• Effraction, Alain Defossé (Fayard)

    http-_files1.structurae.de_filesDéjà dans On ne tue pas les gens (Flammarion, 2011), les lieux jouaient un rôle essentiel, au point qu'on aurait presque pu considérer comme le personnage principal du roman la petite ville bretonne qui lui servait de décor. Ici, tout se passe à Paris, plus précisément dans le XIXe arrondissement, avec ses rues « laides, hétéroclites, si insignifiantes qu'elles pourraient ne pas exister, qu'elles se laissent rêver ». La première originalité d'Alain Defossé est peut-être là, dans la manière dont il fait naître une atmosphère quasi onirique de la description la plus minutieuse du quotidien. Ce mystère du quotidien réside aussi dans les objets, dans les gestes, que l'écriture précise et toute en vibrations restitue avec une exactitude frôlant l'inquiétante étrangeté. Et le récit de ressusciter, non sans humour, certaines reliques qui joueront le rôle de madeleines de Proust, tel le « porte-clefs Esso, un petit bonhomme en caoutchouc dont la tête figure une goutte d'huile » et que l'héroïne revoit « se balanc[er] en souriant entre les branches beiges du volant de la Dauphine ».

     

    « Des verres qui s'entrechoquent et des drames qui se dénouent… »

     

    Car, comme toujours chez Defossé, le temps et la mémoire tiennent aussi une place centrale. À soixante-dix ans, Anne Rivière, qui porte un nom limpide, a tout effacé de sa jeunesse. Mais un cambriolage, l' « effraction » du titre, sera l'élément déclencheur qui va la tirer de cette amnésie peut-être volontaire et faire progressivement ressurgir le passé. « On ne sait pas pourquoi ». « Peut-être est-ce un simple accroc dans une vie très lisse, qui dévoile, comme une déchirure sur un canapé montre au-dessous quel tissu le recouvrait avant, qu'il était rouge et doré avant d'être beige et neutre ». Dans le passé de cette femme vieillissante et « pleine de rituels » il y a donc des couleurs, « des verres qui s'entrechoquent et des drames qui se dénouent ». Prise d'une fascination irraisonnée pour son voleur, elle se lance sur ses traces entre canal de l'Ourcq et avenue Jean-Jaurès. À la suivre dans cette parodie d'enquête policière on s'approche très progressivement, jusqu'à l'accélération finale, d'un secret fait de passion, de souffrance et d'exotisme, tout comme dans les vrais romans. Seulement, Alain Defossé n'étant pas tout à fait un romancier comme les autres, ce secret ne nous sera livré que par fragments, dérobé en même temps que dit. La rivière, c'est aussi le courant et la fuite. Vouloir saisir le passé, c'est étreindre l'absence : comme l'ancien amant, le jeune cambrioleur et l'héroïne elle-même s'évanouissent, peut-être pour d'autres cieux, dans ce roman de la disparition dont la dernière phrase se clôt sur l'image d' « une vitre brisée sur du vide ».

     

    Du passé : quoi d’autre ?...

     

    « Je pourrais être une héroïne de roman (…). Quelqu'un vous prend, un écrivain, ou il vous invente, et fait de vous, de moi, une héroïne de roman. Ça s'appellerait "Anne Rivière", ou juste "Rivière", c'est pas mal ». Ainsi parle Anne. Une solitaire, comme l'était le narrateur d'On ne tue pas les gens, dont le prénom aussi commençait par un A. Et si Alain Defossé, dans ce roman-ci, oscille savamment entre première et troisième personne, monologue intérieur et propos rapportés, c'est peut-être que cette « héroïne » qui passe son temps à observer les autres, à s'observer elle-même et à rêver sa vie ou la leur, est aussi bien, à sa façon, une romancière. Devant son ordinateur, on la voit qui « se concentre, se demande quelle musique va apparaître sur l'écran, quelle musique du passé, car elle le sait à présent, c'est du passé qui va apparaître sous ses doigts : quoi d'autre ? » À reconstituer non seulement un peu de la matière fragile et lacunaire dont est fait le temps, mais aussi le travail toujours inachevé de qui s'efforce de le recomposer, l'auteur d'Effraction réussit, en plus du reste, une belle méditation sur l'écriture.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 20 août 2015 sur le site du Salon littéraire

     

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  • Commentaires

    2
    Samedi 17 Octobre 2015 à 18:27

    Mais ce charme est tout entier dans les pages d'Alain Defossé !...

    1
    Fabienne
    Samedi 17 Octobre 2015 à 18:25

    Bien tentant, ce roman, du moins tel que tu nous le présentes... Même si, pour moi, les rues du XIXe arrondissement possèdent toujours un charme prenant, simple reflet sans doute d'une nostalgie jamais éteinte pour ce quartier...  

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