nazie. Et le spécialiste de l’Alsace (voir ici l'entretien qu’il a accordé à ce blog) dépeint aussi les rapports complexes entre territoires, à l’intérieur d’une région pourtant peu étendue ; les subtilités de la question religieuse (un Schmitt est nécessairement catholique, un Schmidt, inévitablement, protestant) ; la relation singulière à la langue et aux langues, dans ce pays de dialecte germanique où un habitant du Sundgau (près de la frontière suisse) aura du mal à comprendre un Strasbourgeois (« Pour dire non, elle ne dit pas naï comme nous, elle dit nàààn ! Je trouve ça tellement drôle ! »).

     

    « Si le clou lâchait… »

     

    Mais ce n’est pas un hasard si on croise ici, fugitivement, deux écrivains, et, du reste, pas n’importe lesquels : Döblin, allemand, juif et de gauche, Céline, français, antisémite, pro-nazi — tous deux comptant parmi les plus grands romanciers de leur siècle. Ce clin d’œil dit où sont les vraies intentions de Pierre Kretz : si son livre échappe à tout provincialisme, c’est qu’il est, avant tout, une œuvre littéraire.

     

    En témoigne d’abord sa construction habile. Apparemment, on suit, dans l’ordre chronologique, la vie d’Ernest Schmitt (notez les deux t), fils de petits paysans du Sundgau (voir plus haut) : ses études au collège épiscopal, qui l’arrachent à la vie du village et lui permettent de devenir (comme le fut l’auteur lui-même) avocat ; son riche mariage avec la fille de son confrère maître Schmidt (j’ai bien dit dt) ; son enrôlement dans la Wehrmacht, et le passage par le front russe qui fera de lui un homme brisé ; sa disparition soudaine, un beau jour de 1956. Car Schmitt finit par se dérober lui-même, pour répondre au vol de sa vie. Tous, ici, à commencer par l’emblématique Schnurtzi, le sanglier empaillé qui trône au-dessus du bureau de maître Schmidt et prend quelquefois la parole (« J’ai souvent pensé que, si le clou auquel je suis accroché lâchait, je tomberais sur la tête de mon meurtrier, ce qui serait une belle vengeance »), ont été privés de leur destin : par leurs familles ; par les convention sociales et sexuelles, qui ont poussé au mariage celui qui aurait sans doute incliné à d’autres amours ; enfin et surtout, par l’Histoire. « Nous avions (…) le sentiment que nos existences avaient été brisées », dit une des narratrices. « Comme si on nous avait empêchés de les vivre. Comme si une puissance mystérieuse et malfaisante les avait dérobées dès le berceau ».

     

    On tourne autour du vide laissé par ce vol. Qui auraient-ils pu être ? Qui est-il vraiment, cet Ernest Schmitt, qui nous reste toujours extérieur, quand tous les autres personnages s’expriment alternativement dans des chapitres-monologues ? À la structure linéaire se noue une construction par cercles emboîtés, grâce à laquelle on glisse insensiblement de la tragi-comédie villageoise, avec problèmes de voisinage et détestations ancestrales, à la grande histoire et à sa tragédie tout court. Car plusieurs lignes mélodiques se croisent et se superposent parfois dans ce récit discrètement polyphonique : l’humour et l’ironie, le lyrisme retenu, une basse continue très sombre. Si l’ensemble reste pourtant étonnamment homogène, c’est que Pierre Kretz y a encore affiné le ton singulier qui est le sien depuis son premier récit, Quand j’étais petit, j’étais catholique (La Nuée-Bleue, 2005) : un subtil mélange de détachement apparent, de tendresse ambivalente et de fausse limpidité.

     

    Bref, vous l’aurez compris, l’Alsace a ses auteurs. La France qu’on appelle, là-bas, de l’intérieur aurait intérêt à le savoir.

     

    P. A.

     

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