• Après minuit, Irmgard Keun, traduit de l'allemand par Georges Berthier, Belfond [vintage]

    Après minuit, Irmgard Keun, traduit de l'allemand par Georges Berthier, Belfond [vintage] La collection [vintage], chez Belfond, continue d’exhumer d’étranges petits trésors. Après le roman de Gueorgui Vladimov, Le Fidèle Rouslan, dont j’ai déjà dit tout le bien que je pensais, voici le livre d’une écrivaine allemande au curieux destin. Comme le note avec une frappante originalité Éric-Emmanuel Schmitt, dans la préface qu’annonce fièrement le bandeau du livre, « sa vie se montre au moins aussi romanesque que ses romans ». L'immense écrivain n'a pas tort. Qu'on en juge… À moins de trente ans, Irmgard Keun est un auteur célèbre et fréquente ses pairs, parmi lesquels Joseph Roth, son amant. Mais ses livres déplaisent aux nazis. Elle s'exile, fait paraître plusieurs ouvrages à l'étranger, dont, en 1937, ce roman, traduit et publié dès 1939 chez Stock. Après la défaite de la France elle fait courir le bruit qu'elle s'est suicidée et rentre en Allemagne, où elle vit sous une fausse identité jusqu'à la fin de la guerre. Puis c'est l'insuccès, l'hôpital psychiatrique, l'oubli, la mort (1).

     

    Singulière histoire et drôle de livre. Il tient du roman de gare, avec son intrigue de mélo, son héroïne de dix-huit ans orpheline et persécutée par une méchante vieille tante mais amoureuse de son cousin et fascinée par son demi-frère écrivain, et par la compagne de ce dernier, la belle Liska. Seulement tout cela se passe en Allemagne dans les années 30. Et Irmgard Keun donne un tableau pris sur le vif du totalitarisme à ses débuts. « Le bureau de la Gestapo (…) est un vrai lieu de pèlerinage. Des mères dénoncent leurs belles-filles, des filles leur beau-père, des frères leurs sœurs, des sœurs leurs frères, des amis leurs amis… » Le contrôle de la pensée se met en place : « Ce n'est pas bien, ce n'est pas noble de préférer la ville et de la trouver plus belle qu'un trou de village » ; « De l'amour, il en faut ; une femme allemande a le devoir de faire des enfants : mais dans ces affaires il y a tout un côté sentimental. Et dans les affaires sentimentales il faut veiller à rester en règle avec la loi ». Bien sûr, la littérature est considérée avec d'autant plus de suspicion qu' « un pays parfait n'a pas besoin d'écrivains ».

     

    La plupart de ces observations sont formulées par la jeune Suzon, qui joue ici le rôle de l'ingénue dans les contes philosophiques du temps des Lumières. Comme il se doit, elle a l'œil clairvoyant et la remarque acérée : « Lentement passe une auto où se tient le Führer, debout comme le Prince Carnaval au cortège du Carnaval. Mais il n'est pas aussi gai, aussi joyeux que le Prince Carnaval. Il ne jette pas de bonbons ni de bouquets ; il tient une main levée mais elle est vide ».

     

    Ce serait cependant faire injustice au livre d'Irmgard Keun que d'y voir un simple témoignage, si captivant soit-il. Les féministes des années 70, qui l'ont redécouverte peu avant sa disparition, ne s'y sont pas trompées : elle s'inscrit dans une certaine littérature « féminine » de l'entre-deux-guerres ; et Liska, avec son désœuvrement, ses amies, ses bains, sa chambre saturée de parfum où règne « une douce lumière bleu d'encre », a de faux airs d'héroïne de Colette. Mais l'auteure d'Après minuit est aussi sensible à d'autres influences. Que Döblin l'ait encouragée à écrire n'est pas étonnant. Dans ce récit où dominent conversations croisées et longs monologues, l'histoire, malgré un suicide, une mort soudaine et un meurtre, reste sans arrêt au second plan : toute la place est laissée à la pure atmosphère, et c'est celle de la nuit dans les villes, des rues, des fêtes, des brasseries. Le tout restitué en grands à-plats de couleur et notations grinçantes : « Les rues étaient noires, mouillées, luisantes comme des anguilles ; le ciel soufflait des flocons de brouillard blanc. La nuit est encore une maison : ses murs vacillants vont s'écrouler et l'on sera tout nu, sans abri dans l'immense blancheur du jour ». L'expressionnisme n'est pas loin. Sans doute fallait-il un peu de sa violence et de ses discordances pour traduire l'ambiance d'un pays entrant dans l'ère du cauchemar.

     

    P. A.

     

    (1) En juillet 2016, Karin M. Brown m'envoie ces précisions :

     

    Cher Monsieur,
    Vous dites qu'Irmgard Keun est morte dans l'oubli. Pas vraiment: Claassen (avec son directeur littéraire Helmut Frielinghaus) a republié tous ses romans en une succession rapide à partir du printemps 1979, et nous (j'étais leur agent) avons réussi, et très vite, à les faire publier dans un bon nombre de pays, dont la France (Balland). Elle avait été oubliée, c'est juste, mais a pu encore se réjouir de ce renouveau qui a adouci ses denières années.
    Je lui dois cette correction, on l'aimait.

     

    photo http-_www.europe-hollywood.net

     

    Ce texte est paru une première fois le 12 mai 2014 sur le site du Salon littéraire.

     

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