• Le Sympathisant, Viet Thanh Nguyen, traduit de l’anglais par Clément Baude (Belfond)

    https-_cdn.empireonline.comSi ce n’était qu’un roman d’espionnage et de guerre, ce serait déjà très réussi. Mais, en plus, c’est bien davantage que cela.

     

    Le narrateur, qui restera anonyme, annonce l’essentiel dès les premières lignes : « Je suis un espion, une taupe, un agent secret, un homme au visage double. Sans surprise, peut-être, je suis aussi un homme à l’esprit double ». On est en avril 1975, Saïgon va être pris par l’armée de libération. L’homme double, bras droit du général dirigeant la police secrète du Sud, doit fuir d’urgence. Mais personne, surtout pas son recruteur de la CIA, ne sait que, révolutionnaire dès l’adolescence, il travaille en réalité pour le Nord. C’est donc sur ordre qu’au terme d’une épopée hallucinante et narrée de main de maître il suit celui qui croit être son vrai chef jusqu’à Los Angeles. Portrait ironique des Vietnamiens en exil. Portrait (très) grinçant de l’Amérique, le seul pays « qui [a] forgé tant de mots en "super" dans la banque fédérale de son narcissisme ».

     

    « Votre langue vous trahit »

     

    Après beaucoup de messages cryptés envoyés à une « tante » parisienne qui les achemine au pays, après quelques assassinats et une ou deux histoires d’amour, notre héros, intégré à un commando censé constituer l’avant-garde d’une armée de reconquête, regagne clandestinement et nuitamment sa terre natale. Pour y être aussitôt intercepté et se retrouver dans un camp de rééducation, où, coupable d’occidentalisation excessive, il doit écrire une confession… que nous avons entre les mains. Et qui, d’ailleurs, ne satisfait guère ses geôliers : « La bonne nouvelle, c’est que vous montrez quelques lueurs d’une conscience révolutionnaire collective. La mauvaise nouvelle, c’est que votre langue vous trahit ».

     

    Viet Thanh Nguyen s’est beaucoup documenté, et les remerciements qui closent son livre et où il indique ses sources ne sont, pour une fois, ni sentimentaux ni inutiles. Cependant, l’auteur sait aussi personnellement de quoi il parle. Né en 1971, ayant fui lui aussi Saïgon en 1975 avec sa famille, c’est après bien des déboires qu’il s’est retrouvé étudiant à Berkeley puis professeur à l’université South California. Là s’arrêtent évidemment les similitudes, l’obscure confession de son personnage n’étant que l’image ironiquement inversée de ce premier roman qui a collectionné les prix, dont le Pulitzer 2016.

     

    Entre le bien et le bien

     

    Inversion qui convient à un livre placé tout entier sous le signe du dédoublement, dont le motif de l’espionnage n’est peut-être que la métaphore. Car la duplicité fondamentale du héros, qui répond à celle des États-Unis, contamine tous les niveaux et tous les thèmes du récit. Constituant essentiel de la psychologie du personnage (« On est le partenaire de conversation le plus fascinant qu’on puisse imaginer »), la dualité est présente dès ses origines, puisque, fils d’une jeune Vietnamienne subornée par un prêtre français, il est, comme cela lui est sans cesse rappelé par ses compatriotes, « un bâtard ». Mais le motif prend aussi une forme politique (« Notre révolution, d’avant-garde du changement politique, s’était transformée en arrière-garde accaparant le pouvoir ») ; moral (« La tragédie n’était pas le conflit entre le bien et le mal, mais entre le bien et le bien ») ; historique et sociale (« Réfugiés, exilés, immigrés […], nous ne vivions pas simplement dans deux cultures à la fois » mais aussi « dans deux fuseaux horaires à la fois, l’ici et le là-bas, le présent et le passé »).

     

    Enfin, bien entendu, le motif du dédoublement-redoublement trouve aussi son expression sur le plan artistique. Le sommet du roman est peut-être en effet la séquence où le narrateur est engagé comme conseiller technique sur le tournage d’un film inspiré par la guerre du Vietnam (signalons incidemment que Viet Thanh Nguyen décrit Le Sympathisant comme étant sa « revanche sur Francis Ford Coppola »). Cette incursion à Hollywood est l’occasion non seulement d’une satire féroce mais aussi d’une réflexion assez vertigineuse sur la question de la représentation. Et l’ancienne taupe, en rééducation, de noter au passage : « Je ne peux m’empêcher, au moment où j’écris cette confession, de me demander si je possède ma propre représentation ou si c’est vous, mon confesseur, qui la possédez ».

     

    Calmar mort et encre invisible

     

    Tout cela est brillant. Un peu trop, quelquefois. Le penchant dostoïevskien de Nguyen, tout à son honneur, l’entraîne dans une fin un brin filandreuse. Et puis cet homme ne s’interdit pas grand-chose, ni les images les plus risquées (« le périnée du temps », « mes pensées, ces taxis louches »), ni les épisodes les plus lourds. Exemple, cette scène de masturbation au moyen d’un calmar — mort, s’entend, et éviscéré.

     

    Pourtant, ce serait tricher que de faire le difficile : on est empoigné, et l’écrivain américano ( ?)-vietnamien ( ?) a le sens de l’action, du rythme, des tonalités constamment variées, entre horreur et burlesque, tragique et nostalgie. Et puis, comment ne pas dire l’admiration qu’on éprouve devant la parfaite maîtrise d’une matière pourtant foisonnante, sur 483 pages ?... Les subtiles annonces disséminées dans le texte, lisibles après coup seulement, y sont à l’image de ces messages cachés « entre les lignes » et écrits « avec une encre invisible à base d’amidon de riz », que l’espion envoie ou déchiffre. Jeu de miroirs parmi tant d’autres, qui confirme, s’il en était besoin, que le roman de Viet Thanh Nguyen est aussi une variation virtuose sur le thème de la création littéraire. Et si c’était même son vrai sujet ?...

     

    P. A.

     

    Illustration : photo du film de Francis Ford Coppola, Apocalypse Now

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