• L'Eté 76, Benoît Duteurtre (Folio)

     

    http-_2.bp.blogspot.com.jpgQui n’a pas eu dix-huit ans entre 1968 et 1978 ne saura jamais ce que c’était de vivre avant la révolution. Certes, elle n’a pas eu lieu. Mais nous étions beaucoup dans ces années-là à l’attendre, et si nos certitudes quant à l’imminence de son déclenchement étaient variables, son ombre portée déposait pour tous sur la vie un voile d’exaltation dramatique. Des amours aux choix esthétiques, tout ne pouvait être qu’essentiel.

     

    En plus, les années dont je parle correspondaient à la fin de nos adolescences, et cet âge bénéficiait encore à nos propres yeux de l’éclat dont l’avait enveloppé pendant des décennies entières la littérature, disons de Vallès à Vialatte . À l’époque on était encore sensible aux éclats de la littérature.

     

    Aujourd’hui on a beau chercher on ne voit pas qui, à part peut-être Annie Ernaux, aurait pris pour thème d’une grande œuvre cet entre-deux de la vie qui ne demande pourtant qu’à fournir des sujets de livres. Qui parlera de l’adolescence dans les années 70 ? Qui rendra les excitations mêlées de l’âge et — pensions-nous alors — de l’Histoire ?

     

    Taraudé par cette question, on ouvre le livre de Benoît Duteurtre, L’Été 76, paru chez Gallimard en 2011 et que Folio vient de republier. Je me rappelle très bien pour ma part l’été 76 et dès les premières pages je retrouve avec un sourire attendri bien des choses. Oui, je me souviens des romans de Giono, de Nietzsche, des Solex et des Mobylette, de l’encens et des bougies, des grandes idées et des joyeux mélanges : Paris vu de la province comme une patrie idéale mais la nature célébrée comme un lieu d’accomplissement obligatoire…

     

    Seulement les plaisirs de la nostalgie ça ne dure que quelques pages. À mesure qu’on avance dans la lecture de ce « roman » dont nul ne met en doute le caractère autobiographique, on a le sentiment de plus en plus net qu’il manque quelque chose. Et d’abord la révolution, justement. Il y a bien une copine vaguement et passagèrement anarchisante, mais c’est tout, pas la moindre manif, pas même une toute petite réunion baignant dans la fumée des Gauloises bleues. Le narrateur et ses amis sont des jeunes gens sages qui font du théâtre au lycée et s’inscrivent à des stages de musicologie. La grande transgression, c’est de renoncer à faire médecine. Les parents en sont tout déçus.

     

    Ce qui fait étonnamment défaut aussi, c'est, disons-le d'un mot et sans ambages, le sexe. La lectrice de Bakounine et le narrateur se promènent en se tenant la main, avec le mauvais esprit qui nous caractérise nous attendions impatiemment qu'ils passent au stade ultérieur. Mais non. Et quand un monsieur ramène notre héros en voiture à la fin d'un stage quelque chose a peut-être lieu mais, je vous le donne en mille, il « n'en conserve aucun souvenir ». Après coup d'ailleurs il se demande « si l'adolescence, soumise à d'ardentes pulsions hormonales, n'est pas aussi, parfois, très indifférente au sexe ». Curieux. En ce qui me concerne ce n'est pas le souvenir que j'en garde.

     

    Pas de révolution, pas de sexe, rien en somme de ce qui pourrait apporter dans ce livre un peu de romanesque. J'ai dit assez souvent que celui-ci n'était pas une fin en soi, mais encore faut-il qu'il soit remplacé par quelque chose, serait-ce la thématisation de sa propre absence. Là, rien. De ce point de vue-là le parti pris de Duteurtre est radical. Et d'abord sur le plan du style. Le prière d'insérer parle de « son écriture claire, sans préciosité », c'est peu dire, pour être claire elle l'est, comme l'eau, dont elle a la couleur et le goût bien connus.

     

    N'allons pas croire cependant à quelque tentative échevelée et post-mallarméenne de livre sur rien. Du récit de ses jeunes années le narrateur bannit tout ce qui pourrait être intéressant, mais laisse le reste. Notations poétiques (« Comme je foulais ce pré fleuri où rebondissaient les sauterelles, j'ai senti grandir en moi un nouvel élan ») ; considérations socio-historiques (« Dans ce pays qui venait de connaître une phase accélérée de croissance industrielle (…) l'avenir radieux ne semblait guère contestable ») ; pensées (« Toute l'éternité est là : dans cet instant fragile que nous questionnons sans réponse, dans cette histoire immense et brève, dans cette fragile beauté qui nous saisit par instants »). Il est aussi question de musique, forcément, avec Duteurtre. Il en parle avec la même originalité : « Les pizzicatos du second mouvement m'avaient ensorcelé par leur légèreté » ; « Cette musique suave et dissonante, où les deux instruments semblaient se livrer bataille, me procurait une joie presque physique »…

     

    En fermant le livre on est pris d'un doute soudain. Aurait-on raté quelque chose. S'agirait-il d'un habile pastiche de ces textes à compte d'auteur où des retraités profitent de leurs soudains loisirs pour conter à leurs descendants les événements de leur jeunesse. Si c'est le cas, Duteurtre est fort. Sinon, la place de Vialatte est toujours libre.

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 9 juin 2013 sur le site du Salon littéraire : link

     

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