• Dans les eaux profondes…, Sara Lövestam, traduit du suédois pas Esther Sermage (Actes Sud)

    groix.com.chez-alice.frOn pourrait résumer le livre de Sara Lövestam par une formule très injuste : un roman militant contre la pédophilie. Dit comme ça, évidemment, ça ne donnerait pas très envie de s'y plonger. Et ce serait à la fois vrai et faux, car dans cette formule le mot clé serait le mot roman.

     

    La pédophilie, cependant… Une obsession plutôt protestante et septentrionale (songeons à La Promesse, de Dürrenmatt, à Festen, à d'innombrables polars suédois, justement). Et la plus récente image du Mal dans nos sociétés. Malte et Kalle ont cinq ans, vont à la « crèche » (qui semble correspondre à notre école maternelle) et s'aiment. La vie familiale de Malte n'est pas vraiment ce qu'elle devrait être, entre une mère portée sur la bouteille et un « beau-père » encore pire. Aussi le confie-t-on de plus en plus volontiers à l'aimable Roger, lequel, dès qu'il est seul avec lui, lui demande d'enlever son pull ou mieux encore son pantalon. Nozat, qui a quinze ans et fait un stage à la même crèche, se doute de quelque chose car, hacker débutant, il a accédé par hasard à une mailing list intitulée Love a little. « Le Témoin », qui habite en face et compose des mots croisés pour un journal, observe tout ce qui se passe dans la cour et la rue. Lui aussi a des soupçons mais il est trop occupé à exhumer et affronter les souvenirs de sa propre enfance, de son adolescence, du suicide de Cecilia, et des circonstances dans lesquelles lui-même a, des années plus tôt, décidé de changer de sexe.

     

    Sara Lövestam entrecroise ces fils comme ce dernier personnage construit ses grilles, en une intrigue, il faut le dire, palpitante, pleine de surprises et semée de jeux de miroirs. Celle-ci aboutit à la rencontre de l'adolescent « étranger » et du transsexuel, qui, à eux deux, entreprendront de sauver l'enfant. Tout cela pourrait, on le voit, être malgré tout d'un moralisme désespérant et d'une affligeante conformité aux dogmes du politiquement correct — même si chacun, de plus en plus, donne à cette expression passe-partout le sens qui l'arrange. Mais trois choses préservent de ces dangers le livre de la romancière suédoise : l'habileté de la construction, dont je viens de parler, l'humour et un certain art du décalage.

     

    De l'humour, il en faut pour saisir et pour peindre les perplexités d'enfants de cinq ans face à l'univers contradictoire et déconcertant des adultes. Et il en faut aussi pour mettre en scène la rencontre d'un transsexuel pour le moins renfermé et d'un adolescent d'aujourd'hui très typique. « Comment communique-t-on avec un adolescent ? Plus généralement, comment communique-t-on avec les autres ? » se demande Viviane (ci-devant Thomas). Car tout est affaire de langage dans cette histoire de mots croisés, d'informatique et d'enfants qui ne disposent pas des termes propres à désigner ce qui leur arrive. S’ils ne peuvent « dire ni "oui" ni "non" » aux adultes c'est qu'ils se demandent en permanence non ce qu'eux-mêmes ont à exprimer mais ce que ceux-là attendent qu'on leur réponde. Et Nozat, de son côté, se demande de quel pronom personnel il doit se servir pour désigner Thomas-Viviane (« Qu'est-ce qu'il faut dire, à la fin ? »).

     

    Tout cela nous amène au décalage. Aucun de ces personnages n'est évidemment tout à fait là où il serait censé être selon les critères sociaux dominants (« Je ne pige pas » disait Cecilia au Témoin, « Comment tu peux dire que tu es une fille si tu as un éléphant dans le pantalon ? » ; et Kalle, ayant proposé à Malte de jouer avec lui, déclare : « Tu n'as qu'à faire le papa (…). Fais la vaisselle ».) Mais tout l'art de Sara Lövestam tient en ceci que nous ne sommes jamais non plus tout à fait avec aucun d'eux. Par le jeu alterné des points de vue, à l'intérieur de chaque point de vue même, elle sait instaurer une distance, parfois infime, qui, sans empêcher l'empathie, place le lecteur dans le stimulant inconfort qu'exige par ailleurs le sujet. De ce point de vue, les nombreux passages mettant en scène les enfants sont bien sûr emblématiques. On doit, encore une fois, admirer la justesse et l'aisance avec lesquelles l'auteur entre et nous fait entrer dans la tête de garçons de cinq ans. Mais, bien sûr, en leur compagnie, on ne cesse de lire entre les lignes, et le monde des grands nous apparaît, vu par eux, dans une perspective faussée qui le rend à sa vérité. Ce qui n'empêche pas leur vision de contaminer subtilement celle des autres personnages, pour lesquels les objets, comme dans un inquiétant conte de fées, prennent peu à peu discrètement vie : « La relation du témoin avec la porte de son appartement a changé. Ils ont entamé une aventure secrète » ; « Viviane s'agrippe si fort aux accoudoirs que, s'ils étaient vivants, ils étoufferaient ». On pense par moments à Elfriede Jelinek, celle de La Pianiste et des Exclus. Qu'il faille nommer un auteur si rétif aux bons sentiments pour lui trouver des modèles, cela en dit long sur les mérites de la jeune écrivaine suédoise. Qui, grâce à une impeccable maîtrise du pas de côté, installe sans conteste son problème sociétal dans le domaine de la véritable littérature.

     

    P. A.

     

     Ce texte est paru une première fois le 3 mai 2015 sur le site du Salon littéraire.

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