• fr.m.wikipedia.orgCe qui passionne et retient d’abord, c’est le sujet. D’actualité et de société s’il en est : le dernier roman de l’écrivaine américaine, désormais installée à Londres, nous parle du grand âge, avec son codicille inévitable, la fin de vie.

     

    Je perçois votre étonnement. Tous les lecteurs un peu habitués à ce blog le savent, à mes yeux l’actualité et la société fournissent rarement de bons sujets et les sujets, bons ou mauvais, ne sont de toute façon pas l’essentiel. Oui, mais on est dans un roman de Lionel Shriver. Chez elle, les sujets n’en sont jamais seulement, et jamais seulement de société. Comment serait-ce le cas, quand ils touchent, comme ici, aux questions de la mort, du temps, et au  motif, déjà présent dans Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes (1), du corps envisagé dans ses rapports avec, quel que soit le nom qu’on lui donne, ce qui l’habite : « On s’ennuie. Mais pas lui. Notre corps ne sent même pas la douleur. Nous oui, mais nos corps ne se jetteront jamais du haut d’un pont parce qu’ils en ont assez ».

     

    Se cogner au réel

     

    Corps, mort, temps, autant de manifestations du réel, « l’indéniablement réel – ou plutôt l’hyper-réel, l’intangible », dont Lacan nous enseigne qu’il revient toujours à la même place. L’auteure se propose ici d’explorer toutes les manières de s’y heurter, et met au service de ce projet une construction narrative qui constitue la seconde raison de lire son roman. Cyril est médecin, Kay est infirmière. Tous deux travaillent au sein du National Health Service, le service de santé britannique. Ayant un peu dépassé la cinquantaine, ils assistent avec accablement à la lente dégradation qui précède la disparition de leurs géniteurs. « C’est excitant de mourir graduellement », disait l’héroïne de Quatre heures… Un tel optimisme n’est plus de mise. « On ne vit pas plus longtemps. On n’en finit pas de mourir ! » Et ces deux personnages-ci n’ont aucune envie d’affronter un « inéluctable » devenu « indéfiniment reportable ». À l’initiative de Cyril, ils concluent un pacte. En 2020, à quatre-vingts ans pour elle, quatre-vingt-un pour lui, ils prendront ensemble les produits adéquats, déposés à l’avance dans leur frigidaire.

     

    Selon le principe des « avenirs alternatifs » qui « ouvr[ent] la voie à un univers parallèle (…) aussi réel que le nôtre », le roman explore l’une après l’autre toutes les possibilités recelées par une telle hypothèse de départ. L’un meurt mais l’autre se ravise au dernier moment, l’autre meurt mais l’un change d’avis in extremis, tous deux renoncent à leur projet et vivent différentes vieillesses, selon les évolutions envisageables du monde et de la société compliquées par les hasards de l’existence individuelle. On voit se succéder utopies et dystopies dont on hésite à dire lesquelles valent mieux que les autres, contes de fées et films catastrophes (même remarque).

     

    Partir ou rester ?

     

    En chemin, Lionel Shriver joue avec brio de toutes les récurrences et de tous les effets de refrain imaginables. Elle s’amuse. Le ton est, rien d’étonnant dans son cas, le troisième point fort de cet étincelant ouvrage. Alacrité et humour (noir, cela va sans dire) déjouent gaillardement un tragique qui n’en est que plus implacable. Et l’absence totale de pathos laisse le champ libre à la fantaisie au sens premier du terme, dont on sait qu’il a à voir avec le fantastique : à force de creuser maniaquement tous les détails de tel ou tel choix de départ, Lionel Shriver installe une forme de folie douce. Ou dure.  Au passage, conforme à sa réputation de provocatrice, elle règle ses comptes avec le Brexit (pas de quoi en faire toute une histoire), les mesures prises contre la pandémie (« hystérie collective »), le mythe de la famille et de l’amour entre parents et enfants (ici, tous ignobles avec leurs ascendants), l’accueil des migrants – chapitre, il faut l’avouer, un peu pénible.

     

    On ne dira pas quel happy end donnera le coup d’arrêt à cet étourdissant manège. End d’ailleurs incertaine de n’être qu’une parmi d’autres, et happiness, au demeurant, très relative. L’erreur de Cyril et de Kay reposait sur un excès de rationalisation : « Ils [ont] cédé à la même prudence délirante qui vous [fait] arriver cinq heures à l’avance à l’aéroport ». Mais dire ce genre de choses, n’est-ce pas rationaliser d’une autre manière ? Lu de ce point de vue, le chapitre ultime de ce roman intitulé en anglais Should we stay or should we go ? ressemble fort à la conclusion obligée d’une démonstration implacable. Le problème posé ne s’en trouvera pas résolu. Mais il aura été exposé avec une virtuosité et une cruauté qui valent le voyage.

     

    P. A.

     

    (1) Le précédent roman de Lionel Shriver. 2021, même éditeur, même (excellente) traductrice. Voir ici.

     

    Illustration : Lubin Baugin, Nature morte aux gauffrettes, 1630-1635

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  • www.nouvelobs.comAu début, on se dit qu’on n’ira pas jusqu’au bout. Et ce n’est pas  tant en raison du sujet (« Il s’agirait de chroniquer un séjour en Pologne, en Allemagne de l’Est et au cœur de la Seconde Guerre mondiale – en gros, deux semaines de vacances itinérantes » d’un camp nazi à l’autre), que du ton : « Je m’étais peut-être envoyé de l’héro mexicaine acheminée (…) dans les cavités anales de mules audacieuses, mais pas question que je mâchonne un bâtonnet de céleri non bio » ; « Heinrich Himmler (…), en bon pervers pépère, aimait se rincer l’œil devant des plans à trois façon Mister Freeze, le glaçon friandise »… Et puis, au bout d’un moment, on se rend compte que ce qui apparaissait comme une volonté pesante d’être toujours drôle contribue en fait au climat général d’excès qui imprègne le livre et fait sa force.

     

    Héro, vieux crouton et voyage organisé

     

    N'empêche qu’il faut avoir le cœur bien accroché. Qui s’en étonnerait ? Rappelons la jeunesse mouvementée de l’auteur, l’addiction aux drogues dont il a fait le sujet de son texte le plus célèbre, Mémoire des ténèbres (1), sa collaboration au magazine porno Hustler, son travail de scénariste pour, entre autres, la série Twin Peaks… Le mauvais goût est ici une sorte de principe. Et il faut aussi passer sur les incessantes références cinématographiques ou télévisuelles (américaines), les approximations historiques, les préjugés de toutes sortes – anti-Allemands, anti-protestants, anti-Français… Comme il faut s’accommoder des étranges errances d’une traduction pleine d’énergie, mais dont l’auteure ignore le sens de certains mots compliqués comme blasé, attester ou sordide.

     

    Il faut, avant tout, se pénétrer du fait qu’on n’est pas dans un ouvrage sur la Shoah ou le nazisme. Stahl pratique une manière de gonzo-journalisme, cette forme de reportage où celui qui écrit se montre personnellement en train de vivre ce dont il parle et de l’écrire (2). Aussi nous entretient-il autant de lui que des camps qu’il visite. On saura tout de sa situation au moment du voyage (« Mariage en miettes, carrière en vrac, santé (mentale et physique, merci de demander) douteuse ») et de ses activités complémentaires : « En parallèle avec mes pérégrinations entre Auschwitz et Dachau, je m’échinerais à mettre en forme une série télévisée articulée autour d’un mariage super poilant (le mien) entre un vieux crouton et une jeunette ». Ses souvenirs personnels se mêlent au récit de ses pérégrinations en bus avec un groupe de, comment dire autrement, touristes, au milieu desquels sa qualité d’unique ancien héroïnomane juif obsédé par sa détestation de Trump nourrit en lui une paranoïa déjà solidement constituée. Avec portraits, souvent drolatiques et plus fins qu’on ne pourrait croire, de personnages, et tableaux de groupes – telle une description hallucinante des visiteurs s’empiffrant au snack-bar d’Auschwitz.

     

    L’abîme et nous

     

    Cependant, le mode d’écriture ne relève pas seulement ici de l’attachement à une tradition très américaine, ni d’un narcissisme au demeurant franchement avoué. Il se révèle, au cours de la lecture, particulièrement adapté à ce qui n’est, encore une fois, pas un livre sur…, mais un livre sur le rapport à… Son rapport, notre rapport aux atrocités du nazisme. Il le dit : « J’ai juste essayé de me concentrer sur l’aspect : "Alors, ça fait quoi ?" de la chose ».

     

    « Ça fait quoi » de se trouver dans ce qui fut une chambre à gaz, ou de contempler l’alignement des fours ? Le vrai sujet de ce livre sous-titré La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar, c’est un enchevêtrement de réactions auxquelles nul n’échappe, et où le sentiment d’horreur, bien sûr, se mêle à la fascination névrotique ainsi qu’à l’attrait mystérieux de l’obscène. « Suis-je », demande celui que ses compagnons de voyage appellent « Gerald », « le seul être humain qui, en présence de l’indicible, décèle en lui-même un puits d’indicible encore plus abyssal ? » La réponse est non, bien entendu. Et notre auteur n’en finit pas de creuser cette question : comment se tenir en face de cela ? Son narrateur essaie alternativement toutes les postures possibles : humour énorme, culpabilité, indignation… sans trouver la bonne, forcément, et nous installant avec lui dans un inconfort fondamental. « Passé un certain stade, au pays de l’Holocauste, la réflexion vire à la paralysie, et l’on finit dans une impasse, (…) les yeux plantés dans l’abîme jusqu’à ce que l’abîme nous fixe à son tour, comme le veut l’adage ». Le récit de Jerry Stahl nous entraîne, insensiblement, dans la spirale qu’il dessine autour de ce centre : non l’abîme, mais notre regard sur lui. Ce qui, peut-être, revient au même.

     

    P. A.

     

    (1) 13e note, 2010

    (2) Voir ici

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  • www.etsy.comIl est assez fascinant d’accompagner Stéphane Lambert sur le chemin qu’il suit, depuis à présent des années, de peintre en peintre. De passer avec lui de Goya à Spilliaert, puis à Klee et, à présent, à Van Gogh, pour ne citer que ceux auxquels il s’est consacré ces derniers temps. En suivant ce chemin, c’est leur chemin qu’on suit – celui d’une quête, que l’écrivain belge mène en répétant la leur.

     

    À mesure que cette quête se déroule, l’écriture paraît progresser en direction d’une sorte d’ascèse, en s’éloignant toujours plus de l’autobiographie comme de la biographie : si les livres consacrés à Goya ou même à Klee étaient encore, peu ou prou, le récit d’une double expérience (celle de l’artiste et celle de l’auteur contemplant les toiles), ici, avec Van Gogh, le texte devient expérience, en tant que tel.

     

    « La clé du désordre »

     

    On refait avec Lambert le chemin de Van Gogh : « Nous allons voyager avec vous. Laisser les paysages défiler pour en saisir la géométrie profonde ». Des paysages peints. D’Amsterdam à Paris, puis à Arles, Saint-Rémy et enfin Auvers-sur-Oise, on ira non tant d’un lieu à l’autre que de tableau en tableau, des Mangeurs de pommes de terre jusqu’au Champ de blé aux corbeaux. « Je prends les œuvres comme elles viennent dans la consultation de catalogues, saisissant la clé du désordre sans savoir ce qu’elle va ouvrir ». Chacune de ces œuvres devant lesquelles le voyageur s’arrête, il la contemple et tente d’y déposer des mots. Ekphrasis ? Non. Pas de description à proprement parler. Plutôt que d’évocation, il s’agit d’invocation, voire de possession : l’ambition est ici d’entrer dans le regard du peintre, de voir comme lui, d’être lui.

     

    La syntaxe elle-même travaille à effacer la différence entre le locuteur et celui dont il parle. Aussi bien les passages extraits de la correspondance avec Théo sont-ils en italiques, mais sans guillemets. Face au vous qui interpelle l’artiste, peu de je : les phrases, nominales, brèves, jetées sur le mode de l’asyndète accumulative, frôlent le poème et, quasiment, la transe.

     

    « Un autre lieu (…) abrité sous tous les lieux »

     

    On pénètre peu à peu dans un espace double, superposant la distance qui sépare les mots et la peinture à celle qui sépare le peintre et le monde. Car c’est cette dernière séparation que l’œuvre, au moins par éclairs, annule : « Le paysage, c’est ce que l’on est à l’instant où on le voit et c’est aussi tout ce que l’on n’est pas, le hors-de-soi rapatrié dans le cadre du tableau ». Entreprend-on de se peindre soi-même ? On le fera « comme on peindrait un champ de blé », devenant « spectateur de ce qui traverse [son propre] corps. De ce qui le délie dans l’univers, de ce qui fonde son ontologique appartenance à ce qui n’est pas [soi] ».

     

    La recherche fiévreuse d’un tel « accord » avec le monde mène, on le sait, aux confins de la folie. Cette recherche tend-elle, comme le suggère le sous-titre, à atteindre « l’éternel sous l’éphémère » ? Plutôt, dirait-on, une certaine continuité du réel sous la discontinuité apparente des êtres et des choses : « En peignant des tableaux il y a un autre lieu à atteindre, abrité sous tous les lieux ». Dans la Nature morte avec raisins, poire et citrons de 1887, si « chaque fruit a sa tonalité » et « existe à part entière », « un flou fédérateur travaille à son évaporation ». C’est bien le fond des choses qu’il est question de saisir, « l’arrière-plan du paysage, la couche primaire du vivant, le calme concept de l’être ».

     

    « Il n’est pas sûr », écrit Lambert, que Van Gogh ait atteint ce qu’il poursuivait ainsi de toile en toile. Mais qui y parvient ? Tout ce que l’on peut faire, c’est s’acheminer en direction d’un tel point de fuite. En suivant, par exemple, la route empruntée par les peintres – ou celle d’un écrivain qui marche sur leurs traces.

     

    P. A.

     

    Illustration : Nature morte avec raisins, poire et citrons, 1887, détail

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  • www.ralentirtravaux.comIl finit toujours par refaire surface : de Pergaud à Barbara Gowdy et à Gueorgui Vladimov (1), en passant par Kipling et London, la possibilité du récit animalier revient régulièrement tracasser les écrivains. Peut-être, à force de se projeter dans des identités imaginaires plus ou moins éloignées de la sienne, finit-on par rencontrer l’animal, cet Autre extrême…

     

    Ici, c’est un auteur de vingt-sept ans qui s’y confronte, et avec un premier roman, pour lequel il a obtenu plusieurs prix dans son pays. Le narrateur de Bernardo Zannoni est une fouine. Mâle. Elle se nomme Archy. On la prend peu après sa naissance, dans le terrier maternel, après la mort du père. Et on pourrait craindre d’abord d’être tombé dans un dessin animé, ou un livre pour enfants dans le style de Beatrix Potter. Ce serait cependant oublier l’humanisation qui se donne libre cours dès les racines du genre, dans le Roman de Renart. Je dis l’humanisation, non l’anthropomorphisme : on appelle « le docteur » quand on tombe malade, les terriers ont des « portes », des « fenêtres », on y trouve des « lits », des « couvertures », on y fait « le ménage » et « la cuisine ». Mais on tète en groupe, on a un pelage et des crocs, on chasse.

     

    Manque d’animalité

     

    Dans ce récit d’où l’homme est absent, mais où on parle beaucoup de lui, la limite animal/homme, transgressée, demeure posée. C’est qu’elle passe à l’intérieur des individus. Archy découvre, entre un de ses frères et lui, « une légère et horrible différence » : « Il était plus animal que moi ». Un tel défaut d’animalité sera d’une certaine façon confirmé par la chute qui laissera notre héros boiteux, donc inapte à une existence de fouine ordinaire. Différence qui n’est pas sans le rendre attirant aux yeux de certaines femelles, telle sa sœur Louise, mais qui lui rendra impossible la vie de famille.

     

    Cette chute scelle son destin : le voilà vendu par sa mère à Solomon, le prêteur sur gages, renard de son état, en un probable hommage à l’œuvre médiévale. Ce personnage encore plus ambigu qu’Archy lui-même est fasciné par les objets de l’homme. Il en détient en particulier deux : une montre et un livre. Ayant appris d’une chienne la lecture et l’écriture, il les enseignera à son tour à notre fouine, avec la manière de fabriquer les supports voulus.

     

    La montre et le livre : la conscience du temps et des possibles (« J’étais le seul animal (…) à me demander "Et si…?" », dira plus tard le héros). Du coup, bien sûr, l’anticipation de la mort, et le désespoir qui va avec : « En me condamnant à mourir, le monde me disait qu’il ne m’appartenait pas » ; « Mon appétit de la vie avait été éclipsé par la conscience de ma fin ». Mais le livre ravi aux hommes par Solomon n’est pas n’importe quel livre. Il contient la parole de Dieu, même s’il s’agit d’un Dieu méchant, qui « ne nous empêcher[a] pas de disparaître ». La connaissance d’un tel Dieu permet au vieux renard d’affirmer : « Je suis Son Fils. Je suis un homme ». Certitude que les affres de son prochain trépas viendront ébranler. Ou alors l’homme serait un animal comme les autres ?...

     

    Qu’est-ce qu’un autre ?

     

    On l’aura compris : ni comique, ici, ni infantilisation, ni ensauvagement vitaliste – les scènes d’action, luttes, poursuites, pour présentes et prenantes qu’elles soient, demeurent assez rares, et habilement réparties au long du roman. Ce qui reste au centre, c’est une question humaine posée par des animaux qui, comme les humains, ne sont animaux qu’en partie. Pour leur malheur : quand l’univers d’Archy « se résum[e] de nouveau à l’instant présent », il est « un animal », il est « heureux » ; cependant ces moments sont rares, car il a « troqué [ses] instincts contre des questionnements et des douleurs ».

     

    En prenant pour héros ces curieux quadrupèdes, Bernardo Zannoni installe la différence au cœur du même, et place le lecteur dans un fascinant inconfort. Derrida, dont on sait l’intérêt pour l’animal en tant qu’objet de questionnement, aurait peut-être parlé de différance. Et rien d’étonnant à ce que les notions de trace et d’écriture jouent un rôle essentiel dans le livre de Zannoni. Archy, on s’en doute, finira en effet par écrire lui-même, « cherch[ant] [son] reflet dans les significations qui affleur[ent) » sur la page. À la fin, le récit rejoint le moment de sa rédaction, le narrateur, vieilli, ayant décidé « que la seule chose à faire avant de disparaître était de [se] raconter ». À mesure qu’il s’y emploie, « l’obsession de la mort [se fait] légère ». Il est vrai qu’il a à son tour enseigné entre-temps au porc-épic Klaus, son dernier ami, la lecture et l’art de confectionner des livres. Cet étonnant roman d’initiation s’achèvera sur la transmission de l’écrit comme un mince – et probablement unique – espoir possible de survie pour les animaux, quels qu’ils soient.

     

    P. A.

     

    (1) Voir Le Fidèle Rouslan, roman paru en 1965 et que Belfond vient de republier pour la deuxième fois dans sa collection [vintage]. Ne ratez pas l’occasion de lire ce texte exceptionnel, qui raconte les aventures d’un chien employé dans un goulag et réduit au chômage par la déstalinisation.

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  • www.omonchateau.comIl en va du roman biographique comme du roman en général : ce qui sauve le genre, ce sont souvent les œuvres qui s’en démarquent en d’astucieux pas de côté. Presque trente ans après Le Cabinet des merveilles (Denoël, 1995), quinze ans après Une heure à tuer (Denoël, 1998), Mario Pasa, avec ce troisième livre, nous donne un roman biographique qui ne passe pas son temps à s’extasier sur ses sources, comme si l’auteur se faisait un mérite de les avoir lues. C’est aussi qu’il ne se contente pas, comme d’autres le font, de compiler et récrire les textes des biographes. Non qu’il invente pour le plaisir ou que le roman l’emporte chez lui sur la biographie, dans un retour à ce qui fut les origines, souvent heureuses, du genre. Mais les sources, ici, scrupuleusement citées en fin de volume, sont maigres. Et combler les manques par l’imagination est une nécessité, qui justifie déjà en elle-même toute l’entreprise.

     

     « Le sauvage du roi » et sa fille

     

    On sait peu de chose, en effet, de l’étrange famille Gonzales. Le père, Pedro, apparut à la cour de Henri II, dont il pourrait avoir été le fils, comme se plaît à le supposer, dans le roman, sa propre fille Madeleine, laquelle fut affligée comme lui d’hypertrichose. Cet homme couvert de poils fut « le sauvage du roi », ce qui ne l’empêcha pas d’être « marguillier de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet », « docteur ès droits », et de se faire donner « du don Pedro », « son pelage lui [ayant] conféré à la naissance, ainsi qu’aux gentilhommes, une chose de plus », dit le narrateur. Pedro eut, avec une épouse glabre, plusieurs enfants, les uns velus, les autres non. On en sait moins encore à propos de l’aînée, Madeleine, donc, qui avait hérité de la pilosité paternelle, et dont on peut admirer le portrait en pied, enfant, vêtue de riches atours, au château d’Ambras, en Autriche.

     

    Mario Pasa imagine la naissance de Madeleine en août 1672, alors que les dénonciations en chaire de l’« hymen contre nature entre un roi protestant et une princesse catholique » préparaient le massacre que l’on sait. Il la fait converser, huit ans plus tard, avec Ambroise Paré, chez qui il l’envoie se réfugier alors que la (vraie) peste ravage Paris. Il la montre aussi en train de se faire dessiner, la même année, sur l’ordre et en présence de Catherine de Médicis. Il relate ensuite, tel qu’il pourrait s’être déroulé, son exil en Italie, où le duc de Parme, un Farnèse, lui impose le mariage avec un de ses piqueurs. Il lui prête enfin un suicide paisible… et une longue vie post mortem, comme narratrice.

     

    Car la grande originalité du texte est là : tout nous est conté par Madeleine, qui nous parle depuis son portrait accroché au mur d’un château tyrolien : « Je raconte mon histoire (…) en me translatant dans le tableau qui me figure à huit ans (…) Il prolonge mon existence par la force de l’image, quelque part entre la mort et la vie ».

     

    Qu’est-ce qu’un monstre ?

     

    Un tel dispositif sert habilement les intérêts du romancier, par le rapport qu’il installe entre le personnage et sa propre biographie : « Morte, j’ai oublié si j’avais été mère » ; « Je n’ai pas tué Giovan Maria Avinato (1). Enfin… je pense que non » ; « Je suis un être réel sans historiographe et une créature de conte sans auteur »… Et la situation ainsi construite autorise aussi un usage malicieux du langage, qui permet de mettre en abyme le travail du véritable conteur, quand « la langue intemporelle » des conversations avec Ambroise Paré, par exemple, « recomposée » par la mémoire de Madeleine, « se transmue en style vertigineux et chamarré d’un auteur du XVIe siècle ».

     

    Le même procédé instaure un rapport poétique au temps, déplié devant l’éternelle enfant vivante et morte, ainsi qu’à l’espace – celui d’un tableau qui parle. Que nous dit-il ? La distance ménagée entre la locutrice et nous comme entre elle et les événements de sa propre vie interdit le sentimentalisme, l’attendrissement, la laborieuse transplantation interprétative dans des problématiques trop actuelles. Elle laisse le champ libre à une vraie réflexion sur la monstruosité comme pierre de touche de l’humanité. Madeleine est bien choisie pour cela : « Les créatures absolument contrefaites », comme dit, dans le roman, Paré, « nous les rangeons sans hésitation parmi les monstres. Elles (…) ne nous troublent pas autant que peut nous embarrasser un seul attribut outre l’ordinaire chez un humain ». Plus intelligente et humaine que beaucoup de ses semblables, mais velue, la fille de Don Pedro fait surgir mieux que quiconque la singularité et la généralité du monstre. Car, si « toute question sur [lui] appelle la question inverse, toute définition induit la définition opposée », c’est peut-être aussi parce que « chaque humain est un monstre », puisque « différent de tous les humains ».

     

    Depuis son portrait, c’est nous que la mystérieuse « infante sauvage » interroge. Pas en tant que simples habitants de notre présent, mais en tant qu’humains, qu’elle renvoie à leur propre et commune énigme. Lui donner ce rôle, c’était lui rendre le plus authentiquement émouvant des hommages.

     

    P. A.

     

    (1) Son époux

     

    Illustration : Anonyme, Madeleine Gonzales (vers 1580)

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