• Anomalie, Julie Peyr (Équateurs)

    objectif-aero.comModeste, superstitieuse ou dissimulatrice, elle s’était bien gardée de l’annoncer lors de l’entretien qu’elle a accordé, en janvier dernier, à ce blog. Se contentant de répondre, à la question : « Envisagez-vous de revenir un jour au roman ? », un « J’aimerais bien » qui révèle un sens de l’humour indéniable, alors que, quelques mois plus tard, paraît ce livre d’une écrivaine qu’on connaît surtout comme scénariste, auprès, notamment, d’Antony Cordier et d’Arnaud Desplechin.

     

    Bizarreries

     

    Voici donc, treize ans après Le Corset (Denoël, 2005), le second roman de Julie Peyr. Roman étrange, tranquillement audacieux, qui mérite bien des éloges. Mais je ne voudrais pas qu’on m’accuse d’être de parti pris quand il s’agit de gens avec qui j’ai réalisé des entretiens… Aussi commencerai-je par quelques réserves. Avouons-le, c’est écrit de façon parfois un tout petit peu bizarre. Je ne parle pas des fautes qu’on trouve aussi partout ailleurs (virgules légèrement au petit bonheur, passés simples et imparfaits échangeant, à la première personne, souvent leurs places, etc.). Mais « un jour qu’on le contemplait faire la mariole », j’avoue que je n’avais jamais vu. Et que dire, par exemple, de cette cassette audio qu’on « hisse » au-dessus de sa tête ?...

     

    Et puis, on s’interroge : pourquoi l’auteure a-t-elle choisi d’écrire à la première personne, si c’est pour adopter le point de vue d’autres personnages à chaque fois qu’elle en a envie ou besoin ? Les « je l’imagine », « Leïla me le raconterait plus tard », un dispositif narratif révélé un peu tard lui-même ne suffisent pas complètement à rendre acceptable pour le lecteur ce qui reste malgré tout une facilité.

     

    Poésie

     

    Voilà, c’est dit. Et je peux, la conscience tranquille, écrire tout le bien que, fondamentalement, je pense de ce livre. Du reste, ce que j’appelais plus haut ses bizarreries contribue peut-être à l’aspect essentiellement poétique d’une prose qui ne se prive d’aucune image. Risquant, certes : « Son regard me fit l’effet d’une pompe en train de m’aspirer tout entier » ; mais inventant aussi le parallèle entre des « fils électriques portés de mât en mât » et « de jeunes enfants pleins de malice et de défi, mont[ant] avec grâce et détermination vers le ciel ».

     

    Car, autant qu’un roman, et malgré les détours d’une intrigue à pièges et mensonges, c’est bien avant tout d’un hymne poétique qu’il s’agit. À quoi ? D’abord, à l’adolescence. À ses exigences d’absolu, à la nostalgie anticipée qu’elle sécrète pour ceux mêmes qui la vivent. Mehdi (le narrateur) et sa sœur Leïla ont dix ou douze ans au début du livre. Ensuite, ils vont grandir. Ils vivent dans l’Île-Saint-Denis, « long et étroit filament de terre incrusté dans un méandre de la Seine ». Danielle, institutrice communiste, et Dédé, son mari, les ont adoptés tout petits (on saura par la suite que c’est plus compliqué). Ils font de la natation. C’est comme ça qu’ils rencontrent Mai, une fille du même âge mais d’un autre milieu, que ses parents envoient nager pour soigner une scoliose sévère. Cette déformation osseuse est la première anomalie du roman. Il y en aura d’autres, au moins si l’on se réfère aux conventions dominantes : les relations du frère et de la sœur sont loin de s’y plier ; idem pour celles qu’entretiennent les deux filles ; celles qui les unissent tous les trois pas davantage, et l’on retrouve là des motifs et des centres d’intérêt déjà présents dans Le Corset ou dans les scénarios que Julie Peyr a écrits avec Antony Cordier (Douche froide, 2005, Happy Few, 2014).

     

    Se perdre

     

    Car ce qui est célébré ici, c’est, en même temps que l’âge des avidités et des découvertes, le désir. Il s’avoue à chaque page du roman de Julie Peyr, ce « désir au fond du ventre », qui est « aussi le vide ». « Plus rien n’[a] d’importance » ; on accepte « de se perdre pour quelqu’un ». On lui écrit : « Je suis jalouse des vêtements que tu portes, de l’air que tu respires, du gant qui te lave »… Que viendraient faire ici la sociologie, et la componction de rigueur devant les inégalités ? L’auteure, et c’est encore une grâce qu’il faut lui rendre, nous les épargne. Même si elle évoque au passage bavures policières et émeutes urbaines, elle tire, pour l’essentiel, des paysages de la banlieue toute la charge lyrique dont, depuis Apollinaire au moins, on les sait porteurs : « les pylônes, les grues et les forges, les moulins, les blanchisseries, les cimenteries, les abattoirs, les laminoirs, les entrepôts, les silos, les puits… », composent un fantastique terrain de jeu et de rêve pour ses jeunes héros.

     

    Le tout, bien sûr, pris dans « les bras de Seine, aux reflets tantôt bleus et ocre, tantôt vert-de-gris ». Ce n’est pas un hasard si tout ou presque se passe dans une île. Le thème de l’eau baigne et unifie le récit, semblant animer la phrase elle-même, souple et fluide. C’est la pluie et ses jeux de lumière, souvent présents. C’est l’eau de la piscine, évidemment, où, pour peu que l’on plonge, on entre « dans le monde des corps sans tête, s’agitant (…) au cœur d’auréoles blanchâtres ». C’est, surtout, le fleuve, omniprésent, avec ses « eaux épaisses, sombres, huileuses, émaillées de mystères ». Et qui, « parmi nos déchets chimiques et nos eaux usagées, charri[e] (…) les corps des jeunes filles inconsolables ». Poésie, vous disait-on…

     

    P. A.

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