• Cette lumière que je vois, Sofie Laguna, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon (Actes Sud)

    https-_xavier-delorme.book.frCe pourrait être un affreux mélo.

     

    Jimmy est ce qu’on appelle un enfant « différent ». Quand quelque chose le perturbe, « [ses] cylindres et [ses] cellules tourbillonnent, [ses] tuyaux tourn[ent] sur eux-mêmes, [ses] molécules se télescop[ent] » et il court en tout sens sans pouvoir s’arrêter. À l’école, ça complique les choses. La mère de Jim, qui se consacre presque entièrement à lui, est asthmatique et « incapable de dire non à une part de gâteau à la crème » ; et son père est « comme une part de gâteau : elle ne [peut] pas lui dire non ». Même quand, sous l’influence du Cutty Sark (« avec le célèbre voilier sur l’étiquette ») et des chansons de Merle Haggard(1), il la bat. Il la bat tellement que le frère de Jimmy, Robby, le bat à son tour. Puis Robby part s’embarquer sur un bateau de pêche, papa perd son travail à la raffinerie, boit, bat tout le monde, même Jimmy, et disparaît. Jimmy reste seul avec maman. Mais maman meurt, et Jimmy se retrouve dans une famille d’accueil où sont placés deux enfants aussi spéciaux que lui. Ils l’aident à se lancer dans un long voyage solitaire qui le conduira, après quelques péripéties, vers son père retrouvé et un happy end.

     

    Être ou ne pas être Dickens

     

    Pendant tout ce temps, Jim ne pleure pas : « Je ne savais pas pleurer », explique-t-il, « même pas dans les premières secondes après être sorti de la membrane ». Mais les autres n’arrêtent pas, il y a de quoi, et on comprend qu’ils sont censés donner l’exemple au lecteur. Avec toutes ces effusions lacrymales, pour sauver le livre de la noyade il n’y avait sans doute que deux solutions. Première possibilité, être Dickens et posséder, comme lui, l’art du génial dosage entre pathétique et humour loufoque. Sofie Laguna, qui est australienne et a beaucoup écrit pour la jeunesse, n’est pas Dickens. Mais elle a découvert, en guise de plan B, un procédé qui pourrait presque se révéler parfaitement efficace : l’usage de la première personne et ses conséquences.

     

    C’est Jimmy qui parle, donc c’est Jimmy qui voit. D’où, d’abord, des effets d’un comique indiscutable (à propos de sa mère : « Quand elle essayait de grimper dans son arbre généalogique (…) les branches se cassaient sous ses pieds. Même si on tapait sur l’arbre avec un bâton, rien ne tombait »). Plus subtilement, et comme dans un conte de l’époque des Lumières, l’enfant quasi sauvage et en même temps très sophistiqué qu’est Jim perçoit le monde à travers une grille que le lecteur est incité en permanence à démonter. Entre les lignes, nous voyons le mal, le crime, la misère sociale et affective. Et quand une petite fille raconte une histoire dans laquelle un « homme très grand » dit à un enfant : « Compte ce qu’il y a sur les étagères, c’est tout ce que je te demande (…), bravo, penche-toi encore un peu, très bien », nous savons de quoi il s’agit.

     

    « Le moteur de la terre rugit. »

     

    Enfin, au-delà du réalisme indirect et de la volonté de dénonciation, l’étrangeté de Jim emporte le récit dans un univers spectaculairement poétique. Pour lui, tout est lié, des circuits complexes irriguent aussi bien le monde des hommes et des animaux que celui des choses. Les uns comme les autres constituent de mystérieuses machines vivantes : « Sous l’océan, le moteur de la terre rug[it], poussant l’eau en avant » ; « L’énergie de la raffinerie, qui [a] traversé le bras de papa jusqu’au visage de maman, se retrouv[e] dans [les] cellules » de Jimmy ; lui et son frère, malgré la pluie, « rest[ent] au sec grâce à la chaleur transmise par [leurs] capteurs solaires ».

     

    Même si Sofie Laguna n’est pas non plus Elsa Morante, et que Jim n’est pas le bouleversant Giuseppe de La Storia, cette plongée dans l’esprit d’un être à part des autres sauverait intégralement un récit qui aurait su s’adapter, en termes de longueur, aux dangers que son propos recèle. Mais 360 pages !... Le procédé s’use, il révèle sa trame et perd de sa magie. Le lecteur se lasse de circonstances et de techniques trop répétées. Il n’est plus capable d’apprécier à leur juste valeur « le mur des pères », « les papillons de nuit » qui encombrent les poumons de la mère, ou cette interrogation sur le passé : « Est-ce qu’il disparaît après avoir existé ? Est-ce que quelque chose le garde ? Les souvenirs [sont]-ils stockés dans l’espace du sous-sol ? »…

     

    C’est bien dommage de nous avoir gâté tout ça. Simplement pour faire un gros livre ...

     

    P. A.

     

    (1) En particulier Someday When Things Are Good, que vous pouvez écouter vous-même en cliquant sur ce lien.

     

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