• Auteurs méconnus : Jacques Subreuille, le malheur transparent

    photo Pierre Ahnne

     

    Il est l’héritier d’une tradition déjà longue. Le développement de l’administration, de l’économie, l’expansion des villes, devenues vite le lieu emblématique de la solitude moderne, avaient fait de l’employé de bureau une figure littéraire. En France, cela avait commencé du côté de Maupassant, continué avec Huysmans (À vau-l’eau) et, plus loin, Charles-Louis Philippe (Croquignole) ou Jean de la Ville de Mirmont (Les Dimanches de Jean Dézert). Et ailleurs en Europe aussi, Gogol, Melville, Kafka enfin avaient poussé le genre jusque dans ses prolongements les plus métaphysiques.

     

    Quand Subreuille arrive, il est déjà tard. En ces années 1930, le type de récits dont nous parlons vit ses derniers lustres. La guerre de 14-18 l’avait déjà un peu démodé, et après celle de 39-45 il disparaîtra complètement, pour ne connaître que bien plus tard un nouvel avatar, tout autre : le roman d’entreprise, qui mêle, selon des dosages divers, informatique, finances et manipulations internationales. La tragédie de l’individu actuel n’est plus la solitude au sein des foules mais l’arrachement à soi et l’absorption dans les circuits et les réseaux.

     

    On sait peu de chose de la vie de Jacques Subreuille. Du moins jusqu’à la seconde guerre mondiale, qui est venue donner un dénouement inattendu à une existence jusque-là apparemment assez semblable à celle de personnages qu’on hésite à appeler ses héros. On sait qu’il fut, comme eux, à Paris, fonctionnaire municipal, notamment au service des eaux. Vagues amitiés littéraires par ailleurs, quelques publications en revue. Enfin, la consécration, à deux reprises, du recueil de nouvelles : Temps morts (1936), puis Les Saisons d’Anatole (1938), tous deux aux éditions aujourd’hui disparues du Capricorne. Mais, sous l’Occupation, voilà que ce passe-muraille s’engage : la clandestinité et le secret, au fond, lui allaient bien. Le réseau dont il faisait partie tombe en 1943. Arrêté, il meurt à Bergen-Belsen quelques mois plus tard, à trente-deux ans.

     

    De son passage, que reste-t-il ? Un article-hommage paru peu après la Libération dans Combat et signé de son ami le poète Julien Charme. Et deux recueils, donc, soit une vingtaine de récits, dans lesquels Subreuille fait subir à l’histoire déjà usée du petit-employé-de-bureau-célibataire une révolution discrète et même presque insensible, mais indéniable.

     

    Que nous racontait d’habitude cette histoire ? La solitude, l’échec, l’ennui d’existences répétitives, d’une part ; de l’autre, les cruautés et absurdités de la vie de bureau. De celle-ci, il ne sera pratiquement pas question chez Subreuille : le bureau est, dans ses récits, une sorte de hors-champ permanent dont on présuppose l’existence comme une évidence fatale et qui n’affleure que lorsque, par exemple, Anatole, le héros récurrent du second recueil, se réjouit d’avoir « en fin de compte, des amis pas si rares que ça et excellents » ; suit une énumération de personnages dont on s’aperçoit qu’ils sont tous des collègues.

     

    Ce qui est aussi caractéristique de la manière de Subreuille à un autre point de vue. Car de l’échec, de l’ennui, de la solitude accablante, il n’est pas question non plus dans ses Saisons et ses Temps morts. De quoi est-il question, en fait, dans ces histoires lisses où absolument rien de notable ne paraît se passer ?... La voisine d’Anatole lui fait cadeau d’un chat ; un certain Pierre Pillon rencontre une jeune institutrice qui finit par accepter de dîner en sa compagnie, faisant naître en lui tous les espoirs ; un autre personnage encore se décide enfin à surmonter son apathie et accomplit une excursion à la campagne… Sauf que, sans que rien pourtant le suggère, le lecteur comprend que le chat va mourir (et la voisine peut-être aussi) ; que le dîner avec la jeune femme sera un échec ; que le succès même et le plaisir de la promenade enfoncent davantage encore l’excursionniste dans le sentiment d’une solitude essentielle.

     

    S’il a la curiosité de reprendre à chaque fois la nouvelle page après page, ledit lecteur aura du mal à saisir quels indices lui ont permis de lire entre les lignes, hors peut-être une certaine tradition pessimiste propre à ce genre de récits. L’art de l’allusion intégrale que Subreuille pratique repose d’abord sur la référence ironique à une culture commune : vous savez bien, semble-t-il chuchoter, je n’ai pas besoin de vous le dire et je n’aurais d’ailleurs même pas besoin de vous dire que je ne vous le dis pas.

     

    Il y a quelque chose de japonais dans le silence qui travaille ses étonnants récits de l’intérieur, y installant en creux un désespoir parfaitement transparent mais qui imprègne peu à peu, d’une histoire à l’autre, celui qui les lit. Tout paraît pourtant bien se passer… Le monde est là, souvent riant, offert à la curiosité et à l’émotion du personnage. Mais les notations descriptives, nombreuses, peignent en fait une nature figée et impénétrable. Les nuages sont « en stuc », l’air « sonne comme un cuivre », l’eau de la Seine semble de « pierre luisante ». Les saisons elles-mêmes sont « des figures de jeu de cartes ». Leur longue évocation, dans le récit qui donne son titre au second recueil, suscite, par-delà la fantaisie qui paraît s’y donner carrière, un étrange malaise. Comme si ces saisons devenues reines de cœur ou de pique, métaphores d’une vie qui échappe à ceux qui la vivent et se joue d’eux, annonçaient aussi à Jacques Subreuille son tragique destin.

     

    P. A.

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