• Des petites filles modèles, Romain Slocombe (Belfond, « Remake »)

    http-_annesofi-bijoux.marcadet.frLes transpositions ont-elles leur intérêt ? J’ai déjà dit ma perplexité devant la collection « Remake », chez Belfond, qui « propose à des écrivains de puiser dans le patrimoine littéraire ». Le Retour de Bouvard et Pécuchet, de Frédéric Berthet, inaugurait l’entreprise sans dissiper mes doutes. Ensuite nous avons eu d’autres ouvrages, puis, récemment Leurs Contes de Perrault, par divers auteurs. Après avoir parcouru ce dernier livre, j’ai eu envie de lire le texte d’Emmanuelle Pagano, toujours talentueuse, et qui, de surcroît, a eu l’originalité de choisir Grisélidis. Pas les autres.

     

    Mais, quand même, Des petites filles modèles… Qui, parmi les gens de mon âge, n’a vibré, en ses jeunes années, à la prose de la Comtesse ? Grands parcs, promenades à âne, pantalons ornés de dentelles, petites filles fessées à tour de bras, quoi de plus charmant ? Et comment résister à l’envie d’aller voir ce que Romain Slocombe en aurait fait ?

     

    Palimpseste

     

    On est d’emblée bien disposé en constatant qu’il ne s’agit d’une transposition qu’à demi. On échappera à « Camille et Madeleine en boîte », alors qu’on n’avait pas coupé à « Bouvard et Pécuchet au sauna gay ». En situant son roman en 1909, l’auteur le place matoisement à une distance temporelle suffisante de nous pour que, sans être de son époque originale (le Second Empire), il se trouve éloigné de la nôtre au point de nous apparaître dans le même flou couleur sépia. Des obsessions le scandent qui sont bien de son nouveau temps : l’hygiène, la médecine, les esprits, les mystères de la féminité et le sang, surtout menstruel. Ce livre obsédé par l’idée de contamination se laisse en permanence envahir  par des fragments de textes et de discours empruntés à l’époque où il se situe : livres édifiants, clés des songes, manuels de civilité, recettes de cuisine et descriptions de toilettes issues de la presse féminine des années 1900. Mais Slocombe va plus loin : jouant avec l’idée de « modèle », il dispose tout un réseau de références littéraires qui mettent l’œuvre de madame de Ségur en résonance avec bien d’autres. Au premier chef, celle que Valentine Penrose a consacrée à Erzsébet Bathory, La Comtesse sanglante. Mais on croise aussi, dans ou entre les lignes, le James du Tour d’écrou, Fénelon, Mirbeau, Boyer d’Argens ; et Sade, bien sûr, en embuscade.

     

    Cet effet « palimpseste », qui déjoue adroitement les pièges de l’adaptation ou de la transposition traditionnelles, est le premier charme de ces nouvelles Petites filles modèles. Il constitue aussi un commentaire oblique de l’œuvre qui les a inspirées, dont il révèle la perversité inconsciente ( ?) et met en évidence les fondements idéologiques (« Une bonté pleine de condescendance, mais sans familiarité, voilà quel est le devoir des supérieurs envers les inférieurs »).

     

    Gothique

     

    Ce n’est pas là, évidemment, le plus original du livre. Et le plaisir qu’on éprouve à le lire vient davantage du décalage entre la prose élégante, pleine de componction (beau pastiche), et le vrai propos, qui ne se révèle que peu à peu. Ici pas de Sophie ni de fouet, mais un général Dourakine surgi au moment opportun pour précipiter le dénouement d’une intrigue complexe. Elle mêle madame de Rosbourg et sa fille Marguerite à madame de Fleurville et aux siennes, Camille et Madeleine, comme de juste. Les deux premières, victimes d’un accident de la route, sont recueillies par les trois autres en leur château, à partir de là il se passe des choses bizarres. Je me garderai bien d’en donner le détail, ne voulant pas priver le lecteur potentiel des détours d’une construction assez retorse, lesquels le mèneront des belles pièces de la demeure des Fleurville jusque dans des caves dignes du roman noir le plus gothique. Le tout avec un sens réel de la narration, du suspense, et imprégné d’un érotisme permanent quoique enveloppé, l’essentiel étant raconté au point de vue de la cruche de service, j’ai nommé Marguerite. D’où quelques passages qui ne manquent pas de sel : « Pendant que les mains pétrissaient son corps, retroussant sa robe et ses jupons, que des doigts brutaux profanaient son intimité, Marguerite se récita en elle-même les litanies de saint François de Sales »…. Elle les récite, et irait jusqu’au bout si, au dernier moment, un événement inattendu ne venait, etc.

     

    On l’aura compris, ce « remake » est plein d’humour, d’érudition, de finesse et d’habileté. Va-t-il plus loin ? Soyons franc : non. J’attends toujours qu’on me fasse lire un ouvrage conçu sur le même principe et qui soit marqué au coin de la nécessité. Mais celui-ci, au moins, l’est à celui de l’intelligence. C’est déjà ça.

     

     P. A.

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