• photo Pierre Ahnne« Le mot et le reste » est une maison marseillaise, qui publie des choses diverses, avec deux centres d’intérêt plus apparents : la musique (plutôt populaire et anglo-saxonne) et la nature comme thème littéraire (Thoreau figure au catalogue). C’est la seconde de ces deux préoccupations qu’illustre le petit livre de Jean-Luc Muscat. Cet ancien garde forestier (avant bien d’autres métiers) est parti un 8 juin de chez lui, près de Figeac, à pied, pour une longue randonnée en forme de boucle, entre Lot et Célé, rivières et causses, avec retour le 14 juin.

     

    7 chapitres, un par jour, pour nous raconter son aventure pédestre, dans l’ordre chronologique et géographique. Rien de plus simple. Et cette simplicité est la première vertu d’un ouvrage plein de charme.

     

    Réflexions parasites

     

    Cela dit, évidemment, la marche à pied, c’est dur. Il faut surmonter ou contourner bien des obstacles. Ici, ce sont, pour le lecteur, les commentaires incessants et les réflexions générales, où l’auteur ne manque jamais de s’engouffrer comme dans autant de portes pourtant largement ouvertes : « Il y a tant de gens seuls dans notre société moderne » ; « L’homme, dont les racines sont indéniablement ancrées dans la terre, comme le sont celles des arbres… » ; « Dans notre société » (encore elle) « vampirisée par la finance génératrice de profits éhontés, seuls les nantis… ». Etc.

     

    Et puis, ce genre de textes, ça supporte mal la négligence stylistique. Or, on bute à tout bout de champ sur les « C’est d’une autre nourriture dont je me suis contenté » et autres « De ce mollusque, j’en ai fait ma bannière ». Quant à l’usage de la virgule, c’est simple : notre homme en ignore tout.

     

    Ascèse du regard

     

    Mais, bon, il faut faire comme lui : « plisser les yeux », pour ne plus se laisser aveugler par les détails du paysage, et le voir comme « un tableau impressionniste composé de différentes couleurs, [ou] un autre, cubiste, avec ses trais droits, courbes, obliques »… Ce n’est pas le tout-autre de la nature qu’il s’agit ici d’affronter ; ce que cherche à retrouver Jean-Luc Muscat, c’est une manière pour l’homme de la voir et de s’y tenir. Et le voilà qui s’interroge sur le rapport unissant à son environnement le chasseur préhistorique ; qui reconnaît, dans tel panorama, « la représentation parfaite du paysage bucolique façonné par le génie humain d’avant le remembrement » ; qui croit, sur un causse du Quercy, « foul[er] les ruines de Carthage » ; ou qui voit un coin du Limargue « se superposer aux souvenirs que nous nous sommes fabriqués à travers (…) les illustrations de nos premières lectures ».

     

    Tout cela suppose bien un art du regard : découpage de l’espace en cercles imbriqués ; pratique raisonnée de la lenteur, par celui qui se réclame de l’ « escargotisme » ; oubli méthodique des routes et des villes. Elles ne sont pourtant jamais loin. Pour leur échapper, Muscat fait le choix du tout-proche : le voisinage, et, dans le voisinage, le bout du champ ou le coin du bois ; les rencontres minuscules qu’on y fait (insectes, lapin, chien ou chêne) ; les paysages sans esbroufe, « simples champs bordés de haies vives », rivières aux « eaux calmes et brunes ». Chaque fois qu’il se livre sans restriction à ce subtil exercice de modestie, son livre retrouve, sous la scorie des discours, sa vraie nature.

     

    P. A.

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  • www.inesguide.frIl y a un peu plus d’un an, le Mercure republiait X..., roman impromptu, pour lequel Georges Auriol, Tristan Bernard, Georges Courteline, Jules Renard et Pierre Veber avaient conjugué leurs efforts. Le même éditeur, toujours dans sa collection « Le Temps retrouvé », ressuscite aujourd’hui la tentative qui, cinquante ans plus tôt, avait donné l’exemple aux cinq auteurs de la Belle Époque. 1845 : la presse à gros tirages, en plein essor, cherche de nouveaux abonnés ; les directeurs de journaux, tels Émile de Girardin, patron de La Presse, comptent sur le roman-feuilleton pour en attirer. Et pourquoi ne pas ajouter, aux mystères de l’intrigue, l’incertitude quant à l’identité de plusieurs auteurs, dont on ne découvrirait « qu’après l’achèvement de ce curieux ouvrage » quelle part ils y auraient prise ?

     

    Ils sont quatre : Delphine de Girardin, femme de lettres et femme d’Émile ; Théophile Gautier, que tout le monde connaît ; Jules Sandeau, moins connu ; Joseph Méry, plus connu du tout. X… se fondera sur la classique division du roman en chapitres. Cet ouvrage-ci utilise la tradition du roman épistolaire. Tout ce qu’on saura au départ, c’est que chaque auteur a son rôle, celui d’un des quatre héros qui échangent ici des lettres, telles qu’on s’en envoyait au temps des lettres (mais plus longues). Solutions en fin de volume.

     

    « On n’oserait pas mettre ça dans un roman »

     

    Comment ont-ils travaillé ? Cette fois, la préface, toujours de Sandrine Fillipetti, ne nous apprend pas grand-chose, non plus que les notes, qui nous rappellent gravement, par exemple, que Le Misanthrope est une comédie de Molière — et attribuent l’invention du personnage de Polyphème au Tasse, ce qui est curieux. Mais on dispose de ce que disait l’annonce parue dans La Presse : « Les événements se dérouleront sans combinaison préméditée » ; le steeple-chase, c’est la course d’obstacles, et la Croix de Berny, près de Paris, l’endroit où cette course, en 1845, se court ; les quatre écrivains sont donc priés de disposer, à tour de rôle, devant leurs confrères, « des situations, des incidents, des difficultés que chacun à son tour devra franchir dans un élan de rivalité amicale ».

     

    Ils le font. Non sans s’adresser en passant, ainsi qu’au lecteur, de nombreux clins d’œil ­— « Vous auriez tort de vouloir forcer la main au hasard » ; « On n’oserait pas mettre ça dans un roman ». Non, mais dans un roman-feuilleton ?... Irène de Châteaudun, noble, ruinée, puis redevenue riche, est aimée de Roger de Monbert. Cependant, pas sûre de l’aimer, elle cherche à se convaincre en le mettant à l’épreuve. Elle disparaît donc en province, où elle reprend l’identité de Louise Guérin, qu’elle avait adoptée du temps qu’elle était pauvre. Là, le poète Edgar de Meilhan (un des meilleurs amis de Roger, le monde est petit) tombe amoureux d’elle. Mais elle reconnaît en Raymond de Villiers (un autre ami) son idéal et son âme-sœur. Vous voyez un peu le sac de nœuds.

     

    « Le susurrement perfide de l’esprit du mal »

     

    Que des particules, dans tout ça. Le légitimisme propre au romantisme des origines, et un solide mépris du peuple et des « bourgeois ». Les stéréotypes misogynes sont, eux aussi, garantis d’époque, même si s’y mêle parfois un soupçon de second degré : « Depuis Ève, tout ce qui est noble, loyal et franc répugne (…) aux femmes ; (…) et elles préféreront toujours, à la voix de l’homme d’honneur, le susurrement perfide de l’esprit du mal, qui avance son visage fardé entre les feuillages et se roule en orbes squameux autour de l’arbre fatal ». C’est de Gautier, qui remporte de loin la palme en la matière. Mais Delphine de Girardin, dont les lettres sont incontestablement les plus subtiles, sait assez bien le remettre à sa place.

     

    On avance très lentement dans cette sombre histoire, tirage à la ligne oblige, auquel les quatre auteurs se plient avec un enthousiasme ostentatoire, se lançant pour un oui ou pour un non dans des descriptions interminables. On s’en amuse avec eux, d’autant plus volontiers qu’ils prennent soin de disposer, au début des paragraphes, les jalons permettant au lecteur impatient de passer plus vite : « Une description bien entendue de grisette doit commencer par le pied… » ; « Quant à sa robe… » ; « Ah ! diable, j’allais oublier les gants » ; etc.

     

    « Éminemment romantique »

     

    On l’aura compris : pendant presque tout le roman, on est dans un monde de comédie. Et un autre de ses intérêts est de nous renseigner sur ce qui faisait rire en 1845. On suit avec une résignation distraite les conversations et les narrations prétendument spirituelles, mais il y a autre chose : « Cet inconnu portait au front l’auréole de l’idéal rêvé » ; « J’étais accoudé au balcon, (…) regardant l’océan, dont la poitrine se soulevait et s’abaissait, avec ce sentiment de tristesse infinie que le cœur le plus ferme… » Faut-il vraiment prendre tout cela au sérieux ? Non, et Gautier lui-même nous le confirme, qui termine ainsi une de ses descriptions : « Ce site éminemment romantique doit convenir à votre mélancolie ». Le romantisme, ici, se parodie lui-même ; le futur auteur d’Émaux et camées penche déjà vers « l’art pour l’art ».

     

    Et en même temps… Le même Gautier conclut, dans la dernière lettre : « Je t’aimais plus que le condamné n’aime la vie sur la dernière marche de l’échafaud, que Satan n’aime le ciel du fond de son enfer ! ». Est-ce le même ton ? Pas vraiment. Dans un brusque cataclysme final, le « roman steeple-chase » bascule du rire dans le tragique, comme une comédie de Musset. Et ce mélange des tons est romantique en soi. 1845 : le grand mouvement qui a structuré la vie littéraire depuis le début du siècle se moque déjà de lui-même, mais se prend toujours au sérieux. Il hésite encore à finir. Mais Flaubert sera bientôt là.

     

    P. A.

     

    Illustration : Le Dominiquin, Adam et Ève réprimandés par Dieu, 1623-1625

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  • www.remnantscc.netEn anglais (England and Other Stories), comme en français, mérite-t-il son titre ?... La dernière nouvelle du recueil, qui donne le sien à l’ensemble, paraît le dire, tant par son contenu que par sa place dans l’ouvrage. Elle met en scène un garde-côte, n’ayant jamais quitté l’extrême sud-ouest de la Grande-Bretagne, et troublé par sa rencontre inopinée avec un comédien noir venu de Leeds : « Il savait ce qu’il savait au sujet de cette contrée à laquelle il tournait le dos (…), mais cela se réduisait à peu de chose en réalité ».

     

    Mensonges et trahisons

     

    La « contrée » que nous quittons sur la figure de ce guetteur mélancolique, c’est bien, pour une part, l’Angleterre. On y croise, quoique en petit nombre, d’autres personnages issus de l’immigration, tels ce coiffeur chypriote, ou ce médecin d’origine indienne, dont le père, fauché par un obus pendant la Seconde Guerre mondiale, a conservé sa jambe par miracle mais est resté amputé de l’Inde, où il ne remettra jamais le pied. Il y est question de deux guerres, de marine, de l’Afghanistan, d’où certains fils ne rentrent pas, de crise économique et de rêves d’ascension sociale. Car l’auteur britannique peint surtout cette middle class qui, depuis que la terminologie marxiste est mise à l’index, a donné son nom, en français, à la petite bourgeoisie. On y essaye comme on peut de monter dans la grande. On y est déterminé par son activité ou son statut, au point qu’un ancien couvreur devenu homme d’affaires ne pourra être que léger, qu’un coureur le sera au double sens du mot, qu’un coiffeur, donc, et surtout grec, sera tenu de philosopher (« La philo, c’est nous qui l’avons inventée »).

     

    Mais, au fond, tout cela est-il si spécialement anglais ?... La plupart des 25 récits qui composent le livre de Graham Swift pourraient, à dire vrai, se dérouler n’importe où. Ce sont des histoires de trahison, de séparations, de mensonge. Leurs héros sont, pour l’essentiel, des gens entre deux âges, d’un certain âge ou d’un âge certain, si bien qu’on y tire souvent le bilan de vies dont on a depuis longtemps « perdu tout contrôle » ; qu’on s’y trouve volontiers confronté au deuil ou placé dans la compagnie des morts, lesquels, sans jamais revenir, n’en finissent pas de s’attarder ; et que, partout, on y vit dans la solitude.

     

    Désespoir et politesse

     

    25 nouvelles, même dans un livre de 330 pages, cela fait une grosse douzaine de pages par nouvelle. Les traditions du genre sont respectées : des vies en peu de mots, brusquement déployées en vue cavalière par la grâce d’un incident plus ou moins ténu. Mais on est dans la lignée de Raymond Carver, et, si j’ose, avec toute l’admiration que je voue à l’auteur des Trois roses jaunes, risquer le mot, en pire. La lecture du recueil prend souvent des allures de jeu de société. Il faut d’abord répondre à une première question : devinez un peu ce que je raconte — l’image est si bien cachée dans le tableau que, plus d’une fois, on doit donner sa langue au chat. Puis, vient la seconde épreuve : trouvez comment j’ai fabriqué cette histoire. Ce peut être à partir d’une expression imagée, prise dans ses différents sens : gravir l’échelle sociale (Ascensions), courir les filles (Une surprise nommée Wanda), maîtriser la situation (Chien). Quelquefois, tout sort d’un jeu de mots. Ainsi, dans Souviens-toi, entre plume (pen) et pénis. Ou, dans Saint-Pierre, entre le nom dudit saint et la chose. Tout cela a dû poser bien des problèmes à la traductrice, il faut lui rendre hommage, et lui pardonner de croire, visiblement, qu’une solution de continuité est un moyen d’aller plus loin.

     

    Oui, Graham Swift joue avec son lecteur. Il lui jette, comme en passant, un détail qui, repris plus loin, comme une balle de cricket, fera soudain rebondir le sens ou le révélera. Et on accepte volontiers de jouer avec Graham Swift, parce qu’on retrouve, à parcourir sa galerie de vieux garçons, de veuves, d’hommes abandonnés et résignés, le plaisir enfantin des devinettes et des charades. Et ce contraste en lui-même, ce qu’il sous-entend d’élégance détachée dans le malheur, le désespoir poli qu’il suggère sont peut-être, dans De l’Angleterre et des Anglais, ce qu’il y a, en définitive, de plus authentiquement britannique.

     

    P. A.

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  • edds.dev.merci.cool/frOn imagine bien comment il s’y est pris. Soit une expression toute faite : dévorer un livre. Si on se donnait pour tâche, comme une contrainte à la Raymond Roussel, de faire un livre à partir de cette expression ? Stéphane Malandrin, dont c’est le premier roman, n’est pas le premier auteur à la prendre au pied de la lettre. L’exemple, qu’il rappelle lui-même, vient de loin et de haut : Jean de Patmos, pas moins, à qui, dans son Apocalypse, un ange enjoint de manger un livre, ce qu’il fait. Sauf qu’ici, il s’agissait d’élaborer, en partant de ce qui devait cesser d’être une métaphore, tout un roman.

     

    Veau, garnements et vilain moine

     

    Le principe posé, les choses ne pouvaient cependant s’enchaîner que d’une certaine manière… Quand aurait-on pu, à la rigueur, envisager de manger des livres ? Réponse : quand ils étaient en vélin, c’est-à-dire en veau, laissant encore « sentir l’animal, (…) deviner l’empreinte de ses veines, les taches vitreuses, les nodosités, les traces de l’implantation de ses poils qui restent sur chaque feuille » ; et quand ils n’avaient pas encore ce goût « de cuivre, de plomb, de titane et de céruse » des ouvrages imprimés. Qui aurait pu vouloir manger ces livres d’autrefois ? Un petit miséreux, à moitié juif, vivant, par exemple, à Lisbonne, vers 1488, Adar Cardoso, grand amateur de larcins et bêtises, accomplis avec Faustino, son frère de lait. Il aurait suffi que tous deux soient enfermés dans une crypte par un moine désireux de leur apprendre à lire. Pas dans un but désintéressé, bien entendu : l’homme d’église aurait voulu « connaître (…) sans jamais le lire soi-même » le fameux Opuscule polyglotte du moine Haberlus, dont la lecture est censée rendre fou. Puis, nos lascars auraient tué le moine, n’auraient pas su comment sortir de leur prison, et Adar, affamé, en serait venu à dévorer l’Opuscule susdit. D’où lui serait venu le goût de dévorer tous les livres, une fois sorti quand même de la crypte, en fin de compte. Et puis, pour faire bon poids, il se serait aussi transformé en un monstre mi-homme, mi-bœuf, la digestion du vélin, « aliment sec par excellence », exigeant des glandes salivaires et un estomac de ruminant.

     

    Codex et pâtés pimparneaux

     

    Il y a des sources, et des modèles, revendiqués dans une longue bibliographie finale, un peu indigeste (le lecteur commence peut-être à en avoir soupé), mais que justifie l’érudition extrême exigée par toute l’entreprise. Parmi les modèles, le premier est Rabelais, pas de doute, pour les longues phrases retombant toujours sur leurs pattes, les énumérations qui s’emballent, le parallèle constant entre les codex qu’on « déchir[e] (…) en deux par la tranche » et qu’on « mange comme un gâteau », et des nourritures plus classiquement comestibles, « petits pâtés pimparneaux », « pipefarces » et autres « cretonnée[s] de fèves au gras de lard ». On sait que, chez l’auteur de Gargantua, ce parallèle signifiait l’appétit de savoir au temps de l’humanisme commençant. Chez Malandrin aussi, il doit pouvoir se lire comme une allégorie. On cherche laquelle.

     

    Mais on risque de ne pas trouver. Car le deuxième grand modèle, c’est Flaubert. Pour La Tentation de saint Antoine, certes, mais pas seulement. L’ermite du Croisset est passé à la postérité comme l’exemple d’une vie vouée à l’écriture en tant que telle, quitte à ce qu’elle se célèbre dans un livre « sur rien ». La digestion appelle la défécation, c’est bien connu, et Malandrin le rappelle dans un long passage rabelaisien. À ses pieds, son improbable héros aperçoit « une épaisse flaque blanche et visqueuse dans laquelle, par extase mystique et excès mental, [il] voi[t] flotter des phrases ».

     

    Chamoiseurs et corneurs à la turelurette

     

    Tous les livres dévorés par notre auteur lui-même aboutissent, dans une mise en abyme plus baroque que médiévale, à ce Mangeur de livres qu’il faut donc lire avant tout comme une célébration du pur plaisir non d’écrire ceci ou cela, mais d’écrire tout court — Adar ne se soucie pas du contenu des ouvrages qu’il ingère, seule compte leur saveur. Ce plaisir de l’écriture en tant que telle se donne carrière à tous les niveaux : le vocabulaire, plein d’ « onciales », de « chamoiseurs » et de « corneurs à la turelurette » ; la phrase exubérante ; l’intrigue, de plus en plus insolemment abracadabrante, dans les convulsions qui doivent la ramener… à son point de départ, bien entendu.

     

    Certains diront qu’on pourrait se passer de ce qui constitue, avec tout ce que le mot suggère de vain et de réjouissant, une fantaisie. Mais c’est justement sa gratuité qui en fait l’intérêt, et peut-être, tout paradoxe mis à part, l’utilité. Car un éloge de la lecture et de l’écriture s’engendrant réciproquement, en un cercle jubilatoirement clos, sans souci des problèmes du monde et de l’accablante obligation de le réparer… Est-ce, par les temps qui courent, si superflu que ça ?

     

    P. A.

     

    Illustration : tapisserie d’Angers, XIVe siècle

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  • www.voyages-auchanElles sont deux : Katia et Nastia. Ce sont elles, les jeunes filles, les devouchki du titre. La seconde est blonde, cynique, vulgaire, prête à réussir par à peu près tous les moyens, dans cette Russie contemporaine impitoyable dont Victor Remizov, après le magnifique Volia Volnaïa (Belfond, 2017), poursuit ici le portrait. La première est brune, « d’un autre temps », et « ne sai[t] pas faire le mal ». Si elle quitte sa petite ville de Sibérie, ce n’est pas, comme sa cousine, pour échapper à un destin de provinciale et à une mère alcoolique, mais pour pouvoir porter secours à sa famille, à son père immobilisé après un grave accident.

     

    Roman noir et conte bleu

     

    Nos deux héroïnes découvrent Moscou, de bas en haut : la rue, les marchés où les immigrés tadjikes, ouzbèques ou azéris tentent de survivre comme ils peuvent ; le monde des petits trafiquants et des voyous brutaux, vêtus de survêtements où « l’inscription "Russie" brill[e] sur la poitrine et le dos » ; celui des oligarques et autres puissants, avec leurs somptueux domaines auxquels conduisent des « route[s] pavée[s] de marbre italien ». À tous les niveaux règnent la corruption, l’avidité, et une passion morbide pour le sexe. Volia Volnaïa opposait la nature sauvage, splendidement décrite, à la civilisation pervertie. Dans ce deuxième roman traduit en français, c’est plutôt la vie de province traditionnelle qui fait contrepoint à la frénésie et aux vices de la capitale. Celle-ci est pourtant évoquée, « sous la petite pluie d’automne pas encore froide » ou sous la neige, en délicates aquarelles. Mais Beloretchensk, avec ses « maisonnettes individuelles, leurs potagers et leurs bains de vapeur », bâtie au confluent de deux fleuves et proche des « étendues fascinantes et insoumises de la taïga », incarne un monde où « tout est plus simple ». Beloïe, si je ne me trompe, signifie blanc, et, l’hiver, la bourgade « sembl[e] immaculée ».

     

    Étrange livre que ce gros roman, qui, en un lent et insensible kaléïdoscope, révèle peu à peu plusieurs visages… Ça commence comme un drame social sombre et violent, à l’image d’une Russie récente à laquelle l’auteur trouve décidément peu d’attraits. Puis, on croit basculer dans un mélo sentimental, avec peines de cœur et voyage à Venise. Pervertis que nous sommes, nous aussi, nous regrettons un peu les petits voyous du début. Katia pleure beaucoup, et ses amours contradictoires donnent lieu à de bien longs dialogues.

     

    Éloge des « âmes pures »

     

    Mais Victor Remizov le déclarait sans fard dans l’entretien qu’il a bien voulu accorder à ce blog : il aime les romans qui, comme ceux de Tolstoï et de Dostoïevski, « s’occupent des problèmes essentiels de la vie ». Et le titre original, Ishkushenie, c’est-à-dire tentation, aurait dû nous avertir : le vrai sujet ici n’est d’ordre ni social ni amoureux, mais moral et, pour une part, religieux. Katia hésite entre deux hommes : « le bon, le brave et honnête Liocha », jeune étudiant, et le riche et puissant Andreï. Comme son nom, dans ce livre où les références littéraires abondent, l’indiquait, ce dernier est un prince, dont le portrait subtil et complexe reste très éloigné des stéréotypes attendus. Cependant, c’est quand même un prince d’aujourd’hui — un peu léger. Le père Vassili, lointain parent du starets Zosime des Frères Karamazov, aidera Katia à trouver sa vérité, c’est-à-dire à rester fidèle à ce qu’elle est.

     

    Car, si Nastia, à sa manière, plus brutale et plus tortueuse à la fois, finira elle aussi, après s’être perdue, par se retrouver elle-même en même temps que sa Sibérie natale, c’est surtout sa cousine qui incarne ici le thème essentiel, et qu’on osera dire, au risque du cliché, très russe, de la pureté. « Les âmes pures, on ne les remarque pas, tandis que les crapules nous sautent aux yeux », dit un des nombreux personnages. Et parler de pureté, de nos jours, il faut oser le faire. Victor Remizov relève tranquillement et crânement le défi. Son personnage l’y aide, cette Katia « simple et différente des autres », qui erre dans la jungle moscovite un peu comme les ingénus du XVIIIe siècle français traversaient une société dont ils révélaient les absurdités et les turpitudes par leur seule présence. Il en trace un bien beau portrait, qui est aussi un manifeste. Et toutes les réticences cèdent devant sa sincérité obstinée, son refus des modes et la profondeur radicale de ses choix.

     

    P. A.

     

     

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