• Au début de l'amour, Judith Hermann, traduit de l'allemand par Dominique Autrand (Albin Michel)

    photo Pierre AhnneStella a une fille, Ava, qu’elle conduit au jardin d’enfants et à qui elle raconte des histoires. Ava « aime les phrases simples, Stella sait que le mieux, pour [la] contenter, c'est une histoire où il ne se passe rien ». Judith Hermann a bien compris que nous sommes comme Ava : elle aussi écrit des phrases simples et le premier mérite de ce roman qui fait suite à plusieurs recueils de nouvelles est d'opter pour l'absence à peu près totale d'événements.

     

    Stella vit aux confins d'une ville et de la campagne, dans l'une des dernières maisons d'un lotissement bordant les prés et les forêts. Elle a un mari, Jason, le père d'Ava, qui est quelque chose comme architecte et s'absente souvent pour travailler sur des chantiers. Elle ne voit à peu près personne à part les vieillards qu'elle visite à domicile en tant qu'infirmière ­— Judith Hermann sait peindre avec une délicatesse sans mièvrerie les gens âgés de même que les jeunes enfants. Stella circule à vélo (« en vélo », écrit malencontreusement et obstinément la traductrice) entre sa maison et le supermarché, l'école, les domiciles de ses patients. Elle s'assied dans sa véranda, son jardin : « Il commence à faire chaud, l'heure de midi est très calme. Dans un des autres jardins, une tondeuse à gazon démarre, un cri d'enfant au loin. De la pelouse jaillissent des papillons, le ciel est gris »…

     

    Le parti pris des choses

     

    Évidemment, il y a Mister Pfister, qui habite quelques maisons plus loin, dans la même rue. Quand Jason n'est pas là, il vient sonner à la porte de Stella et demande s'il peut lui parler. Devant son refus, il insiste, passe tous les jours, dépose dans la boîte aux lettres des billets, des photos, de menus objets. Cela s'appelle le stalking, il s'agit d'une « forme obsessionnelle et anormalement prolongée de menace par harcèlement ».

     

    On voit la facilité avec laquelle tout cela aboutirait à un thriller (quel autre mot ?) et Judith Hermann indique négligemment au passage les multiples pistes qui y conduiraient et qu'elle se garde bien de prendre. Celles-ci écartées avec toutes leurs péripéties convenues, que reste-t-il ? Les choses. Celles de l'homme (« Une porte d'entrée avec des vitraux enchâssés, à gauche un banc de bois, à côté du banc un petit olivier dans un pot en terre… ») ou celles de la nature (« La lumière de mai frappe le pré de plein fouet, les arbres projettent des ombres dures, précises. Le lilas est passé, les grappes de fleurs sont marron »). Par la simple minutie de ses descriptions, Judith Hermann prête dès le début à leur présence silencieuse une inquiétante étrangeté qui ne fera que s'accentuer à mesure que le drôle de voisin persiste dans son harcèlement. Sa seule présence, dirait-on, suscite une atmosphère insidieusement angoissante, digne des films de Lynch. « Tout est trop lié, trop proche » dans ce micro-univers réduit à quelques rues, et les objets aussi, comme vus en gros plan, sortent du cadre rassurant où les cantonnait leur usage.

     

    Un imparable poids

     

    Mister Pfister, qui doit peut-être son titre ironiquement anglo-saxon à sa parenté avec tant de personnages de cinéma, passe et repasse sans jamais franchir la grille du jardin, avec une opiniâtreté qui finit par le rendre suspect : ce personnage dont on ne saura jamais rien de précis mais à qui « il est tout bonnement impossible (…) de passer devant chez [Stella] sans sonner » ne serait-il en fait que l'incarnation de ses regrets ou de sa mauvaise conscience ? Elle se rappelle avec nostalgie l'époque où elle partageait avec son amie Clara un appartement où il lui arrivait de ramener un inconnu ; son mariage vacille un peu, ses sentiments pour Jason deviennent contrastés ; elle constate à plusieurs reprises que Mister Pfister, malgré l'aversion qu'il lui inspire, est « beau ». Et le titre français ajoute à l'ambiguïté : ce « début de l'amour » désigne-t-il les origines, auxquelles elle revient sans cesse, de sa relation avec Jason, ou la possibilité (l'impossibilité ?) d'une relation nouvelle ?...

     

    Mais rien n'est dit et, dans ce récit où les choses et les gestes tiennent le rôle principal, les pensées elles-mêmes sont décrites comme des choses mentales, ayant la matité énigmatique que le récit prête aux objets palpables. Pourquoi Stella attend-elle si longtemps pour porter plainte ? Pourquoi faut-il que, tout à la fin, Pfister sorte enfin de sa réserve pour que Jason se décide à lui tomber dessus à coups de bâton ? Le dénouement qui s'ensuit ne répondra clairement à aucune question. Mais il conduit à une découverte : « Peut-être que c'est tout de même le présent qui compte, son poids léger, imparable ». Ce « poids imparable » du présent et de la présence, l'étonnant roman de l'écrivaine allemande nous l'aura admirablement donné à sentir.

     

     P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 17 mars 2016 sur le site du Salon littéraire.

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