• Auteurs méconnus : Jean-Marc Belain, le polar évidé

    photo Pierre Ahnne

     

    « Comme les biscuits, sauf l’orthographe », avait-il coutume, à ce que l’on prétend, de dire. Né en 1943, Jean-Marc Belain est mort il y a quatre ans, dans un oubli quasi total. Il avait publié entre 1978 et 1995 cinq romans, tous parus dans la célèbre Série noire, avant de disparaître des radars et des rayonnages.

     

    C’était la fin des années 1970. Le reflux du Sens et celui des avant-gardes avait laissé le champ libre au grand retour des genres, envisagés sous l’angle d’un nouveau maniérisme qu’on appelait alors postmodernité. Rien de tel chez Belain. Et pas davantage de réelle filiation avec le roman noir américain des années 1930, remis alors au goût du jour par Jean-Pierre Manchette, et dénonçant sur le mode désespéré le pouvoir de l’argent et la corruption générale. Il s’inscrit, si l’on veut, dans une autre tradition du roman policier, qu’on pourrait appeler métaphysique. Tradition qui, partie de Dostoïevski, courrait jusqu’à Faulkner, Bernanos et Giono. Mais ces grands exemples restent plus à distance du genre. Chez Jean-Marc Belain, les figures et les ingrédients du polar sont tous là : meurtres, disparitions, filatures, enquêtes ; armes, nuits de guet dans des voitures ; nababs tout-puissants et sbires détraqués. Cependant, aussitôt posés, ces composants traditionnels sont comme repoussés à l’arrière-plan de ses livres, où ils ne semblent soudain rien de plus que des silhouettes découpées dans un mince carton pour servir de toile de fond en ombres chinoises : il s’agit de laisser toute la place à la pure angoisse d’être au monde.

     

    « Il était temps de s’y remettre… »

     

    C’est elle qui se déploie, par exemple, dans La Soupe au cercueil (1982), à l’occasion d’une de ces scènes de guet que j’évoquais plus haut comme constituant un topos du genre. Le privé de service (en l’occurrence, il s’appelle Jack Laban), au volant de sa voiture garée le long d’une rue nécessairement sombre, glisse dans une rêverie sur le mystère de la présence, qui se prolonge sur trois pages pleines et tourne presque au poème en prose. Pour s’interrompre sur une phrase que l’auteur paraît bien s’adresser à lui-même : « Mais il était temps de s’y remettre car le rouquin sortait du bar ».

     

    Mieux encore, au milieu d’un échange de tirs, Fred Balnais, à l’abri derrière un muret, l’arme au poing, a du mal à ne pas se laisser distraire par une fissure dans le béton où se débat un insecte visiblement plus intéressant, dans son obstination énigmatique, que les délinquants pourtant très malintentionnés tapis dans les bosquets d’en face (Pourquoi tu tues ?, 1988 — les titres, Maccabées sur canapé, Les pruneaux sont servis, Pédéraste et Médisante, dans la tradition Série noire, ne sont vraisemblablement pas de Belain lui-même).

     

    À propos de rien

     

    Ce dernier exemple ne doit cependant pas induire en erreur : Laban, Balnais, Bienal, ces personnages interchangeables, affublés de transparents anagrammes, n’ont pas grand-chose à voir avec le Roquentin de La Nausée. La seconde originalité de notre auteur, après l’usage qu’il fait de la métaphysique, est la métaphysique singulière qui est la sienne et dont la construction de tous ses romans offre une image des plus frappantes. Ça commence toujours de façon très classique. Le héros est un détective privé que les vrais flics, ses anciens collègues, détestent, et réciproquement (concession à l’époque). Il occupe un petit bureau, où il reçoit des clients louches (« Le type mentait si bien que ça se voyait tout de suite »…). Après cette mise en place, un grand vide central : on piétine, on fait du sur-place, on observe des scarabées. Enfin, dans les vingt dernières pages, Belain semble se rappeler qu’il a un polar à écrire : il essaie de rattraper le temps perdu, tout s’accélère, ça tiraille de partout, on n’y comprend plus rien. Le dénouement est un paroxysme.

     

    Le recours à cette structure, qui pousse d’ailleurs à la limite les règles du polar traditionnel, est trop systématique pour ne pas être délibéré. Plutôt que de déjouer ou de déconstruire le récit policier, notre écrivain le creuse, le vidant de sa substance, qu’il remplace par autre chose. Son contenu se trouve aspiré dans une sorte de vortex central : on perd de vue l’objet de l’enquête et pourtant l’enquête se poursuit, devenue la forme même de l’humaine condition ­— une enquête sur rien.

     

    Cette passion du néant, qui est la caractéristique des étranges romans policiers de Jean-Marc Belain, se traduit dans un détail qui pourrait d’abord apparaître, là encore, comme un tribut payé aux conventions du genre. À chaque héros de roman policier, en effet, sa manie ou son attribut particuliers, boisson, vêtement, qui tiennent lieu d’épithète homérique et de clin d’œil complice au lecteur. Une célèbre auteure française a même inventé de faire parler un de ses héros en alexandrins (tous boiteux car, visiblement, elle ignore complètement les règles en la matière, passons). Ici, ce sont les goûts musicaux des protagonistes, toujours violemment contrastés, qui se voient précisés à chaque fois : les Pink Floyd et Wagner, Archie Shepp et André Verchuren, Stockhausen et David Bowie… Comment ne pas voir que ces couples contradictoires s’annulent, et deviennent ainsi un symbole renvoyant à la problématique identité des personnages eux-mêmes ?... Ces privés chagrins et transparents ne sont que des hommes, « faits de tous les hommes… » etc. C’est-à-dire, pour Belain, personne. Ulysse d’aujourd’hui dans les villes, ils étaient voués à l’oubli.

     

    P .A.

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