• La vie est pleine de surprises. Ce matin, je découvre sur ce blog un commentaire portant sur mon récent entretien avec Nora Sandor. Une lectrice m’y pose tout de go la question : Nora Sandor existe-t-elle ? Perplexe, je m’informe, tombe, comme dans un roman de Nora Sandor, sur une vidéo postée sur YouTube (pour la voir, cliquez ici).

     

    Comme elle dure 27 minutes 30, je vous la résume à gros traits. Sam Voros, « écrivain et prof de français » (La Lumière et la nuit, L’Harmattan, 2014), y parle de Licorne, citant, au passage, élogieusement et aimablement, mon propre article. Mais sa lecture du roman de Nora Sandor l’a conduit à des conclusions auxquelles, pour ma part, je n’aurais pas pensé : Licorne serait peut-être de Michel Houellebecq, rien de moins, tentant de renouveler l’exploit de Romain Gary en son temps : avoir deux fois le prix Goncourt.

     

    photo Nora Sandor

     Elle s'est fait photographier de dos, encore un indice...

     

    À cette hypothèse audacieuse, je pourrais, quant à moi, répondre que j’ai vu Nora, que je lui ai parlé. Mais « ça ne prouve rien », me répondrait Sam, évoquant Ajar. Disons donc plutôt un mot de ses arguments…

     

    Licorne serait un livre « si profond, si travaillé », qu’on aurait peine à croire qu’il est la première œuvre d’une auteure de 31 ans. Bel hommage, que l’intéressée saura apprécier.

     

    Le « silence des médias à propos d’un livre si exceptionnel » serait également louche. Sympathique naïveté, qui conduit notre commentateur à contredire lui-même au passage sa théorie du deuxième Goncourt.

     

    Et puis, il y aurait tous les thèmes houellebecquiens. Le corps, par exemple, ou la banlieue… Motifs, il est vrai, assez peu partagés pour justifier tous les soupçons. Pour ce qui est de l’écriture aussi, Sandor reproduirait tous les tics de Michel. Comme « la pirouette ironique » en fin de phrase (pourtant Flaubert, Proust, Vialatte ?...) ou « le grossissement burlesque » (tant d’autres ?...).

     

    Le personnage de Maëla achève de convaincre notre soupçonneux critique : l’héroïne de Licorne sortirait en effet tout droit d’un roman de l’auteur favori de Laurent Wauquiez. Car qui est Maëla ? « Une idiote », bien à sa place dans un livre qui proposerait une « image dévalorisée de la femme ».

     

    Là, j’avoue, je reste rêveur… Ou j’ai lu vraiment très distraitement un ouvrage que son auteure elle-même (voir ses propres propos) aurait écrit en pensant à autre chose, ou alors Voros se fourvoie. Si l’auteur des Particules élémentaires a inventé quelque chose, il me semble que c’est l’alliage d’une complaisance systématique pour les aspects les moins séduisants de l’existence et d’une écriture tendance kiosque de gare chic — montage de clichés stylistiques, ponctué de préciosités souvent fautives, pour faire littéraire. On est très loin de Licorne, de son subtil équilibre entre ironie et lyrisme contenu, de la tendresse dont son auteure fait preuve pour les personnages « moyens » qui lui importent.

     

    Quelle morale tirer de cette petite histoire ? Illustre-t-elle simplement la fascination que beaucoup partagent pour un écrivain qui sait y faire ? Faut-il incriminer le célèbre complotisme ? Évoquer les effets malheureux d’un défaut d’oreille ?... Sam Voros semble trop fin et trop cultivé pour qu’on lui attribue semblables travers. Alors ?...

     

    Alors peu importe : lui et moi arrivons à la même conclusion : lisez Licorne. Vous verrez bien.

     

    P. A.

     

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    3 commentaires
  • Elle vient de publier un premier roman chez Gallimard : Licorne. Rien de médiéval ni de fantastique là-dedans, mais l’histoire furieusement contemporaine d’une très jeune femme prisonnière des réseaux sociaux. Et, pour nous faire le portrait de cette nouvelle Emma Bovary, une prose quasi flaubertienne, la mélancolie en plus. J’ai dit (ici) mon admiration devant tant d’ironie, de subtilité et d’élégance, pour un coup d’essai. Cela valait bien un entretien…

     

    photo Nora Sandor

     Nora Sandor a voulu que cet entretien soit illustré par une photo prise en Bretagne...

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     J’écris depuis que je suis petite, ce n’est sans doute pas original… C’est la lecture, et aussi une certaine solitude, qui m’ont amenée à le faire.

     

    J’éprouve le besoin de trouver des formes qui expriment la réalité d’aujourd’hui. Et puis, comme Maëla, mon héroïne, quand elle photographie la neige, j’écris pour sauver les choses de la finitude. À une échelle modeste, bien sûr…

     

     Comment écrivez-vous ?

     D’abord, je n’écris pas tout le temps. Il peut y avoir d’assez longs moments où je n’en éprouve pas le besoin. Il faut que j’aie une idée, et quelques phrases qui commencent à tourner dans ma tête, de façon un peu obsessionnelle. Après, je peux écrire assez vite et intensément. Licorne a été écrit en trois mois.

     

    À mesure que j’avance, je relis. Et je coupe beaucoup.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     Oui, si on entend par là poser un objet dans le monde. Ce qui correspond à une nécessité, pour moi. Et au sens, bien sûr, où il y a un travail sur le texte. Mais ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un travail aliéné.

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Beaucoup… Parlons de ceux qui m’ont été proches dans l’écriture de ce roman-ci. Il y a eu Flaubert, bien sûr. Tout le livre est un hommage à Flaubert. Mais à d’autres écrivains aussi. Baudelaire, en particulier. On trouve plusieurs vers de lui dissimulés dans le texte. Par exemple, il y a quelque part la comparaison du ciel avec un couvercle.

     

    Et puis, il y a les moralistes du XVIIe siècle. En particulier La Bruyère, pour l’aspect satirique, et Pascal, pour le côté plus métaphysique. Maëla ressent l’angoisse des deux infinis…

     

     Madame Bovary cherchait dans la littérature des modèles sur lesquels calquer sa vie. Votre héroïne, Maëla, en cherche sur les réseaux sociaux. Pensez-vous qu’ils sont les fabriques de l’imaginaire contemporain ?

     Oui, je crois qu’ils proposent une forme d’idéal paradoxale. Ils fabriquent des modèles de masculinité (dans mon roman, c’est BodyMax (1)) et de féminité (BelleBeauté (2)). Ils renvoient aussi à un idéal très néo-libéral de réussite individuelle. En même temps, pour Maëla, ils sont la seule échappée possible hors de la vacuité sociale et existentielle qui est la sienne. La société ne lui offre rien qui la satisfasse. Elle rêve d’une autre existence possible, et le rêve, chez elle, prime sur le réel.

     

    Et elle est aussi face à l’absence de Dieu, d’où la référence à Pascal. Pour moi, c’était très important que le personnage, même s’il est considéré par moments avec ironie, ne soit pas seulement ridicule et éveille une forme d’empathie chez le lecteur. Maëla fréquente la fac, mais n’arrive pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseigne. Sa sensibilité n’arrive pas à entrer dans le cadre académique qu’on lui propose. Pourtant, cette sensibilité est réelle, et trouve à s’exprimer ailleurs : dans son admiration pour le rappeur Mowgli, dont elle écoute les textes en boucle, dans son amour de la nature bretonne… La difficulté, du point de vue de l’écriture, était de faire sentir cela par un certain lyrisme, tout en bannissant le lyrisme romantique dont Flaubert se moquait dans Madame Bovary.

     

     Face à ces réseaux et à leur puissance, quels sont les pouvoirs de l’écriture ? Du roman, en particulier ? La littérature est-elle toujours d’actualité, au temps de Snapchat et YouTube ?

    D’abord, il est bien difficile de mesurer la puissance / impuissance de la littérature. Ensuite, je crois qu’elle peut se saisir d’un objet comme les réseaux sociaux et l’analyser, poser la question de leur sens, ce que les réseaux ne peuvent pas faire. Pour cette raison, c’est important de les prendre comme objet littéraire. Le problème, évidemment, est que la littérature parvienne à s’adresser à ceux qui ne sont pas, a priori, touchés par elle. Mais, dans l’idée, il n’y a pas concurrence entre elle et les réseaux, même si c’est le cas en fait. Donc, il ne faut pas désespérer !

     

    N’oublions pas non plus que les réseaux sociaux s’occupent parfois de littérature ou, en tout cas, de livres. Bookstagram permet à des groupes de lecteurs de partager leur passion pour tel ou tel livre.

     

    De toute façon, un point essentiel était, pour moi, de décrire cet univers des réseaux de façon axiologiquement neutre, sans jugement de valeur d’aucune sorte. Encore un principe flaubertien…

     

     Dans votre roman, la référence à Flaubert, justement, est explicite et revendiquée. Pensez-vous qu’il reste un écrivain moderne ?

     Oui, ne serait-ce que par son style. Bien sûr, il y a eu d’autres expériences littéraires, très différentes. Mais il y a chez Flaubert une universalité, un aspect qui ne se démode pas. Et c’est lui qui a ouvert la modernité où nous sommes toujours. Les réseaux soulèvent, sur un autre type de support, la question que Flaubert posait déjà : celle du rapport entre la virtualité et la réalité. Et la littérature, en tant qu’elle est porteuse de fictions, interroge cette frontière.

     

     Les refrains du rappeur imaginaire Mowgli, que vous évoquiez tout à l’heure, forment un contrepoint permanent à votre texte. Par ailleurs, votre propre écriture, ou, disons, celle de la narratrice, est très musicale. Quel rapport établissez-vous entre ces deux musiques ?

     Je voyais là la possibilité d’un effet de contraste intéressant dans cette introduction d’une forme d’expression, disons, « illégitime ». Et, bien sûr, on est dans une forme de parodie. J’hyperbolise…

     

    En même temps, les textes de Mowgli participent du désir de fuite dans le rêve qu’éprouve Maëla. On y trouve certaines des références à Baudelaire dont je parlais plus tôt. Mais c’est Baudelaire à l’heure des réseaux…

     

    Mowgli est un personnage un peu paradoxal. Il correspond, pour une part, au topos de l’artiste romantique, de l’artiste maudit. Mais, en même temps, il cherche à disparaître. Il entretient des versions contradictoires de sa propre biographie, et, au fond, se refuse à avoir une identité, alors que tous les autres personnages cherchent, au contraire, à en avoir une, très définie. Tous les discours s’engouffrent en Mowgli. D’ailleurs, il dit, comme La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ». Ses fans se livrent sans arrêt à des interprétations et à des commentaires de ses textes, ce qui est d’ailleurs une caractéristique des réseaux : les exégèses y circulent et s’y échangent sans cesse, notamment dans le domaine du rap. Sur le site genius.com (3), par exemple, les textes des rappeurs sont commentés presque mot à mot.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     Je pense à un roman dont l’action se passerait dans le monde des écoles d’ingénieurs et de l’entreprise, avec, à l’arrière-plan, les problèmes de l’écologie. Pour l’instant, j’essaie de me renseigner, de lire, de rencontrer des gens. Il devrait y avoir deux parties, l’une à Paris, l’autre à Berlin. Et, cette fois, une narratrice à la première personne.

     

    Mais toujours des personnages moyens, voire médiocres. Ce sont ceux-là qui m’intéressent.

     

    (1) Roi du fitgame sur les réseaux et amant de Maëla

    (2) Influenceuse, dans le domaine de la mode, qui fait rêver Maëla

    (3) Voir ici.Cliquer sur le texte pour faire apparaître les commentaires.

     

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  • www.kayak.frC’est l’histoire de Maria, adoptée à l’âge de quelques semaines, et dont la mère, intellectuelle célibataire et noire, a longtemps attendu que les cheveux « perdent de leur raideur, que [la] peau fonce ». Mais non : « Elle garda le teint ocre des danseuses du Cotton Club ». Maria est devenue « une quarteronne hautement éduquée », qui travaille à une thèse d’ « ethnomusicologie » consacrée au suicide collectif, en 1978, des membres de la secte du Temple du Peuple, presque tous des Noirs issus de milieux défavorisés. Elle vit à New York et doit se marier bientôt avec Khalil, qui a « l’air à la fois complètement noir et complètement blanc », et dont la grand-mère « a un matricule des camps tatoué sur le bras ». Mais elle est obsédée par un poète aperçu au cours d’une soirée, et cherche à tout prix à le revoir…

     

    Dans le labyrinthe

     

    Au début, on n’y comprend rien. Que sont Good Times, Allô Nelly Bobo, Drôle de vie ? Qui sont Doug E. Fresh, LL Cool J., Stacy Lattisaw, Vanna White ? Pourquoi, pendant les soirées, faut-il scander The roof, the roof, the roof is on fire ? Pourquoi, quand on prend, dans le Village, un taxi pour Brooklyn, le chauffeur grommelle-t-il : « Putain, c’est une blague » ?... Pourquoi les éditeurs n’ont-ils pas prévu un peu plus de notes pour éclairer le pauvre lecteur parisien, blanc et né avant 1970 ?...

     

    Mais, malgré tout, on continue. L’humour, les petites scènes vivement enlevées. L’art d’organiser, sans en avoir l’air, un récit à pistes multiples : la thèse et son sujet, qu’on explore à cette occasion ; le poète ; le mariage qui vient ; les retours en arrière vers l’enfance de Maria. Et autre chose, aussi, que la quatrième de couverture appelle ses « troubles du comportement ». Elle entend en effet quelquefois des soupirs que personne ne pousse ; une « forme grise » glisse quelque part aux limites de son champ de vision ; elle est sujette à des retards et à des oublis légèrement pathologiques ; surtout, elle a tendance à se laisser prendre pour une autre et à se mettre au mauvais endroit sans parvenir à s’en extraire (et la voilà bloquée dans les locaux de l’Église de scientologie, ou prise pour une certaine Consuela, et se voyant confier à ce titre le bébé asiatique d’une mère blanche et distraite).

     

    Presque une vraie personne

     

    Tout cela s’explique. Où est Maria ? Dans aucun des deux « scénarios » auxquels son existence aurait pu se conformer, selon qu’elle aurait épousé un Blanc ou serait restée « fidèle à sa race ». Quelle race ? Une part d’elle-même rôde toujours en dehors d’elle, et le point de vue choisi — le sien, mais dans un retrait subtil — accentue l’ironie du récit et le trouble insidieux qu’il fait peu à peu naître. C’est normal, en fin de compte, qu’on n’y comprenne rien : puisque Maria n’a pas, à la différence du poète, « le genre de corps, de peau, de visage que les chauffeurs de taxi font semblant de ne pas voir », l’identité qu’elle revendique, résultat d’un choix qui aurait pu être autre, consiste en signes aussi arbitraires et hermétiques au non-initié que les autres signes. Et une image, lâchée comme en passant, résume peut-être tout le livre : se préparant pour un rendez-vous, l’héroïne a disposé sur son lit toutes les pièces de sa tenue ; elle-même, ou la narratrice, commente : « On dirait presque qu’une vraie personne est allongée là ».

     

    Danzy Senna fait la satire des « nouveaux visages », ces jeunes métis cultivés et sophistiqués qui ont découvert « que [leur] teint foncé [est] une qualité dont [ils peuvent] se prévaloir », et que leurs « cheveux crépus » et leur couleur de peau « commencent à être prisés pour peu qu’on sache où aller, qui fréquenter, qui éviter et comment orienter la conversation ». Mais, au-delà de ce monde qui est le sien, c’est une réflexion sur l’identité en général que la jeune écrivaine américaine esquisse, cette identité dont tant de gens nous rebattent si volontiers les oreilles à tout propos. Qu’est-ce que c’est, en définitive ? Pourquoi faudrait-il à tout prix en avoir une, et se cramponner avec tant d’énergie aux signes susceptibles de dérober un vide constitutif et personnel ? En même temps, peut-on ne pas s’y cramponner, à ces signes légués à nous par l’histoire ou la génétique, et qui pourtant ne sont pas nôtres ?... Autant de vieilles questions dont le roman de Danzy Senna montre avec brio la nouvelle actualité.

     

    P. A.

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  • www.appl-lachaise.netJe me souviens très bien de son assassinat. Du sentiment, que nous fûmes nombreux à éprouver, de voir disparaître avec lui, à la veille des années 1980, sous les balles probables de policiers d’extrême droite, d’agents des services secrets ou de truands manipulés, les espoirs et les exaltations qui avaient été ceux de toute une époque.

     

    Plus fictif que la fiction

     

    Difficile de parler de ses livres sans évoquer sa vie… Rappelons donc quelques faits. Né en 1944. Parents juifs polonais, membres de la MOI(1). Étudiant, il adhère aux Jeunesses communistes. Puis, séjour à Cuba, et au Venezuela, où il milite dans un mouvement de guérilla. Il en rapporte le goût des musiques caribéennes et la fascination pour la lutte armée, qui impliquera pour lui le choix du banditisme. Trois braquages à son retour en France, mais il est dénoncé et arrêté pour un quatrième, avec morts, qu’il nie avoir commis. Défendu par toute la gauche intellectuelle d’alors, Sartre, Beauvoir et Signoret. Condamné à perpétuité en 1974, après quoi, second procès en 1976, qui l’innocente du fameux hold-up. Libéré quelques mois après. Un an plus tôt, depuis sa prison, il avait publié, au Seuil, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Gros succès. Et c’est en 1977 que paraît chez Julliard L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport, que Séguier réédite aujourd’hui, faisant ainsi la preuve, quelques semaines après avoir fait paraître les Écrits d’exil de Léon Daudet, de son éclectisme.

     

    Les avocats de Goldman furent, paraît-il, épouvantés, quand il leur fit lire quelques pages de ce qui leur apparut comme une dangereuse provocation. Et, de fait… Archibald Israël Rapoport, lequel, physiquement, ressemble beaucoup à son créateur, est né, de parents résistants, dans des circonstances tragiques. Après avoir consacré une partie de sa jeunesse à l’étude du judaïsme et de la philosophie, à l’érotisme et aux voyages, il rentre en France, où il assassine plusieurs policiers et magistrats, avant de se livrer et d’être accusé d’un crime supplémentaire (« le braquage de la rue d’Aboukir »), dont il est innocent. Condamné à mort, il s’évade. « Vous pensez probablement que, par ces lignes, je me dévoile ou m’assume comme Pierre Bernard Goldman », écrit l’auteur lui-même. Mais c’est pour ajouter : « Ce récit, ni roman, ni nouvelle, ni essai, ni rien d’autre qui possède une appellation, est pure fiction ». Il est même, dit-il, « si fictif que la fiction même ne peut le désigner ».

     

    « Le Carnaval de la félicité »

     

    Bref, au-delà d’un goût, en effet, pour la provocation, qui fait mesurer au passage l’extraordinaire liberté de parole et de ton prévalant alors, ce n’est pas une autobiographie. Qu’est-ce alors que ce texte qui, toujours d’après son auteur, « refuse d’être intitulé » ? On est tenté de pencher pour la fable, voire le conte philosophique. Mais la morale ? Malgré la satire, violente et souvent désopilante, de la justice et de l’État, on serait bien en peine d’en distinguer une.

     

    Ce qu’on distingue, c’est, en basse continue, une forme d’allègre désespoir et un sentiment résolument tragique de l’existence. La grande affaire de Rapoport, agrégé de philosophie et meurtrier sans mobile, c’est la mort. Et si, adolescent, « le spectacle de la violence et de la guerre [à la télévision] le réjouissait durement », « c’était d’y voir une confrontation sans détour avec la mort, avec une dimension essentielle de la vie ». D’où, aussi, sa fascination pour l’Histoire et ses convulsions. Goldman pourrait sembler se complaire dans les fantasmes et les mythologies qu’il refusait pourtant d’incarner, à en croire Philippe Gumplowicz, qui signe la préface et, lui, en tout cas, ne leur échappe guère. Mais la présence constante d’une forme d’ironie empêche de prendre au pied de la lettre ce faux polar politique en proie à tous les excès de l’absurde et de l’humour, noir ou non. On y croise Natacha, qui, s’il « travaille comme travesti dans un bordel fréquenté par les meilleurs équipages de la marine marchande », « n’usurpe nullement [sa] qualité d’analyste » : « J’ai été analysé par Lacan et je possède une licence de philosophie délivrée en Allemagne, à Heidelberg ». On y découvre « l’Association petite-bourgeoise du carnaval de la félicité », dont les membres, arrêtés, déclament « dans les locaux de la police criminelle des pages entières d’Artaud, Hölderlin et Nietzsche, émaillées de refrains populaires empruntés à Dalida et Claude François ». On y assassine poliment après avoir échangé des propos choisis. On y rêve qu’on est l’amant « de Maryam, femme de Joseph et mère de Jésus » (« Il la prenait dans le sable orange d’un paysage palestinien »)…

     

    « Quelques autres raisons… »

     

    L’ironie, cependant, est d’abord l’effet de l’écriture. Elle naît des outrances d’une langue impeccable et d’un style toujours prêt à se pasticher lui-même. Que répond Rapoport quand on lui demande ce qu’il veut ? « Éprouver l’ineffable saveur d’authentiques aventures, m’emplir d’éblouissements majeurs, saoûler mon âme des âcres chamarrures et du pulpeux tourment d’une existence plurielle, périlleuse et pensive, amoureuse et armée, calcinée d’effectives déchirures »… Et il faudrait parler aussi des embardées de la construction, des virevoltes où viennent se loger d’innombrables autres romans possibles en quelques lignes…

     

    La force du livre de Goldman est que ce recours au rire et à l’absurde, loin de neutraliser le tragique, le renforce. D’ailleurs, c’est un de ses leitmotivs, l’écriture y est mystérieusement associée à la mort. Rapoport n’envisage d’écrire « qu’au moment où il ser[a] dans une confrontation inévitable et cristalline avec la mort » et son histoire est « l’aventure cassée d’un penseur qui tue pour écrire, meurt pour être lu et défini ». Même s’il « possédait quelques autres raisons, diverses, de vouloir mourir et d’œuvrer en faveur de cette mort ». « Cela va de soi », précise son auteur.

     

    P. A.

     

    (1) FTP-MOI (Main d’œuvre immigrée) : mouvement de résistance armée dépendant du PCF

     

    Illustration : enterrement de Pierre Goldman, en 1979

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  • photo Pierre Ahnne« Qui m’aime me suive », dit le bandeau, semblant annoncer, dans un jeu de mots malicieux, une satire plutôt guillerette. Mais la phrase de Madame Bovary placée en exergue : « Elle se réveillait en d’autres rêves », répond mieux à l’ambition et au ton profondément original du premier roman de Nora Sandor.

     

    Certes, aux réseaux sociaux, sur lesquels elle regrette de ne pas être assez suivie, Maëla, vingt ans, demande d’être aimée : « S’il y avait un amour pour elle (…), c’était celui, vaste et anonyme, des réseaux ». Cette petite Bretonne, en licence de lettres à Lorient, partage un appartement avec sa colloc, Marilou. Kilian, qu’elle a connu au lycée, ne l’aime plus. Et, à la fac comme à Carrefour City, où elle travaille à temps partiel, elle s’ennuie. Les chansons du rappeur Mowgli, flanqué, dans tous ses clips, de son ours Baloo, bercent son vague à l’âme : « Mes rêves paient mes factures / J’t’ai baisée jusqu’à la fracture / Flow spleenétique / L’amour mélancolique / J’fais du sale nostalgique », chante-t-il par exemple, et ses vers de mirliton, dans un contrepoint du plus haut comique, scandent le récit.

     

    Soluble

     

    Cependant, comme son illustre modèle, Maëla souffre, plutôt que du manque d’amour, d’un vide intérieur plus vaste et plus général, que rien dans la réalité ne peut combler. À l’université, elle est « tout entière une lacune béante dans laquelle les livres s’engouffr[ent] ». Et ce défaut de savoir ou de simple intérêt est la manifestation d’une inconsistance fondamentale. Si Maëla rêve parfois d’être mangée par Baloo, puis d’être elle-même Baloo, c’est que sa fidélité à Mowgli « donn[e] à sa vie une permanence », laquelle reste, malgré tout, incertaine. Aussi perd-elle parfois la perception de ses propres limites, et, quand, contractant un emprunt, elle apprend qu’elle est solvable, « cette caractérisation (…) ne lui pla[ît] pas tout à fait, car elle [a] la sensation qu’elle [est] peut-être soluble ».

     

    Seul le monde des images paraît susceptible de remplir un vide pareil. Or, aujourd’hui, ce n’est plus dans les keepsakes ou à l’Opéra de Rouen qu’il se déploie : Instagram, YouTube, Facebook, WhatsApp et Snapchat, voilà le monde de Maëla. Et que je te vlogue à tout va, dans l’espoir de devenir influenceuse. Ce qui semble bel et bien finir par arriver : Mowgli, mystérieusement, distingue Maëla parmi ses innombrables fans, et annonce son intention de faire d’elle la vedette de son prochain clip. Puis, BodyMax, roi du fitgame (j’ai acquis du vocabulaire, vous le voyez), la prend, plus ou moins consentante, pour maîtresse. Voilà que ses followers se multiplient.

     

    Fraises Tagada et sables blancs

     

    Mais tout ça retombe comme une crêpe bretonne. Nora Sandor s’amuse à transposer certains épisodes du roman de Flaubert : l’appel de la capitale (« "Paris", se répétait-elle devant son ordinateur, détachant chacune des syllabes pour s'en étourdir »), mais aussi la spirale de l’endettement, qui accule au suicide. Comme l’ermite du Croisset, la jeune écrivaine a également le goût du tiret, des chutes en trois temps — de la phrase, de façon générale, et de l’humour produit par la seule syntaxe et le son des mots (« Elle devait se montrer à la hauteur de ses nouveaux abonnés, se dit-elle en se laissant tomber sur le canapé, envahi de fraises Tagada »).

     

    On est pourtant bien au-delà du simple pastiche. Car, comme Emma, encore, que son créateur appelait tendrement « ma petite bonne femme », Maëla vaut mieux que son entourage et que ce qu’il pourrait croire d’elle. Ce qui la sauve peut-être d’abord de la futilité, c’est son étrange amour pour la Bretagne et pour la mer, lequel lui a fait choisir comme emblème et icône la licorne. En pensée, elle revient souvent à Groix, « où son enfance repos[e], parmi les sables blancs ». Au crépuscule, sur la plage de Larmor, elle va « filmer cette heure où la lumière fin[it] par mourir, avant que le soleil ne se couche, se répandant sur l’eau en traînées fuchsia ». Elle imagine un clip où l’océan serait « rouge comme du sang ». Ce qui la ramène aux souvenirs des bateaux négriers dont on lui a parlé au lycée. Elle finit alors par voir « le soleil tomb[er] dans la mer, comme un cœur obèse et ensanglanté ».

     

    Maëla pense par associations d’idées, sous la forme d’un flux comparable au flow du rappeur (voir plus haut), mais bien plus authentiquement poétique. Et pour narrer ses aventures, plutôt que d’en mettre en évidence les rebondissements, la narratrice les fond dans une continuité musicale et mélancolique. On regrette un peu que l’Épilogue vienne changer en fable un tantinet démonstrative ce récit si moderne qui a la nostalgie des ballades anciennes. Car c’est bien cette écriture plus rhapsodique que romanesque qui donne à l’héroïne une curieuse forme de profondeur métaphysique, et qui fait de Licorne plus qu’une satire grinçante, une poignante déploration.

     

    P. A.

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