• La Survivance, Claudie Hunzinger (Grasset)

    www.musees-alsace.org.jpgIl y a des livres dont on ne sait pas quoi dire, et en général c’est bon signe. Moins on aime, plus on sait pourquoi : il y a tant de romans que l’on voit venir de loin, distinguant tout de suite les cases où ils essaient laborieusement de s’engouffrer. À la limite on n’aurait pas besoin de les lire, on pourrait en parler tout de suite. Tandis que la singularité, surtout extrême, laisse coi. Ce pourrait être un bon critère pour juger de la force d’un texte : l’évaluer au poids du silence qu’il suscite.

     

    Résumons-nous, quand même… Le roman de Claudie Hunzinger commence par deux catastrophes : l’incendie (imaginaire) du musée d’Unterlinden à Colmar, et la faillite qui chasse de chez eux deux libraires de soixante ans. Avec une chienne, une ânesse et des cartons de livres, ils vont trouver refuge dans une maison en ruine perchée sur un sommet des Vosges : la Survivance. Jenny fera connaissance avec une harde de cerfs, Sils partira à la recherche des couleurs perdues de Grünewald, dont le rétable a disparu dans l’incendie. À part ça, rien. Les fanatiques de l’intrigue romanesque s’abstiendront.

     

    Ça vous a plutôt des allures de fable, bien sûr, mais on voit aussi dès l’abord tout ce qu’un tel livre pourrait encore être : un roman sur la vieillesse et sur le couple, un tableau réaliste de la vie dans nos marches de l’Est, un récit initiatique, un plaidoyer écolo, j’en oublie. La force de La Survivance est de n’être rien de tout ça. Se situant dans l’espace délimité par ces diverses possibilités, le livre les écarte toutes. Ce qui le dessine, ce sont leurs bords.

     

    Cet art de l’équilibre entre des options divergentes, on le retrouve d’une certaine manière dans l’apparent oxymore sur lequel se fonde l’aventure de nos deux Robinson : dans la nature, avec des livres. Après avoir vendu ses derniers trésors (une édition des Contes du chat perché et un exemplaire de Sagesse de Verlaine), Jenny achète « un kit solaire de quoi alimenter le Mac, un téléphone » et « deux oies » ainsi qu’un « sac de cinquante kilos de riz basmati ». Où l’on constatera que Claudie Hunzinger ne manque pas d’humour, et refuse tranquillement l’utopie anti-moderniste.

     

    Mais il ne faudrait pas voir dans sa manière d’installer son livre dans les marges de ceux qu’on aurait pu attendre le simple refus des clichés. Il y va, plus profondément, de l’entreprise même de Claudie Hunzinger. « Tu es très bien comme ça » dit sa narratrice, « sans sexe et sans Schweppes. Le monde (…) se montre enfin à toi ». Et, plus loin : « Si nous voulions nous en sortir, il fallait sortir de nous (…) se transformer en une boule de présence au monde prête à jaillir ». Tout est peut-être dans ce « prête à ». Car il n’y a chez l’auteur de La Survivance aucune naïveté post-hippie ni aucune outrecuidance « poétique » : elle ne prétend pas nous immerger dans un rapport au monde placé sous le signe de la fusion. Là aussi, on reste à la limite, dans cet entre-deux où « la toute-puissance de l’imaginaire contamin[e] la réalité. Et l’inverse ». « Les choses, il faudrait les voir en passant, d’un point de vue nomade, telles qu’elles sont, elles, simples, indifférentes, énigmatiques, posées là dans leur dialogue avec l’éternité. Elle n’est pas pour nous, leur essence, leur tranquillité ». Ce n’est donc pas des choses que nous parle La Survivance, mais du face-à-face toujours un peu distant qui est sans doute notre seule manière d’exister parmi elles.

     

    L’écriture de Claudie Hunzinger cherche à faire exister cet espace intermédiaire entre le réel et nous. Pas étonnant qu’elle soit, elle aussi, difficile à cerner. Ni réaliste ni lyrique, toute en phrases rapides et nerveuses semées de notations d’une force évocatrice quelquefois bouleversante, qu’il s’agisse d’évoquer le passage des cerfs « sous leur parure cosmique » ou une variété de légumes.

     

    « Que peuvent les livres ? » demande quelque part la narratrice. D’une certaine façon, rien, répond ce livre-ci, qui, s’arrêtant au bord d’un malheur annoncé mais imprécis, ne mène nulle part, se contentant de dessiner, avec modestie, sensualité, et d’une main légère, l’espace d’une rencontre impossible. Ouvrir et désigner cet espace, cependant, c’est déjà pas mal pour un livre. Ce peut même très bien être tout.

     

    P.A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 13 octobre 2012 sur le site du Salon littéraire: link

     

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  • Commentaires

    2
    Dimanche 11 Novembre 2012 à 09:00

    Du point de vue de l'intrigue, le roman de Claudie Hunzinger est minimaliste et très intéressant: une intrigue esquissées, inachevée, indiquée comme une simple possibilité, avec beaucoup de nonchalance...

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    1
    Samedi 10 Novembre 2012 à 10:36
    Tiens, il n'y a pas que des fanatiques de l'intrigue romanesque chez Grasset. Il est intéressant de le noter.
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