• Ceux de 17 : Un élément perturbateur, Olivier Chantraine (Gallimard)

    Il y a toujours des livres dont on n’a pas le loisir de parler à temps ou qui parviennent trop tard à bon port. Pourtant ils mériteraient bien qu’on en parle. Pendant quelques semaines, en parallèle à mes découvertes de la rentrée de janvier, j’évoquerai donc des titres parus avant la fin de l’année dernière, quelquefois même avant l’été. Et les ouvrages les plus instructifs ne sont pas nécessairement les plus réussis. Exemple…

     

    http- www.dvdclassik.com

     

    Ce qu’on pourrait appeler le roman d’entreprise constitue sans doute un lointain successeur du roman de bureau inventé par Courteline et bien d’autres à l’époque où, avec le développement de l’administration et de l’économie, l’employé allait devenir une des incarnations de l’anti-héros moderne. Mais si le monde des ronds-de-cuir se prêtait volontiers à une forme de comique absurde susceptible de virer à l’inquiétude métaphysique, celui des open spaces et des machines à café paraît moins favorable à la littérature. Pourquoi ? Le discours technique, la critique convenue du système, l’abus de personnages et de situations stéréotypés sont autant de dangers évidents, qui n’épuisent pas la liste des explications possibles… Mais il est toujours permis d’espérer. Olivier Chantraine, pour son premier roman, choisit une thématique risquée, c’est audacieux.

     

    Serge, à quarante-quatre ans, habite avec sa sœur, a un frère ministre des finances, souffre d’une aphasie qui le prend dans les moments cruciaux et cultive une prédilection étrange pour les pharmacies, « ces havres de paix délicieusement aseptisés ». Cela fait beaucoup pour un seul personnage mais il devait être clair dès le départ que celui-là, qui, nous dit-il, n’a « jamais nourri de grandes attentes envers quoi que ce soit », était, dans l’existence en général et dans la vie professionnelle, un « élément », sinon déjà « perturbateur », au moins atypique. Il exerce, étrangement, la profession d’analyste financier, dans une boîte d’optimisation fiscale où l’a fait entrer son frère ministre. Et celui-ci avait bien tort, le connaissant : en travaillant sur un dossier particulièrement embrouillé, Serge découvre un montage destiné à amener, par des voies peu légales, des fonds au parti que ledit ministre vient de créer, et qui s’appelle « La France qui avance ». Oui, parce qu’entre-temps le frère s’est déclaré candidat à la présidentielle, passant ainsi devant le président actuel, peu populaire en fin de mandat, et à qui il devait pourtant tout… Bref. Nous assistons à la libération de Serge, laquelle passe par la conquête de la belle Laura, jeune collègue pleine d’ambition qui lui trouve, on ne sait pourquoi, un charme fou, et, parallèlement, par la découverte progressive de la vérité, qui conduira notre héros, ainsi qu’on s’en doutait, à devenir le « perturbateur » du titre.

     

    Intarissable

     

    Tout cela pourrait par moments être assez drôle si seulement ça ne cherchait pas tant à l’être. Une recherche qui nous fait parfois plonger dans les abysses du comique — on est ainsi prié de s’amuser d’un monsieur qui a mauvaise haleine. Et pas qu’une fois : chaque fois que le personnage apparaît, une fine plaisanterie vient nous rappeler cette particularité désopilante. Mais on a bien d’autres occasions de rire. Les comparaisons, par exemple, incessantes aussi, donnent lieu à un vrai feu d’artifice verbal : « rester près d’elle une minute de plus serait aussi intelligent que de jouer avec un petit fil de fer barbelé sous un grand pin au milieu d’une prairie en plein orage » ; « face à une femme, la majorité des hommes sont aussi vulnérables que des soldats de l’ONU engoncés dans leur gilet pare-balles face au lance-roquettes d’un combattant de l’État islamique posté à cinq mètres d’eux » ; « … dit-il en fixant Laura avec la même lueur dans les yeux qu’un labrador devant une tranche de jambon ibérique abandonnée à l’apéritif sur une table basse de salon ». Comme dit le classique : « Ah, de l’esprit partout ! Cela ne tarit pas ».

     

    L’art du kit

     

    Mais alors, on est obligé de l’avouer, c’est mal écrit. Je sais tout ce qu’on pourrait trouver de problématique à cette expression, et je m’explique. Je ne parle pas de tous les « espace dédié au petit déjeuner » et autres « il m’arrive (…) d’observer ses lèvres bouger ». Mais ces phrases qu’on dirait en kit, faites de « tentatives désespérées », de « vide intellectuel intersidéral » et de « semblant d’avis sur le monde »… De temps à autre, il est vrai qu’en se prenant les pieds dans ses formules toutes faites l’auteur produit des monstres assez réjouissants. Il est ainsi question de flocons qui « s’effondr[ent] les uns à côté des autres », de pieds trop chaudement chaussés et qui « suffoqu[ent] », d’une odeur de café qui « irradie paisiblement [des] narines ».

     

    Tout cela ne serait rien. Il y a aussi le message. Non seulement on pourrait trouver quelque chose d’assez déplaisant à la haine des hommes politiques et au credo du tous pourris partout étalé. Mais fallait-il vraiment nous dire, en toutes lettres, avec componction, que « notre société se noie dans un océan de bavardages » » ; que « leur système est basé sur le fait d’empêcher les fourmis travailleuses de s’asseoir et de prendre le temps de réfléchir au sens de leur action » ; que « le running représente la victoire ultime du capitalisme »… ? Enfin, il paraît que la volonté de réparer le monde avec les vivants qui l’habitent fonde une des tendances actuelles de la littérature. Et on nous avait bien prévenu que le héros, qui est aussi le narrateur, aimait beaucoup les pharmacies…

     

    P. A.

     

    Illustration : photo du film Le Procès, d'Orson Welles (1962)

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  • Commentaires

    2
    Mercredi 31 Janvier 2018 à 17:36

    Il y a des mots qui font plaisir...

    1
    Fabienne
    Mercredi 31 Janvier 2018 à 15:40

    Magnifique!

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