• L’Italienne qui ne voulait pas fêter Noël, Jérémie Lefebvre (Buchet-Chastel)

    fr.123rf.comIl y a quelques années, Danse avec Jésus (Lunatique, 2011, voir ici) avait démontré son talent pour l’indécidabilité : fallait-il les trouver ridicules ou attendrissants, ces « chrétiens charismatiques » empêtrés dans leur foi et le quotidien dérisoire d’une bourgade de province ? Impossible de trancher, et il en résultait pour le lecteur, embarqué malgré lui, un vrai malaise. En 2015, il faisait semblant de s’attaquer, avec une méchanceté réjouissante, à un sujet de société : le harcèlement en milieu scolaire (Le Collège de Buchy, Lunatique, voir ici). Le voici de retour, après une première publication chez Buchet-Chastel (Avril, 2016). Son Italienne…, paru à la rentrée 2019, a connu un joli succès, notamment auprès de magazines tels que Elle et Biba… Malentendu ? Aurait-on pris ce livre brillant et jubilatoire pour ce qu’il n’est pas ? Mais qu’est-ce qu’il est ? Avec Jérémie Lefebvre, avec ou sans Jésus, on ne sait jamais trop, heureusement, sur quel pied danser.

     

    Conte de Noël

     

    Ce que son roman semble, en tout cas, être, c’est le cinglant pastiche d’un certain type de littérature et de cinéma faits pour remonter le moral du consommateur (on dit feel-good-quelque-chose, si je ne m’abuse). Francesca, grâce à Erasmus, a quitté sa Sicile natale pour Paris et la Sorbonne, où elle travaille à une thèse traitant des influences souterraines de la littérature médiévale sur le roman contemporain. C’est ainsi qu’elle a fait la connaissance de Serguei, sémillant jeune professeur, lequel, « bien qu’étant de la fanfare », l’a gratifiée « d’un rapport complet et de qualité ». Puis, au cours d’une soirée passée chez elle avec Mathieu, son compagnon, l’a mise au défi de prouver que, comme elle l’affirmait, elle était libre de toute « appartenance ». Pour ce faire, elle s’engage à ne pas passer le traditionnel réveillon de Noël dans sa famille, qu’elle doit retrouver quelques semaines plus tard à Palerme.

     

    Huit jours après ledit réveillon, Francesca raconte à Souris, son chat, et à nous-mêmes, comment, une fois sur place, ayant appris que son père était gravement malade et vivait probablement son dernier Noël, elle a dû changer d’avis et a vécu une soirée merveilleuse au sein d’une famille redécouverte. Tel est le programme. Sauf que le chat, comme on finira par l’apprendre, est imaginaire, et qu’une chute bien orchestrée donnera au faux roman à l’eau de rose les allures d’un conte passablement cruel.

     

    Le mainstream et ses ruses…

     

    Ce qui n’empêche pas, au contraire, le comique. Rien n’échappe à l’ironie élégante et corrosive de notre auteur. Dans une langue impeccable et dépourvue de pitié, il s’en prend à la vie telle qu’elle va, en Italie (pays qu’il connaît bien) et partout ailleurs :  frénésie de la consommation, manie du « développement personnel » (« vous faire croire que vous ne savez pas faire ce que vous savez faire et que vous n’êtes pas la personne que vous êtes déjà »), verbiage entrepreneurial (« Mathieu s’était longuement ouvert à Serguei des difficultés qu’il avait rencontrées (…) en termes de gestion de l’humain, et des pressions qu’il avait pu subir au niveau de la hiérarchie, et du prix à payer pour faire évoluer les process… »). L’héroïne, quant à elle, prend les devant, et porte en permanence sur elle-même un regard sainement sarcastique (« Au bout de deux mois à l’université Paris-Sorbonne je maîtrisais parfaitement la rhétorique et les effets de langage du mépris élitiste (…), et j’étais en passe de devenir une vraie connasse »).

     

    Mais c’est surtout le genre même où le roman feint de s’inscrire qui se voit, chaque fois qu’on serait tenté d’y adhérer, mis narquoisement à distance. La référence au cinéma, apparemment extérieure, a pour fonction de le ramener à ce qu’il est et d’en dénoncer les illusions : « Ça ferait une scène de fin parfaite. Sobre, avec ce qu’il faut de profondeur et de tendresse (…), une fin à l’esthétique résolument mainstream »…

     

    Il serait cependant réducteur de ne voir dans le livre de Jérémie Lefebvre qu’un miroir, si exact soit-il, tendu au quotidien moderne et à ses reflets déformés. Le défi lancé au départ à Francesca porte sur la notion d’« appartenance », mais, pour m’exprimer comme les personnages, j’aime mieux parler, quant à moi, d’aliénation. Comment y échapper ? Comment, y compris et surtout dans l’écriture, être sûr, comme l’est la sympathique Palermitaine, d’échapper aux figures imposées, à la doxa omniprésente, au formatage de la sensibilité et des idées ? Lefebvre est beaucoup trop madré pour se livrer là-dessus à une réflexion explicite. Il se contente de nous faire assister aux contorsions de son personnage essayant, comme une funambule, de rester en équilibre sur le fil illusoire de sa liberté, et n’en tombant, bien entendu, que de plus haut. Mais ses virevoltes, les retournements incessants qui lui font, lorsqu’elle croit éventer les ruses de la société marchande, en subir simplement un autre effet, le lecteur n’y échappe pas plus qu’elle. Et le plaisir paradoxal qu’il retire de l’expérience est justement de se faire piéger lui aussi, par une jolie machine littéraire.

     

    P. A.

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