• Né en 1978, Dan Nisand vient de publier, aux Avrils (groupe Delcourt), un premier roman, Les Garçons de la cité-jardin. J’ai été impressionné (voir ICI) par l’ampleur de l’entreprise, qui conjugue brillamment drame social, tragique familial, portrait d’un lieu et d’une région. Et par l’audace consistant à choisir, en fait de région, l’Alsace, difficile à dépeindre et, du reste, rarement dépeinte en dehors de ses frontières. Tant de culot et d’originalité méritait bien quelques questions…

     

     

     

    © Manon Bucciarelli

     

     

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     Ça a été presque immédiat : un des plus grands souvenirs de ma vie, c’est le moment où, enfant, j’ai appris à lire et à écrire. C’était à la veille des vacances de la Toussaint et, quand on m’a expliqué que, la semaine suivante, je n’aurais pas école, j’en ai pleuré…

    Bien sûr, comme beaucoup d’enfants, je me suis mis à réaliser des petites BD et des petits livres. Pour mes dix ans, mon grand-père m’a offert une machine à écrire : j’ai tapé à la machine tout l’été…

    Mais, ensuite, j’ai fait d’autres choses. De la musique, en particulier. Puis, un jour, au lycée, en seconde, on nous a demandé d’écrire une nouvelle. Je me suis alors trouvé plongé pour la première fois dans cet état d’obsession positive qui vous fait tout oublier… Très vite, j’ai senti que c’était cela que je devais faire.

     

     Comment écrivez-vous ?

     Il m’a fallu huit ans de travail pour écrire Les Garçons de la cité jardin. En 2010, j’avais la trame narrative. L’idée de situer l’action dans la cité-jardin est venue ensuite. Puis il y a eu de nombreux essais, des erreurs, des changements de temps, de point de vue… De 2016 à 2018, j’ai relu et réécrit. La première page, je crois l’avoir recommencée quelques centaines de fois. Et pendant tout ce temps je n’ai montré mon texte à personne. Pas même à ma compagne. J’avais peur par moments de sombrer dans la folie !

    Tout cela à un rythme très irrégulier. Je suis très structuré dans ma méthode, qui consiste à prendre des notes, à les retravailler, à les reporter plusieurs fois ; mais, pour ce qui est de l’organisation du temps, j’écris dans un grand désordre. Par à-coups, et souvent la nuit.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     En tout cas, ce n’est pas un métier. Je suis un peu de l’avis de Kurt Cobain, qui disait : ma musique est une expression de ce que je suis ; le métier, c’est ce que je fais quand je réponds à une interview. Michon dit à peu près la même chose : il ne faut pas en faire un métier. C’est surtout de l’ordre de la sorcellerie : on essaie de susciter un miracle.

    Un travail ? Plutôt une obsession. Ou un devoir. J’ai deux grandes motivations. D’une part, je ressens le besoin d’exprimer ce que j’ai en moi, la fureur qui est en moi. Et, par ailleurs, j’ai le désir de réaliser, tout simplement, une œuvre !... Je veux savoir ce que ça fait d’être dans la forge de Vulcain. D’où ça sort ? C’est la question que je me pose quand je lis certains textes qui m’enthousiasment. Et il n’y a qu’en écrivant soi aussi qu’on peut y répondre.

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Il y a des auteurs que j’admire tout en me sentant loin d’eux. Michon, par exemple, que j’ai cité tout à l’heure, est très érudit, très littéraire, plutôt éloigné du roman, au contraire de moi. Si je veux citer des auteurs qui m’ont aidé dans mon chemin, il y a Tchekhov, Dostoïevski, Tolstoï, mais aussi Simenon, Henry Miller, aussi bien que Kafka ou Virginia Woolf. Je pourrais aussi citer des gens qui ne sont pas des romanciers, comme Artaud, qui me fascine par sa façon organique d’écrire, ou, dans des domaines différents, Barthes, Nietzsche…  Et j’allais oublier Proust ! Je n’ai jamais rien lu d’aussi énorme.

     

     Sans cacher que vous vous inspirez de la cité Ungemach, située dans la banlieue de Strasbourg, vous la transposez à Mulhouse sous le nom de « cité Hildenbrandt ». Faut-il interpréter ce déplacement comme un signe de votre volonté de faire un roman et non une étude sociologique ? 

    Tout à fait. Je cite encore Michon : « L’homme dont parle la littérature n’est pas celui qu’interroge la sociologie ». Je fais du roman. Et j’assume le côté despotique qu’il y a dans le fait de créer cet espace en lui redonnant un nom. Je dois dire aussi que mon expérience personnelle de la cité Ungemach, que j’ai beaucoup fréquentée enfant et adolescent, n’a pas toujours été agréable. Le fait de la transformer en cité Hildenbrandt me permettait de dire ce que je voulais sans m’exposer à ce qu’on vienne me reprocher ceci ou cela.

    Cela dit, Ungemach a été pour moi un formidable lieu d’observation de la réalité, d’une certaine réalité, au moins, celle d’un milieu populaire, blanc, avec ses rituels, ses comportements. J’y ai mis beaucoup de souvenirs précis : les voisines qui se parlent d’une fenêtre à l’autre, bien d’autres choses...

    Mais pour en revenir plus précisément à votre question, oui, je veux faire du roman. Je n’aime pas le mot « fiction », tant utilisé aujourd’hui. Pour moi, la fiction, c’est un travail technique, la plupart du temps bien fait, tel celui qui produit les pubs ou les séries. C’est le triomphe de l’entertainment. Alors que le roman est un art.

    Parmi les auteurs que je citais plus haut, j’aurais aussi pu évoquer René Girard, une de mes grandes découvertes : La Violence et le sacré, mais aussi Mensonge romantique et vérité romanesque. La fiction, la série entretiennent l’illusion de l’autonomie de l’individu, qui est au principe du « mensonge romantique ». Alors que le roman nous rappelle que le désir est mimétique et que chacun de nous est pris dans ses relations avec les autres humains. De ce point de vue, il apporte bien une vérité. Il représente une expérience spirituelle.

     

      L’ancrage dans un cadre régional bien particulier, l’Alsace, est-il important à vos yeux ? envisageriez-vous d’écrire sur d’autres lieux, une autre région ? 

    Cet ancrage s’est imposé à moi comme une bonne idée : deux centres d’intérêt, l’entrelacs des relations familiales et les cités-jardins, ont convergé. Mais l’atmosphère que j’ai utilisée, ou recréée, était en moi. Je crois que l’écriture est aussi, pour celui qui écrit, une réappropriation de sa vie. Il y a eu une phase de ma vie où j’ai vécu près de et dans la cité-jardin. Écrire, c’est aussi une manière de faire son deuil. À présent, dans mes projets, je pense à d’autres phases de ma vie, sans rapport avec l’Alsace. Car à un moment donné j’ai voulu m’en éloigner. Et c’est seulement une fois installé à Paris depuis dix ans que j’ai éprouvé du plaisir à retourner de temps à autre à Strasbourg et, éventuellement, à retrouver la cité Ungemach.

    Une fois que j’ai eu décidé d’y installer mon histoire, c’est vite devenu un jeu : ne surtout pas faire du régionalisme, et, en même temps, situer clairement les choses dans la région. En utilisant, par exemple, le dialecte alsacien. Il est vrai que sa présence se résume à quelques mots. Des jurons, pour la plupart, qui sont tout ce que j’en connais vraiment…

     

     Melvil, dont le nom rappelle celui d’un grand romancier, a grandi et vit dans la cité mais l’observe comme à distance et reste en marge par rapport à ses frères et aux autres habitants. Doit-on voir en lui une figure de l’écrivain ? 

    Sa révélation à lui, c’est de découvrir qu’il recèle une possibilité. Sans plus. Pas forcément l’écriture, même si ses facultés d’observateur et son empathie pourraient l’y prédisposer. Je n’ai pas voulu faire de lui l’écrivain. Il n’a pas une maîtrise très poussée du langage, il n’a pas vraiment fait d’études. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des capacités de raisonnement, et même d’un haut niveau de complexité.

     

     Votre roman fait la part belle au destin, à la tragédie, et laisse peu de place à l’espoir. Les êtres sont-ils, pour vous, irrémédiablement prisonniers des déterminations sociales et familiales ?

     Je l’observe avec tristesse. D’ailleurs, quand on parle de déterminisme, on parle toujours des pauvres, mais les gens sont prisonniers de leurs origines aussi bien dans les milieux favorisés. Mohamed Mbougar Sarr, l’auteur de La Plus Secrète Mémoire des hommes [éditions Philippe Rey], avec qui j’étais à Strasbourg récemment, a parlé à ce propos, lors de la rencontre à laquelle nous participions, de « la toile de l’araignée mère ». J’ai ajouté qu’on contribuait à tisser cette toile pour nos propres enfants. On cherche à leur donner ce qu’on a reçu soi-même, par simple peur de l’inconnu.

    Cela dit, Melvil a au moins pris conscience de quelque chose. Et il y a aussi Hippolyte, le jeune handicapé qui est son ami et dont tout le monde, à part lui, se moque. Son nom est celui du personnage de Madame Bovary qui est affligé d’un pied bot et devient la victime de la bêtise des autres, comme Hippolyte est victime de leur méchanceté. Lui, cependant, détient quelque chose de précieux : l’envie et le culot.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

    Sur un livre qui est prêt dans ma tête mais auquel je n’ai pas touché depuis le mois de février. Ne comptez pas sur quelqu’un qui a travaillé pendant huit ans sans rien faire lire à sa propre compagne pour vous en dire plus. Mais c’est un livre qui me paraît presque impossible à faire, et je tiens à ce qu’il en soit ainsi. Il faut, au départ, que le livre à faire paraisse infaisable.

     

    Photo Chloé Vollmer-Lo

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  • Elle travaille dans une école de cinéma, mais ses romans (L’Atelier, 2018, Quitter Madrid, 2020, tous deux au Mercure de France) parlent de peinture et de peintres, réels ou imaginaires. Les surfaces, les couleurs, les plis des étoffes n’y voilent qu’à peine la violence du monde, et la pureté de la phrase y contraste avec le caractère charnel et tourmenté de la fiction.

    Tout cela, qui m’a frappé à la lecture de son dernier livre (voir ici), me donnait grande envie de poser à Sarah Manigne quelques questions pour ce blog. Elle a aimablement accepté d’y répondre.

     

    © Céline NIESZAWER

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     J’ai toujours écrit, mais, pendant longtemps, c’était sous forme de journal intime ou de fragments, dont j’attendais, au fond, qu’ils donnent naissance d’eux-mêmes à quelque chose de plus abouti. Je suis passée à une autre étape assez récemment, quand je me suis aperçue que ça ne viendrait pas tout seul, qu’il fallait travailler et organiser les choses pour qu’elles deviennent un ensemble cohérent.

    Cela dit, j’ai toujours trouvé, dans la production audiovisuelle, par exemple, ou le commentaire de documentaires, des métiers qui m’obligeaient à écrire.

     

    Comment écrivez-vous ?

     Quand je peux !... Tous mes moments de liberté sont employés à ça, quoiqu’il faille quand même un minimum de temps : une demi-heure par-ci par-là dans la journée, ça ne suffit pas. Mais dès que j’ai ne serait-ce qu’une après-midi… Bien sûr, je tiens aussi en permanence des carnets où je note des idées, des phrases, qui ne serviront peut-être en fin de compte à rien.

     

    Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     Je ne sais pas si on peut parler vraiment de « travail », dans la mesure où il serait très difficile d’en vivre. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’une activité qui demande du temps et de l’énergie, comme je disais à l’instant l’avoir découvert. En fait, c’est quelque chose, à mes yeux, qui est assez proche de l’artisanat.

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Pas au sens où ils constitueraient des modèles et où mes livres essaieraient de ressembler aux leurs. Mais il y a énormément d’auteurs qui m’accompagnent depuis des années et qui me parlent. Ce sont en général des gens qui pratiquent plutôt des formes relativement courtes : Toni Morrison, Erri De Luca, Tabucchi… Oui, il y assez peu d’auteurs français parmi ces écrivains que je relis et auxquels je reviens sans cesse. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que je ne lis pas du tout d’écrivains francophones.

    Les auteurs que j’aime sont ceux qui ont une écriture dépouillée, où « il n’y a pas de gras ». À la limite, chez eux, chaque paragraphe, presque chaque phrase sont proches de la perfection.

     

    Parler de peinture, est-ce à vos yeux une autre manière de parler d’écriture ?

     C’était le cas dans L’Atelier : je voulais parler de la création en général plutôt que de la peinture, et spécialement de la création littéraire, tout en gardant une distance par rapport à l’écrit, un thème qui est de toute façon difficile à mettre en scène. Il y avait donc clairement une transposition de l’écriture dans le domaine de la peinture.

    C’est moins vrai de Quitter Madrid, où tout est né de l’association entre mon désir d’évoquer les attentats [de Madrid, ndlr], et la peinture de Zurbaran, qui me fascine et dont j’avais envie de parler aussi. Ces deux idées se sont nouées sans que je sache très bien moi-même pourquoi. Mais, dans ce roman, la peinture de Zurbaran exprime les émotions de l’héroïne, Alice. Ou plutôt ses sentiments, sa vie intérieure : elle ne retient chez Zurbaran qu’un certain type d’œuvres, qu’on pourrait considérer comme froides, ce qui correspond à sa personnalité, puisque c’est quelqu’un qui se barricade contre ses propres émotions. L’utilisation du thème de la peinture est donc très différent de ce qui se passe dans mon premier roman.

     

    Votre intérêt pour les tableaux et les couleurs se double d’une fascination pour les étoffes… Y a-t-il, pour vous, une profondeur des apparences ?

     Je trouve qu’il faut bien attraper les choses par quelque part… Les perceptions, c’est très difficile à faire vivre par les mots, mais c’est à travers elles qu’on peut recréer le réel. Le rapport direct du corps aux choses est, je crois, plus parlant que la parole, parce qu’on est là dans un domaine qui relie l’intérieur à l’extérieur. Et je ne pense pas seulement aux perceptions visuelles : je rêverais de parvenir à décrire des odeurs.

    Pour revenir à votre question, l’amour d’Alice pour les étoffes, les vêtements, les parures et l’apparat dans certains tableaux de Zurbaran, ceux, notamment, qui représentent des saintes et où le personnage se détache seul sur un fond uni, correspond chez elle à un goût pour le masque, à un refus de se dévoiler. Elle trouve un certain confort dans la contemplation et l’amour de cette peinture. De façon générale, je crois que ce qu’on aime dans les œuvres d’art, c’est ce qu’elles nous renvoient de nous-mêmes. D’où le rapport changeant qu’on entretient avec les œuvres, qu’on aime ou qu’on aime moins à tel ou tel moment de la vie, en fonction de sa propre évolution. À la fin de Quitter Madrid, si Alice paraît rejeter la peinture de Zurbaran, ou du moins prendre plus de distance par rapport à cette peinture, c’est parce qu’à travers elle c’est elle-même, telle qu’elle était à une certaine époque, qu’elle rejette. Il me semble que le rapport à l’art nous permet ainsi de nous découvrir, de nous connaître, surtout quand il s’agit d’images : la peinture ou la photo s’imposent, sans qu’on comprenne forcément pourquoi d’abord.

     

    Vos héroïnes ont un rapport troublé à leur corps, aux autres, et se tiennent souvent comme en retrait par rapport à la réalité commune. Une certaine forme de décalage définit-elle aussi pour vous la position de l’artiste ou de l’écrivain ?

     Je n’avais pas de volonté consciente de faire d’Alice une héroïne qui se tienne à côté du monde. Dans l’ensemble, je ne cherche pas délibérément à « décaler » mes héroïnes. Ce qui est, au fond, un peu inquiétant, parce que ça tendrait à dire que je suis décalée moi-même ! Bref, pour répondre à votre question, si elles sont décalées je dois bien l’être moi aussi, en tant qu’écrivaine.

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     Pour l’instant, sur rien du tout ! Le confinement, et l’école à la maison avec mes deux filles, m’ont détournée de tout projet littéraire. Car si l’écrivain est peut-être en décalage avec le monde, encore faut-il que le monde soit bien là… En ce qui me concerne, quand je suis coupée de la réalité extérieure comme nous l’avons été pendant cette période, je n’ai aucune inspiration. Quand tout arrive par des écrans, je perds les impressions de tous les jours, qui sont ce qui me donne envie d’écrire. Souvent, si j’écris, c’est pour affronter des choses, dans la réalité quotidienne, que je ne comprends pas et qui m’agressent, que je trouve violentes. En sécurité chez moi, j’étais loin de ces choses…

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  • Elle vient de publier un premier roman chez Gallimard : Licorne. Rien de médiéval ni de fantastique là-dedans, mais l’histoire furieusement contemporaine d’une très jeune femme prisonnière des réseaux sociaux. Et, pour nous faire le portrait de cette nouvelle Emma Bovary, une prose quasi flaubertienne, la mélancolie en plus. J’ai dit (ici) mon admiration devant tant d’ironie, de subtilité et d’élégance, pour un coup d’essai. Cela valait bien un entretien…

     

    photo Nora Sandor

     Nora Sandor a voulu que cet entretien soit illustré par une photo prise en Bretagne...

     

    Comment en êtes-vous venue à écrire ?

     J’écris depuis que je suis petite, ce n’est sans doute pas original… C’est la lecture, et aussi une certaine solitude, qui m’ont amenée à le faire.

     

    J’éprouve le besoin de trouver des formes qui expriment la réalité d’aujourd’hui. Et puis, comme Maëla, mon héroïne, quand elle photographie la neige, j’écris pour sauver les choses de la finitude. À une échelle modeste, bien sûr…

     

     Comment écrivez-vous ?

     D’abord, je n’écris pas tout le temps. Il peut y avoir d’assez longs moments où je n’en éprouve pas le besoin. Il faut que j’aie une idée, et quelques phrases qui commencent à tourner dans ma tête, de façon un peu obsessionnelle. Après, je peux écrire assez vite et intensément. Licorne a été écrit en trois mois.

     

    À mesure que j’avance, je relis. Et je coupe beaucoup.

     

     Écrire, est-ce pour vous un travail ?

     Oui, si on entend par là poser un objet dans le monde. Ce qui correspond à une nécessité, pour moi. Et au sens, bien sûr, où il y a un travail sur le texte. Mais ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler un travail aliéné.

     

     Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     Beaucoup… Parlons de ceux qui m’ont été proches dans l’écriture de ce roman-ci. Il y a eu Flaubert, bien sûr. Tout le livre est un hommage à Flaubert. Mais à d’autres écrivains aussi. Baudelaire, en particulier. On trouve plusieurs vers de lui dissimulés dans le texte. Par exemple, il y a quelque part la comparaison du ciel avec un couvercle.

     

    Et puis, il y a les moralistes du XVIIe siècle. En particulier La Bruyère, pour l’aspect satirique, et Pascal, pour le côté plus métaphysique. Maëla ressent l’angoisse des deux infinis…

     

     Madame Bovary cherchait dans la littérature des modèles sur lesquels calquer sa vie. Votre héroïne, Maëla, en cherche sur les réseaux sociaux. Pensez-vous qu’ils sont les fabriques de l’imaginaire contemporain ?

     Oui, je crois qu’ils proposent une forme d’idéal paradoxale. Ils fabriquent des modèles de masculinité (dans mon roman, c’est BodyMax (1)) et de féminité (BelleBeauté (2)). Ils renvoient aussi à un idéal très néo-libéral de réussite individuelle. En même temps, pour Maëla, ils sont la seule échappée possible hors de la vacuité sociale et existentielle qui est la sienne. La société ne lui offre rien qui la satisfasse. Elle rêve d’une autre existence possible, et le rêve, chez elle, prime sur le réel.

     

    Et elle est aussi face à l’absence de Dieu, d’où la référence à Pascal. Pour moi, c’était très important que le personnage, même s’il est considéré par moments avec ironie, ne soit pas seulement ridicule et éveille une forme d’empathie chez le lecteur. Maëla fréquente la fac, mais n’arrive pas à s’intéresser à ce qu’on lui enseigne. Sa sensibilité n’arrive pas à entrer dans le cadre académique qu’on lui propose. Pourtant, cette sensibilité est réelle, et trouve à s’exprimer ailleurs : dans son admiration pour le rappeur Mowgli, dont elle écoute les textes en boucle, dans son amour de la nature bretonne… La difficulté, du point de vue de l’écriture, était de faire sentir cela par un certain lyrisme, tout en bannissant le lyrisme romantique dont Flaubert se moquait dans Madame Bovary.

     

     Face à ces réseaux et à leur puissance, quels sont les pouvoirs de l’écriture ? Du roman, en particulier ? La littérature est-elle toujours d’actualité, au temps de Snapchat et YouTube ?

    D’abord, il est bien difficile de mesurer la puissance / impuissance de la littérature. Ensuite, je crois qu’elle peut se saisir d’un objet comme les réseaux sociaux et l’analyser, poser la question de leur sens, ce que les réseaux ne peuvent pas faire. Pour cette raison, c’est important de les prendre comme objet littéraire. Le problème, évidemment, est que la littérature parvienne à s’adresser à ceux qui ne sont pas, a priori, touchés par elle. Mais, dans l’idée, il n’y a pas concurrence entre elle et les réseaux, même si c’est le cas en fait. Donc, il ne faut pas désespérer !

     

    N’oublions pas non plus que les réseaux sociaux s’occupent parfois de littérature ou, en tout cas, de livres. Bookstagram permet à des groupes de lecteurs de partager leur passion pour tel ou tel livre.

     

    De toute façon, un point essentiel était, pour moi, de décrire cet univers des réseaux de façon axiologiquement neutre, sans jugement de valeur d’aucune sorte. Encore un principe flaubertien…

     

     Dans votre roman, la référence à Flaubert, justement, est explicite et revendiquée. Pensez-vous qu’il reste un écrivain moderne ?

     Oui, ne serait-ce que par son style. Bien sûr, il y a eu d’autres expériences littéraires, très différentes. Mais il y a chez Flaubert une universalité, un aspect qui ne se démode pas. Et c’est lui qui a ouvert la modernité où nous sommes toujours. Les réseaux soulèvent, sur un autre type de support, la question que Flaubert posait déjà : celle du rapport entre la virtualité et la réalité. Et la littérature, en tant qu’elle est porteuse de fictions, interroge cette frontière.

     

     Les refrains du rappeur imaginaire Mowgli, que vous évoquiez tout à l’heure, forment un contrepoint permanent à votre texte. Par ailleurs, votre propre écriture, ou, disons, celle de la narratrice, est très musicale. Quel rapport établissez-vous entre ces deux musiques ?

     Je voyais là la possibilité d’un effet de contraste intéressant dans cette introduction d’une forme d’expression, disons, « illégitime ». Et, bien sûr, on est dans une forme de parodie. J’hyperbolise…

     

    En même temps, les textes de Mowgli participent du désir de fuite dans le rêve qu’éprouve Maëla. On y trouve certaines des références à Baudelaire dont je parlais plus tôt. Mais c’est Baudelaire à l’heure des réseaux…

     

    Mowgli est un personnage un peu paradoxal. Il correspond, pour une part, au topos de l’artiste romantique, de l’artiste maudit. Mais, en même temps, il cherche à disparaître. Il entretient des versions contradictoires de sa propre biographie, et, au fond, se refuse à avoir une identité, alors que tous les autres personnages cherchent, au contraire, à en avoir une, très définie. Tous les discours s’engouffrent en Mowgli. D’ailleurs, il dit, comme La Bruyère : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ». Ses fans se livrent sans arrêt à des interprétations et à des commentaires de ses textes, ce qui est d’ailleurs une caractéristique des réseaux : les exégèses y circulent et s’y échangent sans cesse, notamment dans le domaine du rap. Sur le site genius.com (3), par exemple, les textes des rappeurs sont commentés presque mot à mot.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     Je pense à un roman dont l’action se passerait dans le monde des écoles d’ingénieurs et de l’entreprise, avec, à l’arrière-plan, les problèmes de l’écologie. Pour l’instant, j’essaie de me renseigner, de lire, de rencontrer des gens. Il devrait y avoir deux parties, l’une à Paris, l’autre à Berlin. Et, cette fois, une narratrice à la première personne.

     

    Mais toujours des personnages moyens, voire médiocres. Ce sont ceux-là qui m’intéressent.

     

    (1) Roi du fitgame sur les réseaux et amant de Maëla

    (2) Influenceuse, dans le domaine de la mode, qui fait rêver Maëla

    (3) Voir ici.Cliquer sur le texte pour faire apparaître les commentaires.

     

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  • Elle n’a publié qu’un seul roman : Le Corset (Denoël, 2005), curieux petit bijou qui mêlait fantastique, érotisme et satire sociale. Mais Julie Peyr est aussi la scénariste ou la dialoguiste d’une douzaine de films, en particulier d’Antony Cordier (Douches froides, 2005, Happy Few, 2010) et surtout d’Arnaud Desplechin (Jimmy P. [Psychothérapie d’un Indien des Plaines], 2013, Trois souvenirs de ma jeunesse, 2015, Les Fantômes d’Ismaël, 2017).

    Au croisement de deux modes d’écriture, elle ne peut qu’avoir des choses à nous dire sur l’écriture en général, le cinéma, la littérature et le rapport entre les deux, s’il y en a un…

     

     

    Entretien avec Julie Peyr

     

     

    Comment devient-on scénariste ?

     

     En lisant, en écrivant, en regardant des films.

    J’ai aussi appris, de mes études de philosophie, comment organiser ma pensée. Puis j’ai été lectrice de scénarios pour des maisons de production et des sociétés de distribution. En faisant ce travail, on repère vite ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas dans un récit. Après, on écrit soi-même… On met beaucoup de choses à la poubelle, on continue, on fait lire ce qu’on a écrit par son entourage. J’avais la chance d’être en contact avec pas mal de gens qui avaient fait la Femis. C’est comme ça que j’ai collaboré à mes premiers films.

     

     Comment écrit-on un scénario ? 

     

    On part d’une envie, d’une scène, d’une situation… Ça ne commence pas toujours de la même façon. À partir de ce point de départ, on développe en creusant les personnages, en inventant d’autres scènes, un puzzle se forme peu à peu. Il s’agit à la fois de construire des scènes et d’élaborer une structure d’ensemble. Souvent, j’ai écrit une première version intégrale du scénario avant d’avoir cette structure. Je résume alors chaque scène en aussi peu de mots que possible. C’est un test : si la scène peut facilement se résumer, sa fonction apparaît clairement. Ensuite, je classe en plusieurs colonnes, qui ont chacune un titre. Autre test : peut-on vraiment donner un titre à chaque colonne ? Si oui, c’est que la partie à laquelle elle correspond a sa cohérence et sa nécessité. Une fois qu’on a réalisé ainsi un schéma d’ensemble, on peut supprimer, déplacer, vérifier les équilibres, par exemple entre scènes de jour et scènes de nuit, etc. Certains commencent par là. Mais, en ce qui me concerne, j’ai besoin d’avoir d’abord la chair du récit : des personnages, des situations…

    Avant, bien sûr, il y a une longue période de rêvasserie, qui peut durer des mois. Et pendant l’écriture elle-même, lors des séances de travail avec le réalisateur, l’improvisation peut aussi jouer un grand rôle, par exemple dans l’écriture des dialogues. Parce qu’il faut quand même rappeler que ce n’est pas un travail solitaire, on est en permanence en contact avec une équipe.

     

     Vous parliez des dialogues, et on vous voit dans certains génériques créditée comme « dialoguiste » : est-ce une écriture différente, spécifique ? 

     

    En réalité, j’ai toujours travaillé sur tous les aspects du scénario. Mais je pensais pendant longtemps être mauvaise dans les dialogues. Si bien que j’ai beaucoup travaillé dans ce domaine, en m’efforçant d’être aussi peu informative que possible — je déteste les dialogues qui sont là pour donner des informations au public. Je suis très vigilante là-dessus, et ça a dû finir par payer parce qu’on me dit maintenant : « Tu sais, tes dialogues, ils ne sont pas si mal que ça ! »

    Souvent, je joue dans ma tête. Ou alors, au contraire, il arrive, avec le réalisateur, qu’on se raconte ce que les personnages vont se dire. Ce recours à une forme qu’on pourrait au fond dire « romanesque » permet une liberté et aussi une rigueur, elle rend, en définitive, plus créatif. Après, on peut passer à l’écriture dialoguée. Il y a une trace de ce travail dans Trois souvenirs de ma jeunesse : Arnaud (Desplechin, ndlr) et moi étions très heureux de ce qu’avaient donné ces séances de « narration » ; au point que leur résultat est passé en partie dans les voix off qui interviennent dans le film.

    Et quand, dans ce travail sur le dialogue, on bloque ou qu’on reste sec, on rentre chez soi et on relit Shakespeare, Musset, Marivaux, Tchekhov… On s’en nourrit, et ça aide à repartir.

     

     Vous évoquiez tout à l’heure ce qui peut être l’élément déclencheur dans l’écriture d’un scénario. Mais qu’est-ce qui vient à l’esprit en premier : des phrases ? des images ? des souvenirs de cinéma ?

     

    Des images. Avant de se lancer dans des dialogues, il faut imaginer l’action, et se demander comment faire comprendre une situation au spectateur sans passer par la parole. Revenir, en somme, aux sources du cinéma, le muet, et trouver des gestes, des attitudes, des façons de marcher, d’être, qui définissent des sentiments ou des émotions.

     

     Il est arrivé qu’on publie des scénarios (Eustache, Rohmer…), qui ont également eu du succès en tant que livres : un scénario, est-ce aussi de la littérature ? 

     

    C’est avant tout un outil au service d’une équipe, quelque chose qui va servir à trouver de l’argent, à convaincre des producteurs, des acteurs… Bref, c’est un objet de séduction. Et la séduction passe par le style. Je pense que beaucoup de grands cinéastes sont aussi de grands écrivains, avec un style qui leur est propre et qu’on retrouve dans leurs films. Car, dans un scénario mal écrit, on ne voit pas ce qui se passe.

    Cela dit, il y a deux tendances : l’école « Truffaut », avec des scénarios très écrits, et l’école, disons, « Pialat », ou, aujourd’hui, « Kechiche », qui fait beaucoup plus appel à l’improvisation, avec souvent des acteurs non professionnels. Mais j’ai, quant à moi, toujours travaillé avec des gens qui appartenaient à la première de ces deux familles.

     

     Envisagez-vous de revenir un jour au roman ? 

     

    Oh oui ! J’aimerais bien. Non que l’écriture scénaristique me frustre. Ce n’est pas du tout le cas. Comme je l’ai dit, la rigueur, la recherche du mot juste, le travail de la phrase, sont des exigences que je rencontre aussi dans l’écriture de scénarios. Seulement il y a des histoires que j’aimerais raconter et qui ne sont pas des histoires de films. Pourquoi ? Je ne saurais pas vraiment l’expliquer. Il faut aussi rappeler encore une fois que, en tant que scénariste, je travaille toujours en collaboration. Si j’écrivais un scénario toute seule dans mon coin, je ne sais pas ce qu’il en adviendrait ni s’il serait tourné un jour.

     

     À ce propos, on remarque souvent dans vos scénarios certains thèmes, comme les désarrois de la jeunesse, le désir, l’amour à plus de deux, qui étaient aussi présents dans votre roman Le Corset : est-ce vous qui avez imposé ces thèmes ou sont-ils le reflet d’une communauté de sensibilité avec le réalisateur ? 

     

    Ils reflètent une communauté d’intérêt avec le réalisateur. Mais le risque, à force de me voir aborder ces thèmes, qui me tiennent à cœur, est qu’on en vienne à me proposer d’écrire toujours la même chose et qu’on me cantonne à des récits, disons, « d’apprentissage ». Par exemple, on ne me demande jamais d’écrire un scénario de thriller. Pourtant, j’adorerais ça.

     

     Avez-vous déjà songé à réaliser vous-même un film ?

     

     Non. C’est un autre métier. Ce ne serait sans doute pas trop difficile pour moi de trouver des producteurs, de constituer une équipe, de me lancer dans un tournage… Le résultat ne serait probablement pas honteux. Mais j’ai trop de respect pour ce métier pour prétendre à la réalisation. C’est comme si on me demandait de faire un tableau. Je peux en imaginer de très beaux, mais je serais incapable de les peindre.

     

     Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? 

     

    Depuis très longtemps, j’ai envie de tirer un scénario du roman de Maupassant, Fort comme la mort. Il y est question d’un peintre qui a pour maîtresse une femme mariée dont il a fait le portrait quand elle était jeune ; un jour, la fille de cette femme sort du pensionnat où elle faisait ses études, et elle est le portrait de sa mère à l’époque du fameux portrait. C’est l’histoire des rapports entre ces trois personnages. Je voudrais la raconter dans un cadre actuel. C’est à quoi je travaille, sans savoir encore, pour une fois, qui réalisera peut-être un jour ce film…

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  • Son premier roman, Fief (Seuil), dont j’ai eu l’occasion de dire tout le bien que j’en pensais, fait déjà beaucoup parler de lui. Il y évoque les grandes banlieues, le désœuvrement de la jeunesse, dans une langue nerveuse et musicale qui retravaille l’oralité sans s’y asservir, en évitant prudemment les discours de toutes sortes, bien-pensants ou non. Lui-même défend avec fougue une conception de la littérature comme art de la phrase. Écoutons-le…

     

     

    droits David Lopez

     

     

    Comment en êtes-vous venu à écrire ?

     

    Aussi loin que je me rappelle, j’ai écrit. Quand j’avais huit ans, j’étais très solitaire et j’inventais mes propres jeux. Je remplissais des cahiers de BD, d’histoires… J’avais notamment inventé de réécrire les films que je voyais à la télé. Je les mélangeais, quand la fin ne me plaisait pas j’en inventais une autre. Je me rappelle par exemple avoir écrit une histoire où je mêlais Pulp Fiction à Usual Suspects. Je lisais, aussi, mais je peux dire que j’ai écrit avant de lire.

     

    Plus tard, vers quatorze ans, je me suis mis au rap. J’avais formé un groupe avec deux amis et on s’est produits dans des événements qui restaient confidentiels, d’ailleurs volontairement : contacter une maison de disques ou chercher à se produire, c’était déjà à nos yeux être complices du système !... Jusqu’à dix-huit ans, j’ai ainsi écrit de très nombreux textes de rap.

     

    À dix-huit ans, mon premier job d’été consistait à travailler la nuit dans un hôpital psychiatrique. Là, pendant ces nuits, je me suis mis à écrire un roman.

     

    Mes études à Paris m’ont ensuite ouvert un autre monde. J’ai fait cinq ans de socio, au terme desquels on m’a proposé d’écrire une thèse de doctorat. Elle devait porter sur « l’inversion du stigmate », cette attitude adoptée par certains groupes de rap et qui consistait à assumer et revendiquer l’identité de « racaille » dont on les affublait. Pour rédiger cette thèse, j’ai pris une année sabbatique… et je ne suis jamais retourné à la fac. L’année sabbatique s’est transformée en cinq années, pendant lesquelles j’ai vivoté, voyagé, parcouru l’Amérique latine.

     

    Au retour, je me suis retrouvé réceptionniste de nuit dans un hôtel. Et là, la réponse à la question qui a toujours été ma grande angoisse : qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? s’est imposée soudain : je voulais écrire. Dans les Inrock, j’ai lu un article sur les masters de création littéraire, ça m’a donné l’idée de m’inscrire. J’écoutais un peu distraitement les cours théoriques, mais j’adorais les séances de « suivi de projet » où on se lisait et se critiquait mutuellement. La deuxième année, j’ai écrit une première version de Fief, qui faisait environ cinq cents pages. Olivia Rosenthal et Vincent Message, avec qui je travaillais en master, m’ont conseillé de la soumettre au Seuil, où on m’a conseillé de la retravailler. C’est ce que j’ai fait.

     

     

    Comment écrivez-vous ?

     

    Je suis très impulsif. Il me faut, dans un premier temps, ouvrir les vannes, me départir de mon goût pour la phrase. J’ai besoin de flux. Ensuite, il s’agit d’éliminer ce que j’appelle « les résidus de flux ». Je réduis alors beaucoup, je fusionne des passages : j’adore par exemple ramener une page à cinq lignes. Bref, j’écris en me corrigeant, en me censurant, en étant toujours insatisfait.

     

     

    Vous venez en partie de répondre, mais posons quand même la question : écrire, est-ce pour vous un travail ?

     

    Oui. Le premier jet a très peu de valeur à mes yeux et je n’hésite pas à en éliminer tout ce qui est scories. Au début, je sacralisais l’écriture, j’étais dans le cliché du don. Quand, dans le cadre du master de création littéraire, on nous a emmenés à la BNF et que j’ai vu les manuscrits de Flaubert et ceux de Proust avec toutes ses « paperolles », ça a été une révélation : quand je rayais quelque chose ou le retravaillais, ça ne voulait donc pas dire que j’étais mauvais ! C’était même cela écrire.

     

     

    Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

     

    Je suis humble, par éducation plutôt que par principe, d’ailleurs. Disons donc plutôt qu’il y a des gens que j’admire : Louis Calaferte ; Céline, bien sûr. Il y a aussi Marcel Jouhandeau, pour la force de la phrase. Et, chez les étrangers, des gens comme Fante ou Bukowsky. Ce sont tous des auteurs qui se caractérisent par leur empathie, et l’empathie est à mes yeux un des fondements de l’écriture.

     

     

    Votre titre, Fief, se prête à de nombreuses associations et reste en définitive assez énigmatique. Pouvez-vous nous dire ce qu’il évoquait pour vous ?

     

    D’abord, l’idée de territoire et d’appartenance : un endroit où on est chez soi et entouré des siens. Par ailleurs, je n’ignore pas le sens moyenâgeux du mot : le seigneur accorde un fief à son vassal, c’est une manière de le maintenir en position de dépendance.

     

    Au départ, le titre devait être Aquarium. Il y avait l’idée d’un lieu clos où on tourne en rond, et un aquarium, dans le jargon des fumeurs de pétards, est aussi une pièce dont on ferme toutes les issues pour laisser la fumée s’y accumuler. Mais un écrivain américain, David Vann, a utilisé ce titre pour un roman paru l’année dernière. Il a donc fallu trouver autre chose. J’ai cherché parmi les titres que j’avais donnés aux chapitres du livre et choisi celui du chapitre qui s’intitule à présent Baromètre (et évoque les jeux d’enfance associés aux différentes saisons dans le quartier où le narrateur a grandi — ndlr).

     

     

    La boxe tient une grande place dans votre roman. Outre ce qu’elle représente pour le personnage principal, a-t-elle valeur de métaphore ?

     

    La boxe, c’est avant tout la précision. Je donne des cours moi-même, dans un petit club de loisirs de ma ville, et je vois les gens qui viennent à ces cours découvrir à chaque fois avec étonnement cette précision gestuelle, une mécanique corporelle, une exigence de fluidité.

     

    Donc, oui, la boxe pourrait être pour moi une métaphore de l’écriture. Je parle de l’entraînement. Les combats, c’est autre chose…

     

     

    On est frappé par l’absence de discours et de commentaires, dans un livre où vous abordez pourtant ce que d’autres auraient peut-être considéré comme un « sujet de société ». Comment vous situez-vous par rapport à la littérature qui prétend traiter des grands problèmes, voire « réparer le monde » ?

     

    Je ne me sens aucune accointance avec tout cela. Si on veut être prescripteur, il faut faire des discours, ou des chroniques, ou des essais. La littérature, c’est autre chose. Pour moi, elle n’a pas pour but d’informer mais d’émouvoir. Je n’ai pas d’idées. Je vis à l’écart et suis très peu impliqué. Bien sûr, je parle, dans mon roman, d’un milieu social et d’un environnement géographique bien déterminés. Mais je n’ai pas l’ambition de m’adresser à l’intelligence des lecteurs. Je veux parler à leur émotion. Donc, je ne vise que le beau, qui passe par la phrase, son rythme, sa musicalité. La question qui m’importe n’est pas celle du quoi mais celle du comment.

     

     

    Votre livre accorde une grande place aux dialogues et à l’oralité en général. Faire entendre des voix fait-il partie de votre projet romanesque à plus long terme ?

     

    Absolument. J’écoute énormément et j’aime le parler des gens. Je suis très attentif aux rythmes, aux intonations. Je fais tous les ans des voyages à vélo à travers la France et je suis fasciné par les manières de parler et les accents des différentes régions. J’adore aussi les argots. Le parler « wesh », par exemple, n’a pour moi rien de vulgaire, il signifie un certain niveau de connivence. Il y a là quelque chose qui me passionne. Il y aura toujours un rapport à l’oralité dans mon écriture.

     

     

    Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

     

    Je suis quelqu’un qui a des maximes. J’en ai une : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Là, je crois que je ne conçois pas encore assez bien ce que je veux faire pour en parler de façon satisfaisante. Disons quand même que j’envisage un récit à deux étages, très en mouvement, mais scandé par des moments statiques. Avec une dimension très itinérante.

     

    Pour être plus précis, ce sera l’histoire d’un homme qui voyage à vélo pour trouver le lieu où il va se donner la mort. Mais il fera des rencontres…

     

    Illustration : David Lopez a été pris en photo par un de ses amis dans un lieu qui lui a inspiré un des chapitres de son roman Fief.

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