• Entretien avec Victor Remizov

    Au moment de franchir le seuil de son hôtel, on ressent beaucoup d’impatience et un petit peu d’appréhension… Après tout, cet homme a « expérimenté tout ce qu’[il] a décrit dans [son] livre (…), chassé et pêché dans la taïga, fait du radeau seul sur les rivières, chassé des ours et des élans ». Comment ne pas éprouver un peu d’émotion à l’idée de s’entretenir avec un chasseur d’ours ?

     

    Mais Victor Remizov, dont l’admirable roman Volia Volnaïa vient de paraître chez Belfond dans une belle traduction de Luba Jurgenson, est un homme extrêmement sympathique, calme, qui s’exprime d’une voix douce dans un russe fluide et discret (son épouse Tatiana assure la traduction avec aisance). J'ai dit ici mon enthousiasme pour le livre, premier de l’auteur et à paraître en français. Aussi, sachant que celui-ci était à Paris pour quelques jours, ai-je sauté sur l’occasion qui m’était donnée de le voir. Arrivé de Moscou le matin même, il a bien voulu répondre à quelques questions pour les lecteurs de ce blog.

     

    Victor Remizov

     

     Avez-vous toujours écrit ?

     

    J’ai toujours été journaliste. Pour ce qui est de l’écriture « littéraire », j’ai publié pour la première fois des nouvelles, il y a dix ans. Mais elles avaient été écrites vingt ans plus tôt.

     

     

    Comment écrivez-vous ?

     

    Le matin, à l’ordinateur. Et loin de chez moi : je dois m’éloigner et m’isoler pendant trois semaines ou un mois environ. Pas plus, car c’est très fatigant. Je me retire ainsi pour plusieurs séjours, pendant lesquels j’écris entre quarante et quatre-vingt-dix pages. Vers la fin, je relis, et parfois je redécouvre des choses que j’avais écrites et dont je ne me souvenais pas — quoique j’aie tout en tête au moment de l’écriture proprement dite.

     

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

    Oui, bien sûr. Parfois aussi un plaisir. Et quelquefois aussi une souffrance. Récemment, je suis allé passer deux semaines dans une maison à la campagne pour écrire. Les sept premiers jours, pas une ligne ! Pourtant j’étais assis à mon bureau toute la journée… La semaine suivante, j’ai réussi à produire dix-neuf pages. Mais le roman auquel je travaille en ce moment est très difficile…

     

     

    Après avoir publié un recueil de nouvelles en 2008, vous êtes venu relativement tard au roman. Pourquoi cela ?

     

    Après la parution de ces nouvelles, j’en ai publié d’autres encore dans des revues littéraires. Mais mon premier roman a mis beaucoup de temps à mûrir, peut-être justement parce que c’était le premier. J’ai dû aussi m’arrêter fréquemment, il y a eu des interruptions dans l’écriture. Mon deuxième roman, qui vient de paraître (en Russie, ndlr) m’a demandé deux ans de travail. Le troisième, je suis dessus depuis trois ans et demi, et je crois en avoir encore pour deux ans au minimum. Pourquoi je n’ai pas abordé plus tôt  le genre romanesque ?... Peut-être que j’avais peur de la forme longue.

     

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

    Tolstoï. La prose de Pouchkine. Mais mon style est différent du leur. Chez Tolstoï, la figure de l’auteur-narrateur est très présente. C’est un dieu, qui sait tout de ses personnages et connaît leurs pensées les plus secrètes. Il embrasse tout dans son regard. Alors que je ne vois le monde qu’à travers le regard de mes personnages. Cette utilisation du point de vue interne n’est pas du tout typique de la littérature russe. Il arrive que je glisse d’une vision externe à une vision interne dans le cours de la même phrase. Ça provoque quelquefois ce qu’on pourrait considérer comme une erreur grammaticale, à condition de le remarquer, ce que les lecteurs d’habitude ne font pas car ils sont trop pris par l’action. Ce qu’en revanche ils remarquent, c’est le résultat de cette technique, qui est de donner une image très sensorielle du monde. On a beaucoup parlé de vision cinématographique à propos de ce que j’écris. Mais ce n’est pas un but que je me propose, c’est venu comme ça, simplement.

     

     

    Comment voyez-vous la situation du roman russe aujourd’hui ?

     

    (Long silence, ndlr.) Il me semble qu’il y a beaucoup de recherches de formes nouvelles. Beaucoup d’auteurs refusent les formes anciennes car ils les considèrent comme inutilisables. Mais je crois que le problème n’est pas là. Les grands romans russes, ceux de Tolstoï, de Dostoïevski, s’occupaient des problèmes essentiels de la vie humaine. C’est cette profondeur qui manque au roman russe contemporain. Le problème de la forme est secondaire.

     

    Mais il s’écrit beaucoup de romans. Quand j’ai été sélectionné pour le Big Book Award, il y avait cinq cent quatre-vingt-dix romans en compétition.

     

    Victor Remizov

     

     On distingue deux grandes sources d’inspiration dans votre roman : l’homme face à la nature sauvage et le tableau de la société russe actuelle. Laquelle est la plus importante à vos yeux ?

     

    La nature est une source de joie pure, où je puise l’amour de la vie et le sens de l’harmonie. La vie moderne en Russie est une source de grand chagrin. Les deux sont très importantes. Elles sont au fondement de ma création.

     

    Il y a une contradiction énorme entre deux mondes : la nature offre l’image de rapports harmonieux et purs entre les êtres ; on se dit que ce que le Seigneur a créé, c’est pas mal ; au contraire, ce que les hommes font aujourd’hui en Russie est plutôt à déplorer. Il y a donc un immense contraste. Et c’est très bien pour la littérature. Ce contraste est à l’origine de ma création, même si, là aussi, c’est venu tout seul, je n’en avais pas l’idée à l’avance.

     

     

    En lisant Volia Volnaïa, j’ai été frappé par des similitudes apparentes avec certains romans américains qui parlent aussi de l’homme dans les grands espaces naturels. Quelle est à votre avis la spécificité de votre roman, et du roman russe en général quand il aborde ce genre de thèmes ?

     

    Je ne connais pas très bien la littérature américaine contemporaine. Parmi les classiques, bien sûr il y a London, Thoreau… Mais il me semble que le roman américain qui parle de la nature est essentiellement un roman d’aventures. Moi, je ne raconte pas des aventures : je décris le quotidien d’hommes qui vivent au sein du monde naturel. C’est une vie qui n’a rien de particulier pour eux : chasser, pêcher, c’est leur travail. Ils ont de la chance… Peut-être peut-on mener ce genre de vie en Alaska ?...

     

     

    Il me paraissait qu’une différence possible entre roman russe et roman américain était la présence de l’Histoire…

     

    C’est possible, car nous avons eu une Histoire plus longue qu’eux. Et il est vrai que mes personnages, qui veulent résoudre les problèmes qu’ils rencontrent aujourd’hui, sont obligés pour cela de chercher des solutions dans les problèmes du passé.

     

    Et puis, encore une fois, mon roman n’est pas un roman d’aventures. C’est un roman-parabole, qui parle de la Russie contemporaine.

     

     

    Vous avez publié depuis Volia Volnaïa un deuxième roman, vous travaillez à présent à un troisième : ces deux romans ressemblent-ils ou ressembleront-ils au premier ?

     

    Le deuxième se situe tantôt dans une petite ville de Sibérie, tantôt à Moscou. C’est encore un tableau de la Russie actuelle. Les personnages principaux sont deux jeunes filles, autour desquelles gravitent d’autres jeunes gens, qui cherchent tous des solutions aux problèmes d’aujourd’hui. Et il y a aussi une histoire d’amour…

     

    Mon troisième roman sera un roman historique. Il se déroulera entre 1949 et 1953, en des lieux assez sauvages aussi, puisqu’on sera dans le nord de la Russie, vers l’endroit où l’Ienisseï se jette dans l’Océan, au-delà du cercle polaire. Là, du temps de Staline, un grand chantier a été ouvert, dans le cadre duquel des hommes ont construit, en quatre ans, mille deux cents kilomètres de voies ferrées. On connaît le chantier du canal de la mer Blanche, celui-ci beaucoup moins…

     

    Les deux photos qui illustrent cet entretien figurent ici avec l'aimable autorisation des éditions Belfond ; la seconde est tirée des archives personnelles de Victor Remizov ; elle le montre dans la taïga sibérienne.

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