• Les Blondes, Emily Schultz, traduit de l’anglais par Éric Fontaine (10-18)

    http-_doudou.gheerbrant.comVoilà un livre qui aurait pu beaucoup m’énerver : plus de quatre cents pages, longs remerciements à la fin, « playlist » au début, où s’égrènent les noms de personnes totalement inconnues de moi mais dont la seule mention est visiblement censée susciter les cris d’approbation de beaucoup d’autres… De façon générale, style jeune : la Canadienne Emily Schultz est, nous dit-on, « très active sur la scène littéraire et artistique émergente » ; il faut sans doute la considérer comme une écrivaine en voie de développement.

     

    Ça commence comme ce qu’il faudrait sans doute appeler, pour rester dans le ton, « un truc girly » légèrement mâtiné de « trash », entre comédie sentimentale et roman de campus. Hazel Hayes est venue de Toronto à New York pour y rencontrer une directrice de thèse ; mais, résultat d’une liaison rapide avec son prof au Canada, elle se trouve enceinte ; comment va se débrouiller cette jeune femme d’aujourd’hui, entre désir d’avorter et restes de passion déçue ? On avance dans les premières pages avec une indulgence amusée en se demandant combien de temps on va tenir. Et puis on tient, et on se rend compte qu’on s’enfonce même avec un vrai plaisir dans ce gros roman aimablement foutraque.

     

    Fable sociétale

     

    Deux histoires s’y croisent et s’efforcent avec plus ou moins de bonheur de s’y mêler. La bluette contemporaine évoquée plus haut se complique en effet d’une intrigue de SF avec un grand F comme fantaisie : une épidémie peut-être répandue par les puces frappe soudain, sur toute la planète, les femmes blondes. Prises de rage, celles-ci sont capables par exemple de balancer sans sourciller une inconnue sous le métro ou de fracasser le crâne d’un cycliste innocent contre la rambarde d’un pont. « La Furie blonde affecte les femmes sans distinction de race, qu’elles aient les cheveux blonds naturels, peroxydés ou décolorés par des professionnels », faut-il préciser. On est donc clairement dans le conte philosophique ou, pour ceux qui préfèrent, la fable sociétale. Doctorante en « esthétologie », Hazel écrit « sur l’apparence des femmes et la manière dont on les perçoit » ; dans un monde où Hollywood et la publicité ont inventé le culte de « l’icône blonde », elle a compris que « les belles femmes sont habitées par une colère qui leur vient des avantages dont elles jouissent ».

     

    Rousse, donc un peu à part et objet de méfiance à toutes fins utiles, elle se révèle une observatrice sagace de modes et de tics d’époque que l’auteure, en fin de compte, met en scène plus qu’elle n’y cède. Son héroïne, pour regagner leur Canada natal, traversera un pays sens dessus dessous, dans lequel des femmes au crâne rasé sont parquées dans de quasi-camps. Au terme de cette épopée un brin picaresque, elle échoue dans le chalet de son ancien amant, où, seule et bloquée par les neiges, elle lutte contre l’angoisse en racontant son histoire à l’enfant (une fille, forcément) qui grandit en elle.

     

    « Donnez-moi la fessée… »

     

    Réflexion sur le genre, protestation sociale, comique (entre farce rabelaisienne et humour noir), tragique s’entrecroisent dans un livre à la construction volontairement chaotique et qui a le charme du trop-plein. Mais ce qui fait qu’on s’y attache et qu’on suit jusqu’au bout le réjouissant méli-mélo qu’il propose, c’est le personnage principal. Emily Schultz sait imposer sa petite grosse pas très dégourdie mais qui, au moment crucial, n’hésite pas à déclarer à celui qu’elle veut séduire : « Allez-y. donnez-moi la fessée, professeur Mann ». Aussitôt dit, aussitôt fait — « Ma grosse croupe dessinait un arc au-dessus de ses maigres hanches. J’aimais ce que je voyais ». Après ce début torride mais prophétique, tous les malheurs du monde s’abattent sur Hazel avec une infaillibilité jubilatoire sans qu’elle perde ni son humour ni l’optimisme de son âge. Car les bons sentiments qui sont aussi le propre (d’une partie au moins) des jeunes générations finiront par s’imposer et par triompher, dans l’histoire de l’attendrissante rouquine comme dans le livre. Au fond, ils sont gentils, ces jeunes… Et Emily Schultz, une fois qu’elle aura émergé des naïvetés caractéristiques de son âge, deviendra sûrement la véritable écrivaine qu’elle est déjà.

     

    P. A.

     

    Illustration : Degas, Femme se peignant

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