• Le Géant, Stefan aus dem Siepen, traduit de l'allemand par Jean-Marie Argelès (Écriture)

    uploads1.wikiart.orgIl y a deux ans, paru chez le même éditeur et déjà traduit par Jean-Marie Argelès, un premier roman, La Corde, avait attiré l'attention sur Stefan aus dem Siepen. J'avais dit à l'époque combien était troublante cette fable dans laquelle l'apparition jamais expliquée d'une corde traversant un village et disparaissant dans les bois venait tirer les individus de leurs habitudes et les éloigner de leur moi socialisé. On songeait autant à Kafka ou à Ramuz qu'aux frères Grimm.

     

    Le merveilleux démythifié

     

    Dans son deuxième livre, l'auteur allemand confirme son goût pour un fantastique issu de la tradition culturelle germanique mais revisité à la lumière d'interrogations contemporaines. Le père de Tilman est couvreur, ce qui le prédestine aux positions élevées. De fait, sorti de l'enfance, puis ayant dépassé l'âge où, raisonnablement, on cesse de grandir, il poursuit sa croissance sans relâche. Deux mètres, bientôt trois… Premier amour, premier emploi vite perdu, chômage… Tilman grandit toujours. Se résolvant pour finir à accepter son statut de phénomène et les revenus qui vont avec, il sortira, avec sa famille, du besoin, retrouvera une compagne et atteindra une certaine forme de sagesse : « J'ai trouvé un rôle dans lequel le public désire me voir (…). Sans doute ce rôle n'est-il pas le plus exaltant. Mais je me demande combien de rôles le sont vraiment ».

     

    Pas de véritable intrigue, on le voit, dans ce Bildungsroman d'un genre un peu spécial. Comme il suivait sa Corde dans le précédent récit, Stefan aus dem Siepen déroule ici une hypothèse de départ sans s'autoriser les moindres rebondissement, péripétie ou autres facilités romanesques. Et si on est dans une forme de merveilleux (« Toute cette histoire avait un peu l'allure d'un rêve »), il s'agit d'un merveilleux démythifié, sans objet magique ni transformation imprévue (« Même si Nina, prenant son courage à deux mains, l'embrassait (…), le corps horrible dont il était prisonnier ne disparaîtrait pas pour autant »).

     

    « Hommes prêts-à-porter » 

     

    Que deviennent les héros des contes dans la société de communication ? Telle est la question à laquelle l'auteur du Géant se donne pour tâche de répondre avec une logique impeccable et mêlée d'humour. La nature, dont les puissantes évocations faisaient en grande partie le charme de La Corde, n'est présente ici qu'occasionnellement. On peut le regretter. Mais son absence laisse toute la place à la peinture grinçante d'un monde très actuel. « Il n'y a plus de demandes pour les géants », déclare le médecin qui dispense Tilman de son service militaire ; « nous n'avons plus besoin que d'hommes prêts-à-porter ». Cependant, dans cet univers où « le papier imprimé et les écrans lumineux [ont] remplacé les baraques foraines », notre héros fascine d'autant plus qu'il constitue « un prodige qui, bien qu'ayant surgi dans la réalité, ne quitter[a] jamais le monde du rêve et du fabuleux ». Il s'y résigne, avec un élitisme réjouissant : ses admirateurs « peu familiarisés avec les plaisirs intellectuels (…), n'[ont] d'autre choix que d'aller chercher ailleurs leur divertissement ».

     

    Car ce prodige de foire est un homme délicat, sensible et raffiné, qui passerait bien son temps à lire et à jouer du piano si son statut de gloire nationale allemande et la nécessité de gagner sa vie ne le requéraient de temps à autre. Du contraste entre les exigences intellectuelles du personnage et son aspect exorbitant, entre son élégance de manières et la grossièreté des parents avides et des spécialistes de la communication en proie à la passion du frivole, l'auteur, relayé par un traducteur toujours aussi talentueux, tire des effets comiques légers mais efficaces. Alors que La Corde était centrée sur la notion de collectivité, Le Géant conte les malheurs de l'individu. Et de même qu'en suivant les méandres de la première on s'éloignait toujours plus de la vie sociale, le gigantisme exponentiel de Tilman fait de lui un être toujours plus différent.

     

    « L'ennuyeux costume de monsieur Tout-le-Monde »

     

    Sauf que cette différence, inscrite en lui à l'origine, ne doit sans doute que très peu aux dysfonctionnements de son hypophyse. Dès son enfance, « il lui arrivait de tomber, d'une seconde à l'autre, dans une étrange inertie, et, le regard fixé sur un point dans le vide, d'écouter en lui-même ». Et le singulier devenir de son corps sera seulement l'occasion lui permettant, en l'isolant, d'être « réceptif à des joies » qui lui seraient sans cela « demeurées inaccessibles ». Telles celles de la musique, forme d'art où « la différence entre le grand et le petit (…) p[erd] toute signification ».

     

    On le constate, en explorant jusqu'au bout les possibilités de son récit, Stefan aus dem Siepen va assez loin dans une réflexion qui porte sur les rapports entre singularité et uniformité dans la société moderne, allemande ou pas. D'autant que, ultime paradoxe, son étrange géant n'étant après tout « rien d'autre qu'un couvreur, un comptable, un chômeur », tous peuvent se reconnaître en lui. Et garder ainsi entier leur rêve de pouvoir eux aussi « un jour s'extraire de l'ennuyeux costume de monsieur Tout-le-Monde »…

     

    P. A.

     

    Ce texte est paru une première fois le 6 mai 2016 sur le site du Salon littéraire .

     

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