• L’Incandescente, Claudie Hunzinger (Grasset)

    https-_artimeless.files.wordpress.comClaudie Hunzinger compose des livres d’herbe, des bibliothèques de cendres et des romans qui ne ressemblent pas à des romans. Si la plasticienne et écrivaine feint de se couler dans le moule du genre dominant, ses récits aux intrigues fugaces ne cessent de s’en échapper pour inventer une écriture singulière qui n’est ni narration ni poème mais tient des deux, et ne parle que de l’essentiel : la présence parmi les êtres et les choses.

     

    Son ouvrage le plus romanesque est sans doute Elles vivaient d’espoir (Grasset, 2010), où, d’après la correspondance et les cahiers d’Emma, sa mère, elle racontait l’amour qui avait uni celle-ci, avant son mariage avec un Alsacien qui fut membre du parti nazi, à Thérèse, résistante héroïque morte dans les geôles de la Gestapo. Paradoxe. Mais « la vie voudrait toujours ressembler à un roman », affirme la narratrice de ce livre-ci, qui revient aux lettres et autres écrits trouvés dans l’armoire d’Emma pour en tirer ce qui se donne comme le deuxième volet d’une trilogie.

     

    « … dans le roman comme dans un bateau de pêche… »

     

    Car avant Marcel, le mari alsacien resté en 1940 dans sa région d’origine, avant Thérèse, il y a eu, dans la vie d’Emma, Marcelle (« Cela ne s’invente pas. La vie l’avait pourtant inventé »). Coup de foudre adolescent, fascination réciproque. Puis les deux jeunes filles seront séparées, l’une enthousiasmée par la littérature et par ses études de lettres en ces années 1920 puis 1930, l’autre atteinte de tuberculose et contrainte à de longs séjours en altitude.

     

    « J’ai voulu quitter le cycle terrifiant de l’Histoire » écrit celle qui affirme avoir échafaudé le « roman » de « Marcelle, 2 ailes E (…) tel un plan d’évasion ». De fait, on semble d’abord loin des convulsions du siècle, dans ce récit dont l’héroïne s’identifie parfois aux Enfants terribles de Cocteau et qui commence dans une ambiance à la Colette : « village ancien en Côte-d’Or », « de vastes portails, des cours intérieures (…). Des vignes au loin qui tremblaient de chaud. Une école aux volets fermés ». Mais, plutôt qu’à un besoin de diversion, l’auteure-narratrice répond ici à un appel : il s’agit de ramener du passé « ces jeunes filles stoppées net », de « les hisser dans le roman comme dans un bateau de pêche, [de] les convoyer d’un rivage à l’autre ». Ce n’est pas un hasard si le chant de l’Odyssée consacré à la descente d’Ulysse chez les morts est une de leurs lectures de chevet, mentionnée à plusieurs reprises.

     

    « Ordonner l’étoffe d’une vie », donc, « en assembler les parcelles, à bords vifs et sans coutures, comme au laser ». Une activité que Claudie Hunzinger connaît bien. Et qui la ramène, inévitablement, à sa propre vie, à son enfance, au fantôme de ce père ambivalent qui devrait être au cœur du troisième livre qui s’annonce. Si, sans cesse présente dans ce récit où elle réécrit les lettres de Marcelle à Emma, elle parle de son propre travail au passé, c’est que le sujet du livre n’est pas vraiment la vie des deux amies mais la mise en mots de cette vie et les effets qui en ont résulté sur celle de la narratrice.

     

    « Du côté de la vie qui circule »

     

    Quels effets ? L’écriture, chez Claudie Hunzinger, est toujours ce geste qui consiste à se déporter au bord de soi, dans l’espace d’un entre-deux. Celle qui parle ici se sent souvent pareille à Marcelle devant Emma, mais de temps en temps c’est l’inverse. Et dans cette oscillation se dessine le double portrait de deux jeunes femmes que tout oppose : l’une, Emma, s’efforce au contrôle, à la concentration, tente « de toutes ses forces de rejoindre le royaume des adultes » ; l’autre, Marcelle, cherche à « ne pas y entrer » et revendique la « dépossession », la « dispersion » ; l’une est toute verticalité, l’autre se situe « du côté de la vie qui circule » et, comme les couleuvres, qu’elle aime, se coule « horizontalement, dans le monde, les herbes, les eaux, les parfums, les couleurs ». Comment Emma ne serait-elle pas ensorcelée par Marcelle comme par « sa joueuse de flûte », comment ne voudrait-elle pas fuir « cet amour impossible » ?

     

    Le roman raconte, en sept parties, sa fuite. C’est-à-dire peu de chose, à l’aune d’une époque obsédée d’événements. C’est bien un « roman » de Claudie Hunzinger, en fin de compte… D’ailleurs, pouvait-elle ne pas se reconnaître en Marcelle, elle qui se dit d’un pays « où tout est encore lié » ? Avec elle, Novalis n’est jamais bien loin. Les fleurs, dont il est souvent question dans L’Incandescente, « ont beaucoup de personnalité » et « les corolles sont des visages », tandis que le corps d’une jeune fille devient « un iris bleu, très pâle, qui se défroisse lentement ».

     

    Mais ces mystérieuses correspondances horizontales, c’est l’écriture de Claudie Hunzinger qui les fait exister. Et cette écriture qui n’en finit pas de tisser les liens d’une unité secrète entre les choses est, étrangement, toute de ruptures ­— phrases brèves, courts paragraphes séparés par des blancs, éclats de poésie que viennent déjouer l’humour et les références au très contemporain (Batman surgissant sans complexes au bord des prairies d’asphodèles). Pas d’illusion lyrique, ici, ni de confort de lecture ; mais le déséquilibre toujours retrouvé d’un impossible et essentiel rapport au monde.

     

    P. A.

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