• histoire-image.orgÇa commence, si on ose dire, en fanfare : Paul Sorensen, dès le début du récit, tire deux balles dans la tête de son père.

     

    Oui, mais ce dernier était déjà mort. Le fils n’a tué qu’un cadavre. Un pas en avant, un pas en arrière, et une telle neutralisation de la violence à peine celle-ci déchaînée annonce l’étrange neutralité qui semble imprégner tout le livre de Jean-Paul Dubois.

     

    Mauvais père et drôle de métier

     

    Cadavre ou pas, Paul a affaire à la justice, laquelle lui impose de suivre une thérapie. Pendant un an, il racontera donc sa vie à un certain docteur Guzman, au cours de séances dont ce dernier ou le patient lui-même choisiront les thèmes. Le roman relate ces séances, en alternance avec quelques échappées dans la vie solitaire de Paul, entre conversations avec une intelligence artificielle baptisée U.No et excursions sur la côte basque – Paul habite Toulouse.

     

    Sa propre existence a débuté par un coup de tonnerre : il a seul survécu à sa naissance, qu’a accompagnée le trépas de sa mère et de son frère jumeau. Événement dont il garde, inexplicablement, un parfait souvenir (« Je ne saurais dire par quel canal d’enregistrement ces moments se sont inscrits en moi. La mémoire n’y est évidemment pour rien. C’est autre chose »). La totale indifférence avec laquelle Thomas Lanski, le père, a accueilli ce double décès n’est que la première des vilenies dont les séances de Paul et le roman de Dubois dresseront la liste. On ne sait pas trop pour quelle raison le fils ne porte pas le nom de cet entrepreneur-escroc paré de tous les vices, mais ce qui est certain, c’est que l’homme a gâché la vie de son unique rejeton. Une vie placée tout entière sous le signe de la mort, comme le confirme le travail de Paul à la tête d’une entreprise héritée de sa mère d’adoption et spécialisée dans la fabrication de housses destinées à emballer les cadavres. « La mort est sans conteste notre égérie, notre actionnaire principal », constate le héros-narrateur, persuadé d’être protégé par un curieux « marché » : elle lui « a pris [sa] mère et [son] frère, elle [lui] doit deux vies ».

     

    Tout cela est donné dès le départ, et force est de dire que la suite du récit n’y ajoutera quasiment rien. La situation d’énonciation, du type confession, incite le lecteur à espérer toujours des révélations sans cesse annoncées mais celles-ci, à chaque fois, viennent simplement prolonger la déclinaison inlassable des mêmes thèmes… Paul, au moins, fabulerait-il ? On est tenté un moment de le croire, puis, finalement, non. Il dit vrai. On pourrait penser à La Chute, n’était, malgré les références à Leibnitz et à l’Imitation de Jésus-Christ, l’absence d’enjeu métaphysique (même à la Camus) décelable. C’est juste l’histoire d’un individu. À la lire, osons l’avouer, on s’ennuie un peu.

     

    Que d’eau !...

     

    Surtout, on a peine à distinguer la finalité et en somme le sens de l’entreprise. Un récit d’éducation ? À quoi ?... Une histoire de transmission ? De quoi ?... Un monologue intérieur un brin délirant ? Il ne l’est pas tant que ça. Une dystopie, peut-être ? Car il pleut jour et nuit, dans ce monde de 2032. « Février, mars, avril, les eaux continuent de délaver et d’imbiber le calendrier »… Il pleut, oui, mais cette pluie perpétuelle n’est qu’une toile de fond pour la triste histoire de Paul, avec sa « propension à considérer le monde extérieur comme un locataire agité et bruyant » et sa tendance à « tenir à distance cette farandole épuisante ».

     

    Évidemment, ce pourrait être justement l’intérêt de l’affaire, ce désintérêt du héros, cette absence de but, ce refus de tout véritable événement hors le choc initial de la naissance catastrophique et, si on veut, le double coup de pistolet qui lui fait écho. Encore faudrait-il cependant que le vide devienne un vrai sujet. Or les masses d’eau dont le livre est baigné, si elles installent le sentiment d’une certaine forme de fadeur, s’en tiennent là. De cette fadeur, l’auteur ne fait rien. Dans son univers liquide thèmes et motifs glissent et se mêlent, noués et dénoués avec seulement beaucoup d’astuce : l’eau, c’est la pluie, et aussi les laveries que le père achète au Canada, les larmes du titre, celles de Guzman, lequel, souffrant de « conjonctivo-chalasis », larmoie sans cesse, particularité qui fait de lui un personnage (censément) comique comme le Gusman de Beaumarchais, plutôt que, comme la référence à Abimael Guzmán pourrait le suggérer, le défricheur d’un sentier lumineux qui s’ouvrirait enfin devant son visiteur éploré.

     

    L’eau, c’est aussi, bien sûr, le Styx, dont notre ami Paul, avec sa petite entreprise, est le Charon. L’eau, c’est bien des choses, en somme. Et après ? Au fond, pourquoi l’eau ? Pourquoi les chiens, qui nous valent des pages plus émues qu’émouvantes ? Pourquoi le diplomate suédois Hammarskjöld, auquel Dubois a déjà consacré une nouvelle, comme antithèse du méchant Lanski ? Pourquoi l’intelligence artificielle ?... Tous ces fils se croisent sans créer de contact ni de court-circuit, et leur entrecroisement est tout le livre. On admire l’adresse, c’est tout. Les motifs demeurent des motifs, la mort n’en est qu’un parmi d’autres.

     

    Reste une atmosphère, faite plus de « mélancolie » que d’« humour », pour reprendre les deux termes proposés par la quatrième de couverture. Une mélancolie au sens le plus classique : bile noire, sombre humeur. Et basses pressions.

     

    P. A.

     

    Illustration : Théodore Géricault, Scène du déluge, 1819

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  • www.critikat.comQu’est-ce exactement qu’un thriller ? L’absence de terme français parfaitement équivalent dit assez la difficulté qu’il y a à définir la chose. Roman d’épouvante ? Pas seulement. Policier ? Pas nécessairement. De suspense ? Celui-ci n’est qu’un ingrédient parmi d’autres. L’objet problématique se situe quelque part entre ces trois sous-genres, sans se ramener à aucun d’entre eux.

     

    Qu’en est-il dans le nouveau roman traduit de Yûsuke Kishi, vedette en son pays dans le domaine qui nous intéresse ? Il y a bien, dans La Maison noire, un peu de roman policier… Wakatsuki, jeune cadre dans une grosse compagnie d’assurances comme l’a été un temps l’auteur lui-même, est plus spécialement chargé du « déblocage des fonds d’assurance-vie » – autrement dit de la vérification des accidents et des décès, avec repérage des éventuelles arnaques. « Les crimes liés aux assurances [sont] très typiques des psychopathes »… Notre ami se rend, à la demande d’un client, dans la « maison noire » du titre, sinistre masure d’un quartier périphérique de Kyôto. C’est pour y découvrir un jeune garçon pendu. Le père a-t-il voulu profiter de l’assurance-vie contractée sur la tête de son fils ? Voilà qui exige une enquête.

     

    Horreur et débat

     

    Du suspense ? Et comment ! Quand il se révèle que ce n’est pas le père qu’il faut soupçonner, mais la mère, et que celle-ci a pour habitude de liquider tous ceux qui se mêlent de ses affaires, les questions classiques surgissent : quand frappera-t-elle ? comment ? comment, surtout, lui échapper ? Lumière à la fenêtre, couloirs inquiétants, placards où l’on se cache dans l’urgence… Rien ne manque.

     

    L’épouvante est présente aussi, et même l’horreur. L’enfant pendu n’était qu’une mise en bouche. Bientôt, ce seront les cadavres défigurés (« J’aimerais voir ses dents du fond, s’il en reste »), les tas de corps enterrés en vrac, les personnes coupées en morceaux vivantes… En regard, La Leçon du mal (Belfond, 2022, même traductrice, voir ici) fait, avec ses macchabées sans nombre, figure de joyeuse fantaisie au second degré.

     

    Donc, un thriller. Mais un thriller de Yûsuke Kishi. C’est-à-dire, d’abord, un thriller lent. Progression presque insensible, minutie dans les gestes, les objets, les dialogues… jusqu’à la décoiffante accélération finale. On retrouvera aussi le thème de l’indifférence pathologique aux souffrances d’autrui, déjà au cœur du roman précédent. Un tueur psychopathe est « un être dépourvu d’empathie (…), un individu auquel il manque des fonctionnalités psychiques », affirme un des personnages. Cependant un autre a des doutes : « De telles personnes existent-elles vraiment ? (…) Peut-on être complètement dénué d’émotions ? » Débat, où l’on discute des thèses de Lombroso et du rôle funeste des « mangas et autres films d’animation ». Conclusion ouverte, mais tendant au pessimisme : « La société actuelle » semble bien être de plus en plus « propice » aux tueurs fous.

     

    Jung et les araignées

     

    On le voit, la dimension socio-historique est bien plus explicitement présente que dans le roman cité plus haut. Mais la question morale se lie ici à une thématique psychologique. La « maison noire », c’est aussi le refoulé, antre d’horreur dans lequel le héros devra s’enfoncer pour se délivrer de ses angoisses. Tous, dans cette histoire, ont eu des enfances abîmées, à commencer par Wakatsuki, qui se croit coupable du suicide de son frère à l’âge de onze ans. « Ce sentiment de culpabilité », toujours présent « comme des braises (…) incandescentes au fond de son ventre », l’a fait repérer par le couple infernal et le rend vulnérable à ses machinations.

     

    L’assureur, dont la profession symbolise les ambivalences d’une société à la fois protectrice et brutale, est ici le moins assuré de tous. En faire, plutôt que d’un détective, le héros de l’histoire, dont nous partageons du début à la fin le point de vue, est une des originalités du roman. L’autre consiste à placer face à lui une tueuse en série plutôt que le classique tueur. Un thriller de Kishi, disions-nous, par conséquent un thriller japonais… Lorsque Wakatsuki, pour mieux se comprendre, ouvre L’Interprétation des rêves, c’est celle de Jung, et la référence au disciple dissident de Freud et à sa théorie des archétypes permet de réinscrire la psychologie des profondeurs dans une mythologie, en l’occurrence, nippone.

     

    Pour Jung, nous rappelle Wakatsuki, l’araignée est « le symbole de la "Grande Mère" dans l’inconscient collectif ». Mais dans la tradition japonaise, la Jorōgumo, faut-il le rappeler, est un démon mi-femme mi-araignée, qui attire les hommes en dissimulant la partie animale de son corps sous son ample kimono, et les dévore. L’admirable film de Masumura Tatouage (1966) ainsi que de nombreux mangas témoignent de la vivacité du mythe dans l’imaginaire de l’Archipel. Qu’ici Wakatsuki ait fait des études d’entomologie avant de s’orienter vers les assurances le rend spécialement perméable aux fantasmes arachnéens. L’araignée dévoreuse d’hommes revient sans cesse dans ses innombrables cauchemars, où il est question de « lapin pendu », de « petite fille flottant sur un lac », de « pouces tranchés », mais surtout d’une toile dans laquelle le rêveur est pris et qui vibre à l’approche d’une « créature hideuse », « au ventre énorme gonflé comme un ballon, doté de huit pattes crochues » ainsi que d’un visage féminin « aux traits sombres et lourds ».

     

    Si on dévore ce récit de trois cents pages avec l’appétit que son héros prête à la créature de ses songes, c’est que la force du texte est de lier la sociologie historique et la psychologie au monde des mythes. La tueuse est-elle l’incarnation d’une société délirante ? La métaphore de terreurs archaïques ? L’envoyée du destin, dont elle file la toile ? Elle est tout cela, et cet entrecroisement de significations lui confère une dimension d’autant plus inquiétante qu’il fait de sa malignité le fond de la nature humaine.

     

    P. A.

     

    Illustration : photo du film de Yasuzō Masumura, Tatouage (1966)

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  • www.bridgemanimages.comDes nouvelles, comme l’annonce la couverture, et comme semble le confirmer le jury du Goncourt de la nouvelle, pour lequel le livre d’Elsa Gribinski est finaliste ? Oui et non. Si par nouvelle il faut entendre récit, seuls deux des seize textes courts qui composent le volume pourraient sérieusement mériter cette appellation. Renaissance : une femme, enceinte pour la neuvième fois, fuit en Italie pour y contempler une Annonciation ; Blues’omatic : un peintre tente en vain d’entamer une aventure avec une blanchisseuse. Ça reste modeste… Et les autres nouvelles (rencontres et conversations dans des musées, un homme marche sous la pluie, une femme visite un atelier, un artiste cherche à acheter de la toile de Jouy…) ne sont que des ébauches d’histoires – celle qui parle parfois ici les appellerait sans doute des « fictions ».

     

    On l’aura subodoré au passage, toutes ont un rapport plus ou moins direct avec l’art pictural. Les sous-titres y insistent, qui mettent chaque texte en relation avec un genre de peinture : Still Life, Trompe-l’œil, Vanité, Fresque… La juxtaposition des textes mimerait-elle l’exposition des toiles, et aurions-nous affaire à une suite de descriptions de tableaux ? Dans la mesure où la description suppose la distance du sujet à l’objet, ce n’est certainement pas le cas.

     

    « Toute chose… »

     

    La narratrice, toujours anonyme, met en scène les aventures du regard, souvent à peine attribué à un observateur clairement identifiable, mais toujours au centre d’un texte que scandent les « elle vit » ou « il contemplait ». « Le 11 mai 2020, elle regarde au-dehors, elle regarde au-dedans ». Cet incipit conviendrait pratiquement à tous les textes, qui pourraient avoir chacun pour sous-titre, à l’instar du premier, Des images, extérieures, intérieures. Intérieures ou extérieures au tableau, souvent de manière indécidable, comme c’est le cas exemplairement dans Le grand pan de mur noir, où, parcourant la surface d’une anamorphose, on glisse insensiblement d’un angle et d’un endroit à l’autre comme de la peinture à la réalité. Mais intérieures ou extérieures surtout à celui ou celle qui contemple. « Par moments, à vivre parmi les objets et les fleurs, elle se sentait toute chose (…). Car il lui semblait percevoir sous l’apparente simplicité de ces existences faussement inanimées une vaste complexité de rapports. Les choses qui s’appelaient entre elles l’invitaient alors, et cette intimité était toute son intimité ».

     

    Comme cette héroïne (?), le lecteur se laisse prendre au réseau que tissent les rapports entre choses et images des choses, tantôt peintes, tantôt mentales. « La seule histoire est peut-être celle que vit le peintre alors que la forme n’est déjà plus sous son regard, et qu’elle n’est pas encore sur la toile ». C’est dans cet espace intermédiaire que tout se passe ici.

     

    Artichauts, tourtereaux, bécots

     

    Pas de théorie à proprement parler. On est dans le mystère du concret, « plis de la nappe », « reliefs cassis dans le creux des coupelles », « brisures de coque et de sablé », « reflets presque noirs »… Les phrases longues à la construction impeccable, les notations plus brèves volontiers teintées d’humour (« Un jeune informe en synthétique (…) tirait de derrière un hublot une masse humide ») disent alternativement l’énigme des objets, peints ou palpables, mais là. Poésie ? Si celle-ci repose sur l’écho, la reprise et le rythme, elle est le genre dont ce recueil atypique serait le plus proche. Il suffit d’observer la composition d’ensemble : une Clôture sous-titrée Des images, intérieures, extérieures répond à l’Ouverture portant le sous-titre inversé. Le texte suivant s’intitule Le grand pan de mur noir ; dans l’avant-dernier, il sera plusieurs fois question du « petit pan de mur jaune » du tableau de Vermeer. Certaines couleurs, certains thèmes, certaines expressions se font ainsi signe d’une nouvelle à l’autre, constituant une autre de ces toiles que le titre désigne.

     

    On retrouve un tel système de correspondances à l’intérieur de chaque texte, où termes et thèmes semblent souvent se générer et s’enchaîner comme d’eux-mêmes. Dans l’Ouverture, intitulée Arty, il sera question d’artichauts et, pour finir, d’Arcimboldo. Bestiaire « devait être une histoire d’oiseaux : avant l’hirondelle, les tourtereaux. Les tourtereaux deviennent chiens et chats. Adieu bécots ». Quant au jeu des allitérations et des assonances, il est partout – « Il ressemblait à Beckett et il ressemblait à Barthes. Aux autoportraits de Rembrandt ».

     

    « Je ne cesse de trouver des ressemblances » dit la première phrase du livre. Les seize textes composent au fond un seul texte, longue exploration d’un entre-deux où le chatoiement des mots suggère les va-et-vient entre la conscience et le monde. Tournant tranquillement le dos à la mode, ces « fictions » prennent la peinture et la littérature au sérieux dans ce qu’elles sont pour de vrai.

     

    P. A.

     

    Illustration : Jean-François Niceron, Saint François de Paule en prière, anamorphose, 1573

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  • www.actuart.orgEn 2021, L’Autre Nom (même – excellent – traducteur, même éditeur, voir ici) rassemblait les deux premières parties de ce que l’écrivain norvégien, Prix Nobel 2023, conçoit comme une Septologie. Ce printemps, Je est un autre inclut les parties III à V. Trois jours de plus, puisque chaque partie correspond à une journée, dans ce récit qui débute un dimanche et doit s’achever un samedi.

     

    « … les images qu’il a dans la tête… »

     

    Il s’y passe, si possible, encore moins de choses que dans le premier volume. On y voyait Asle, peintre solitaire, quitter son village de la côte ouest de la Norvège pour aller faire ses courses dans la ville voisine de Bjørgvin. Il s’y rendait à nouveau le lendemain pour visiter un ami nommé également Asle et peintre lui aussi. Après l’avoir conduit à l’hôpital, l’Asle qui nous parle passait une nuit à l’hôtel. Dans ce deuxième tome, nouveau déplacement à Bjørgvin, cette fois pour livrer au galeriste Beyer les toiles de la rituelle exposition de fin d’année. Asle rentre ensuite chez lui et partage un repas avec son voisin, Åsleik.

     

    Rien de plus, sinon la crise que l’artiste-narrateur paraît traverser : « j’ai soudain le sentiment d’avoir dit ce que j’avais à dire, oui, de ne plus avoir envie de peindre »… Mais, comme dans le volume précédent, d’incessants retours en arrière ramènent dans le courant du récit, en un mouvement à la fois de rassemblement et de dissémination, des fragments du passé. Et l’on voit se dessiner plus nettement le projet d’une probable autobiographie, transposée et biaisée. Si l’enfance était très présente pendant les journées I et II, c’est ici surtout l’adolescence qui est évoquée, dans des scènes souvent pleines d’un singulier comique à froid. Le jeune Asle renonce à « peindre des cabanes et des granges au soleil, avec des hampes et des drapeaux norvégiens qui flottent au vent », comme il l’a fait dès son jeune âge pour le plus grand plaisir des habitants de son village natal. Désormais, il prendra pour modèle « les images qu’il a dans la tête ». La mort de sa jeune sœur le fait hésiter, et se lancer, avec un groupe de rock local, dans une expérience musicale calamiteuse. Il reviendra cependant vite à sa vraie vocation et quittera le lycée pour l’École des beaux-arts de Bjørgvin, où il est admis sans le bac au simple vu de ses premières œuvres. Au même moment, il fait la connaissance de l’autre Asle (« l’Homonyme »), lequel suit le même trajet. Surtout, il rencontre Ales, sa future compagne, morte au moment de la narration mais toujours présente à ses côtés.

     

    « … une obscurité lumineuse, je pense… »

     

    Pour se laisser happer et porter par ce récit dont le demi-sommeil où le personnage glisse souvent ainsi que la neige qui ne cesse de tomber accentuent encore le caractère hypnotique, il faut admettre quelques principes de base. D’abord typographiques et syntaxiques : l’absence de points, l’absence d’alinéas sauf pour certains des dialogues, tous dépourvus de guillemets, les répétitions, le style accumulatif (« et Sigve sort [une bouteille], il la tend à Asle qui la prend et en boit aussitôt, et Sigve en sort une autre pour lui, il la soulève et dit tchin, et Sigve et Asle trinquent, et Asle se rend compte que Sigve a déjà pas mal bu »…).

     

    À cela s’ajoute une technique particulière, qui permet au monologue intérieur d’épouser les piétinements et les sautes de la pensée : les états de conscience se suivent sans transition, l’irruption du souvenir dans le présent n’étant marqué que par le passage du je au il (« et Sigve lève sa bouteille, et ils trinquent, et je regarde la route blanche de neige, et je pense que ce sera bien de livrer les tableaux pour la prochaine exposition »…).

     

    Les fondements philosophiques sont inséparables de ces partis pris d’écriture : comme chez tous les grands écrivains, c’est d’abord ici la phrase elle-même qui parle. Que dit-elle, cette phrase unique, où les ruptures sont posées et portées par un flux syntaxique continu ? Elle dit que par la peinture le peintre se met « au service d’une dimension plus vaste », et que cependant il « tente encore et encore de faire apparaître » une image « intérieure », qui « n’existe pas, elle est simplement, d’une certaine manière ». Cette présence à la fois extérieure et intime, c’est Dieu. Et, « puisqu’Il est en dehors du lieu et du temps, tout est simultanément en Dieu, oui, en Dieu se loge simultanément tout ce qui s’est passé, se passe et se passera ». On circule donc librement dans cet espace du temps, qu’unifie la mystérieuse présence divine. Autre conséquence : dès lors que cette présence rassemble en elle tout ce qui est, je aurait pu, voire pourrait aussi bien être un autre. Asle aurait pu être l’autre Asle, dont presque rien ne le distingue ; Ales, son âme-sœur, quoique morte, s’entretient longuement avec lui dans le silence ; Åsleik a une sœur nommée Guro, mais cette dernière ressemble à une autre Guro, laquelle, semble-t-il, a été en relation intime avec Asle (lequel ?). Chaque journée commence avec les mêmes mots, et par le même face-à-face entre le peintre et une de ses toiles : « l’image avec ses deux traits, un marron et un violet, qui se croisent dans le milieu »…

     

    Tout cela s’impose avec l’autorité et le naturel propres aux très grands textes. On en est imprégné comme d’une atmosphère au sens la plus météorologique du terme : c’est l’hiver, il fait presque constamment nuit et froid, la mort n’est au fond jamais bien loin ; mais « l’automne et l’hiver sont (…) les meilleurs moments pour moi en tant que peintre », dit Asle ; « dans le noir, oui, je dois voir les images dans le noir pour voir si elles brillent, pour les rendre plus lumineuses encore, ou meilleures, ou plus justes, ou quel que soit le mot qu’il faille employer, l’image doit en tout cas avoir une obscurité lumineuse, je pense ».

     

    P. A.

     

    Illustration : Robert Ryman, Untitled, 1962

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  • www.getyourguide.frDans le village de Susanna Harutyunyan, il y a un chef de village, un maréchal ferrant, une guérisseuse… Il y a une conteuse. Elle fait interminablement durer, pour le plaisir des enfants mais aussi des adultes, un conte qui parle d’un fils de roi, de forêts enchantées, de marécages et de monstres. « Avec son conte aussi simple que long, [elle a] attisé l’imaginaire des habitants (…) durant de longues années, accompagnant parfois des vies entières ». Quand, une cinquantaine d’années après son arrivée au village, elle meurt, âgée de cent ans, sans avoir achevé son récit, le roman lui-même est bien près de se terminer.

     

    Histoire et chronique

     

    Cinquante ans, c’est à peu près le temps qui se sera écoulé dans la réalité historique depuis les premiers massacres d’Arméniens en 1895 jusqu’à l’Arménie soviétique de 1945, en passant par 1905 et, bien entendu, 1915. Chaque tragédie aura amené son lot de « nouveaux arrivants » dans le village du titre. Harout, chef dudit village, les guide depuis le « monde extérieur » jusqu’à ce refuge mystérieusement préservé, entouré de hautes montagnes et dont personne ne sait où il se situe exactement (« Seul Harout connaissait les chemins qui menaient hors du village ainsi que ceux qui permettaient d’y revenir »).

     

    D’un côté, le temps de l’Histoire, de l’autre, un univers mythique où tout semble aussi immobile que dans le conte de la vieille Varso, dont le prince ne vieillit jamais. Les « nouveaux arrivants » se fondent les uns après les autres dans une communauté d’apparence ancestrale, avec ses figures pittoresques, ses querelles, ses farces et ses petits drames. Comme dans toute chronique rurale, le pittoresque, la musique et, ici, le halva sont au rendez-vous.

     

    Pourtant, là aussi, les événements se succèdent, de manière très lente et quasi insensible, mais inéluctable. Nakhchoun, ainsi nommée par les villageois pour sa « beauté éblouissante », arrive un jour, enceinte après avoir été violée par les Turcs. Pour cette raison elle est en butte à l’hostilité des habitants, mais Harout, peut-être épris d’elle, la protège. Elle met au monde deux jumelles. Celles-ci grandissent, l’une meurt. Nakhchoun elle-même fait ériger, en mémoire de sa famille massacrée, une pierre tombale. Laquelle attirera l’attention des soldats chargés de garder les prisonniers allemands condamnés à travailler « pour expier les crimes d’Hitler ». Le village, du même coup, sera découvert.

     

    Mythe et roman

     

    Dans un subtil jeu d’équilibre et de ruptures infimes, le roman se construit ici malgré la logique du mythe. La narratrice et le lecteur ne renoncent à cette logique qu’à regret, mais l’histoire et l’Histoire travaillent souterrainement contre elle. On n’échappe ni au réalisme ni au tragique, semble nous dire cette fable historico-politique. Le tragique, ce sont d’abord les souffrances, tout au long du XXe siècle, du peuple arménien. Si elles ne sont présentes ici que dans les souvenirs des anciens ou nouveaux « arrivants », ces souvenirs sont pleins de gens décapités, brûlés vifs, crucifiés, de tortures, de viols… « Qu’a pu penser le Céleste, quand il imposa de telles épreuves à l’homme ? » Il n’est cependant pas interdit d’entendre aussi une allusion à d’autres malheurs plus récents dans l’évocation de cet abri toujours ouvert à ceux qui fuient « une situation difficile » et qu’on accueille sans rien leur demander (« Quand un monde s’écroule, on ne pose pas de questions »).

     

    Oui, le lecteur s’attriste de voir le village secret révélé, et de devoir retomber du mythe dans l’Histoire. Cependant le mythe ne s’efface pas complètement. Il reste vivant dans ce qui constitue le fond permanent du récit et l’arrière-plan immuable des aventures humaines : le monde naturel. Celui-ci se réduit pratiquement à deux éléments : le ciel, avec la montagne « pareille à une main [le] soutenant (…) par le menton », et l’eau – celle d’un lac jamais nommé, bien sûr, mais qui ressemble au lac Sevan, près duquel naquit l’auteure, au cœur de cette Arménie dont elle est une des grandes écrivaines. Entre lac et ciel, il y a le vent, un des personnages importants du récit. Le vent « souffl[e] un chagrin glacé à travers le lac », il « travers[e] le ciel comme un nerf tendu ». Il « s’enroul[e] et s’agit[e] sauvagement, se coll[e] aux rochers et au sol, rong[e] la pierre et les buissons, les égratignant de ses doigts sans ongles, attrapant sa propre queue et l’avalant tandis qu’il gliss[e] »… Voilà pour la personnification, et pour la mythologie qu’elle esquisse. Ou alors, on pourrait parler de symbolisme, et voir là une image des convulsions de l’Histoire… À moins que ce ne soit de la permanence des choses.

     

    P. A.

     

    Illustration : sur les bords du lac Sevan

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