• Géologies, Pierre Bergounioux (Galilée)

     

    http- hmf.enseeiht.fr travauxTous les livres de Bergounioux pourraient s’intituler « Géologies ». Quel que soit en effet l’objet particulier auquel ils s’attachent, ils travaillent toujours à le resituer dans le cadre plus vaste du monde qui l’a produit. Si l’on peut parler de quête des origines à propos de l’auteur du Premier Mot, c’est en ce sens : non la recherche d’une explication définitive, mais le va-et-vient obstiné entre l’être ou la chose et les conditions de leur naissance. Cela suppose un travail de creusement, de fouille, et l’écriture inimitable de Bergounioux — longues phrases contournées, nerveuses, insistantes — est ce travail même qui constitue aussi son seul sujet.

     

    Il se poursuit de livre en livre, qu’il y soit question de souvenirs d’enfance (La Bête faramineuse, C’était nous…), de la naissance d’un amour (La Maison rose), de peinture, de sculpture sur métal (La Casse) ; que le narrateur évoque ses propres expériences ou celles des autres : écrivains (Jusqu’à Faulkner, Une chambre en Hollande), aviateurs américains (B-17G), tankistes soviétiques (Le Baiser de sorcière)…

     

    Ici, c’est, à première vue, vraiment de géologie qu’on parle. L’enfant puis l’adolescent s’étonnait de l’effet déprimant que son cadre de vie habituel exerçait sur lui. Plus tard, il en est venu à relier ces humeurs aux composants du sol natal. Voilà le sujet. On y retrouve un certain matérialisme et même un certain marxisme de Bergounioux : la nature et les choses jouent un rôle essentiel, mais aussi les rapports sociaux que la nature et les choses induisent. Il sera question de la « rente foncière » autant que de « rostres de bélemnites ». Mais en passant : ne nous méprenons pas, Géologies n’est ni un traité ni un exposé théorique. L’outil, c’est le langage, et le narrateur prend un plaisir non dissimulé à faire chanter des mots qui resteront pour la majorité des lecteurs, dont je suis, pure musique : « éclats moustériens », « tradition acheuléenne », « épisodes transgressifs ou diluviens »…, de quoi rêver.

     

    De plus, et comme toujours, la réflexion s’ancre et se déploie dans le cadre d’une expérience individuelle, qui n’est pourtant que prétexte à ressaisir et éclairer un mode d’être au monde : même s’il a beaucoup fait usage d’un matériau autobiographique, le moi en tant que tel n’intéresse au fond pas Bergounioux ­— d’où peut-être des tonalités pascaliennes, quand il s’interroge à propos de « certaine humeur chagrine » ou déclare : « Ç’aura été un perpétuel sujet d’étonnement et de rumination que la caducité de mes desseins les plus fermes ».

     

    Chaque fois qu’il prend pour point de départ l’enfance dans un Sud-Ouest alors reculé, la volonté d’éclaircissement revêt comme ici une dimension qu’on pourrait dire géographique : « Deux maléfices agissaient conjointement pour faire de la vie qu’on menait, sur la périphérie, un irritant mystère. Le premier, qui est éternel, c’est l’enfance, l’étrangeté qu’elle trouve à ce qui se présente, où que ce soit. L’autre était situé et daté. C’était, justement, la périphérie, le retard à quoi se ramenait le fait d’être à l’écart ». Au mouvement d’approfondissement va donc devoir se superposer un va-et-vient entre ici et ailleurs, puisque « les vues que nous étions censés adopter (…) avaient pour particularité, toutes, de venir du dehors et, ce dernier, de ne pas ressembler à ce qui se donnait, à nos yeux, pour la réalité ». Au sortir de l’adolescence, le narrateur aura brièvement le goût de la géologie, né justement au moment où, s’éloignant des pourtours accablants et honnis, il accède à un autre régime de pensée, lequel le rend capable, une fois de retour, de chercher à comprendre ce qui les rendait si détestables. Le récit  de cinquante pages relate ce court moment.

     

    Mais ces cinquante pages sont exemplaires de l’art singulier de Bergounioux. L’épisode qu’il évoque, « situé et daté », s’organise autour d’un domaine aussi concret qu’il est possible. Et en même temps, comme le pluriel du titre le suggère, il est d’autres géologies. De sorte que celles-ci peuvent être aussi lues comme la métaphore et le programme d’une entreprise littéraire, qui, dans sa cohérence et son désintérêt radical de toute mode, fait de Pierre Bergounioux un des écrivains français les plus profonds.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 2 juin 2013 sur le site du Salon littéraire : link

     

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  • Commentaires

    2
    Samedi 15 Juin 2013 à 11:27

    Spnontanément je réponds toujours La Bête faramineuse ou C'était nous (Gallimard), magnifiques récits d'enfance à mon avis. Mais pour qui s'intéresse au "biographique" il est permis de préférer Jusqu'à Faulkner (Gallimard "L'Un et l'autre") ou Une chalbre en Hollande (Verdier), qui "parle de " Descartes.

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    1
    Samedi 15 Juin 2013 à 10:21
    J'avoue, me couvrant de cendres, n'avoir jamais lu Bergounioux, dont tu rends dans cet article absolument sensible la densité et la profondeur. Un conseil pour commencer?
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