• Harpo, Fabio Viscogliosi (Actes Sud)

    www.rts.chDans la vie (littéraire), il n’y a pas que les romans biographiques. Il y a aussi les faux romans biographiques. Ils ne datent d’ailleurs pas d’hier : exemple, au hasard, Le Retour de Casanova, d’Arthur Schnitzler. Il est aussi question de retour dans le roman du musicien, peintre et écrivain Fabio Viscogliosi, mais c’est un retour, si l’on peut dire, détourné. Fin 1933. Harpo Marx rentre d’une tournée solitaire et triomphale en URSS. Il est censé s’embarquer, au Havre, sur un paquebot à destination de New York. C’est là que commence un épisode dont, « curieusement », l’acteur silencieux ne dit pas un mot dans son autobiographie, Harpo Speaks. Son histoire « bifurque », avec le livre de Viscogliosi, qui bascule, à partir de là dans la fiction.

     

    Hasards et bifurcations

     

    Au lieu de prendre le bateau, Harpo loue une auto. Le voilà parti sur les routes de France. Plaque de verglas, accident, amnésie temporaire : « Un grand vide dans son esprit. Pour tout dire, s’il ignore où il est, il ignore également qui il est ». S’étant enfui de l’hôpital, il erre dans la campagne, entre Ardèche et Haute-Loire, en plein hiver, chapardant quand il peut un peu de nourriture. Un solitaire, plus ou moins écrivain, Deshormes, le recueille, et l’héberge dans sa ferme isolée. Puis le conduit à Lyon, chez sa sœur Louise. Elle et son compagnon, Beaulieu, feront embaucher l’énigmatique Américain dans une imprimerie.

     

    Cependant, par-delà l’Atlantique, on s’inquiète et on s’active. Un détective, de l’agence Pinkerton, comme il se doit, est dépêché sur place. Il se nomme Dufresnes et fait partie de ces enquêteurs pour qui il convient « de s’immerger dans la zone du mystère et de se laisser doucement dériver, selon un courant qui parfois, par chance ou par hasard (…), les portera aux rives de la solution ». Il a raison. La preuve : c’est de façon tout à fait fortuite qu’il croisera Harpo sur une place lyonnaise. À partir de là on revient aux souvenirs, à la vérité, à l’Amérique et à la vie de Harpo Marx — mariage, paternité, décès.

     

    Grandes questions, modeste histoire

     

    Cette théorie du hasard appliquée aux enquêtes policières est à prendre comme une conception générale de la vie et, bien sûr, comme un art poétique. Si les lieux, les objets, leur perception jouent ici le rôle essentiel, c’est que le personnage principal se trouve, de par son amnésie, « condamné au présent ». Ce qui, d’une certaine manière, convient bien au plus enfantin des frères Marx, celui qui, à l’écran, ne parle jamais, et semble communiquer avec le monde par-delà ou entre les mots. Son hôte, Deshormes, fera l’éloge de « l’innocence », en littérature mais aussi en général, et c’est comme au premier jour que le comique amnésique redécouvre le monde, dans une permanente instantanéité. Étranger sous nos cieux, il le serait partout. Et « parmi les mille questions qui l’assaillent, il en est une qui surnage : qu’est-il venu faire dans cet endroit, dans ce pays ? »

     

    Pourquoi être là plutôt qu’ailleurs ? qu’est-ce qu’être soi, dès lors que la continuité temporelle n’assure plus celle du moi ? Les questions essentielles sont, au fond, des questions simples. Pour les poser, l’auteur de ce livre profond mais léger, toujours grave mais toujours souriant, choisit de raconter une histoire simple aussi. Pas de violence, pas d’angoisse, pas de rebondissements. Un tracé linéaire, et des personnages lumineux, qui portent des noms d’arbres ­— Dufresnes, Deshormes… On est dans l’envers exact du film hollywoodien, policier ou road-movie, que Viscogliosi, né de parents italiens et dans le Rhône, fait mine de transporter sur les routes de la province française.

     

    Harpo passant de la nature brute à la vie campagnarde, puis à la ville, pour regagner enfin la métropole new-yorkaise, on assiste à une sorte de remontée progressive vers la civilisation moderne en même temps que vers l’âge adulte. « Fable épique », « odyssée de poche », « roman d’apprentissage », dit l’auteur, en quatrième de couverture. Mais il prend soin de faire reprendre ces propos, dans l’ouvrage lui-même, par un journaliste lyonnais légèrement caricatural, qui rêve de tirer de l’aventure du troisième Marx un roman. Cet auteur en devenir s’appelle Bonnet. Fabio Viscogliosi a de l’humour, et de la modestie. Mais la modestie, on le sait, est une vertu. Y compris, on le voit bien, en littérature.

     

    P. A.

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