• www.memoire-viretuelle.frNé en 1896, mort en 1971, Jacob Glatstein est considéré comme un des grands écrivains et, surtout, des grands poètes yiddish du XXe siècle. Dès 1914, il quitta Lublin pour New York. Vingt ans après, un voyage à rebours le ramena dans sa ville natale, au chevet de sa mère, mourante.

     

    « Le navire se dirige (…) vers mes jeunes années »… Tout commence en effet sur un navire, pour une longue traversée de l’Atlantique. « Sur le bateau, chaque personne est une découverte, chaque nouveau personnage surprend ». Et la cohabitation forcée en pleine mer sera l’occasion de multiples rencontres, de fraternisations et de flirts, de fêtes et de beuveries. Notre héros fera la connaissance d’un boxeur juif, d’un juif colombien, d’un groupe de jeunes Soviétiques enthousiastes, d’un Danois trop sociable, de Russes exaltées… Tous prompts à se lancer dans de longs soliloques dont le discours indirect libre semble accentuer encore la frénésie, tous pittoresques. Car tous entendus et vus d’une oreille et d’un œil comme neufs.

     

    Sous la menace de l’Histoire

     

    Mais le déroulement de l’odyssée dans son ensemble paraît obéir, de ce point de vue, à des « règles maritimes ». Y compris l’escale à Paris, le voyage en train à travers l’Allemagne, le passage par Varsovie et les retrouvailles avec la famille, avant l’arrivée finale à Lublin, dont le nom, annoncé par le contrôleur, clôt le récit. Partout, le caractère inhabituel des circonstances, le décalage permanent, l’impression d’extériorité et de familiarité mêlées révèlent choses, gens, détails, étrangement grossis, avec une acuité teintée d’absurde et de comique souvent inquiétant.

     

    Que découvre, de son regard ainsi rénové, l’auteur-narrateur ? D’abord, les juifs, dans leur commune appartenance et leur invraisemblable diversité, sociale, géographique, d’allure, de rapport au judaïsme même. En particulier, c’est le malheur d’être juif en Pologne, sous domination tsariste et après, qui s’impose à Glatstein, au point que sa poésie, après ce voyage, s’en trouvera changée. C’est que l’Histoire est là, présente à chaque étape, et imposant de plus en plus le sentiment d’une catastrophe imminente. On est en 1934. Les Soviétiques rencontrés sur le bateau sont « la nouvelle génération, joyeuse, saine, d’un romantisme matérialiste. C’est le résultat de la victoire, de drapeaux flottant au vent (…), des révolutions et de la Commune ». Cependant des nouvelles venues d’Allemagne sont, « dans le paradis international du navire », « une gifle (…) à la judéité ». Quand le train traverse l’Alsace, un voyageur allemand s’attendrit : « Tout ça, dans le temps, c’était à nous ». Et, en Allemagne même, « des jeunes gens blonds de dix-sept ou dix-huit ans avec des croix gammées en bandeau autour du bras » envahissent les wagons.

     

    « Visage vert citron » et figurants d’opéra

     

    Enfin, c’est la Pologne, et, pour le narrateur, des « images à la tonalité triste », qui remontent de son passé. Le voyage à rebours s’effectue aussi dans le temps. En chemin, le texte aura ressuscité l’enfance à Lublin, le souvenir heureux de la révolution de 1905, l’époque de la jeunesse, où la révolution s’était faite « esthétique » ; et, en un extraordinaire récit poétique et halluciné, la traversée de l’Europe avant l’embarquement pour  l’Amérique – « Des trains. Des trains. Hanovre, Francfort, quelques heures à Berlin. On repart, on roule »…

     

    « Pourquoi pensez-vous que je vous aime tant ? » demande un autre voyageur. « Car vous avez des oreilles en or ». Et Glatstein lui-même avoue ailleurs sa fascination pour « les plis des mots, la voix, l’expression ». Des oreilles, mais aussi des yeux « en or ». D’où un art de la scène exceptionnel, et du portrait, souvent concentré en images quasi surréalistes : « une vieille fille au visage vert citron » au début du livre, une tante, à l’autre bout, dont le visage jaune est « la seule lumière dans l’escalier noir ». Le soleil enveloppant chacun « d’une fine couche de cellophane doré » ; au bras d’un vieillard difforme, une belle jeune femme borgne (« une tête superbe et l’autre œil d’un bleu lumineux et plein de peur »)… On est dans un monde de ruptures, de contrastes, quelque part entre Chagall et l’expressionnisme. La remarque faite à propos d’un rêve, « différents épisodes (…) fuyaient vers divers angles », pourrait s’appliquer presque sans cesse.

     

    C’est que, presque sans cesse, le rêve déborde sur la réalité et en accentue les traits jusqu’au grotesque. Même les jeunes nazis semblent « une troupe de figurants à l’Opéra » : « On avait l’impression qu’un orchestre allait retentir d’un moment à l’autre et qu’ils commenceraient tous à chanter ». On sait quel spectacle se prépare. Glatstein en capte et en restitue, dans sa prose grinçante et jubilatoire, les premières notes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Lublin

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  • blissimmo.comComment ne pas dire classique ?... On aimerait éviter l’adjectif, galvaudé, voire, aujourd’hui, dépréciatif, mais c’est celui qui, irrésistiblement, vient à l’esprit. À propos du style, d’abord. Précis, net, dépouillé, au service d’une écriture qui va droit au but sans sacrifier jamais aucune complexité. Et on pourrait en dire autant de la construction, qui sait combiner une chronologie sans virevoltes ni boucles avec la distance de l’après-coup et le sens de la dramaturgie.

     

    Première partie : Sybil. Ou : une histoire d’amour. C’est dit dès la première ligne : « de dix à quatorze ans », la narratrice a vécu une de ces passions prétendument amicales que l’enfance et l’adolescence peinent à nommer, pour une camarade du même âge, sur le berceau de laquelle semblaient s’être penchées les fées. Ne paraissait-elle pas sortie d’un conte, avec sa chevelure si opulente qu’elle avait « quelque chose d’exceptionnel et de merveilleux », de l’ordre du « don », de « l’élection », de la « féerie », précisément ? L’impression se confirmera lorsque, à quinze ans, « Sybil devi[ent] extrêmement belle ». C’est aussi le moment où elle s’éloigne. Pour la narratrice, voici le temps de « l’envie », du « regret », d’autant plus douloureux que toujours vécus « sur le mode du rêve », et « ne se traduisant jamais en acte ».

     

    Mutations et mystères

     

    Sybil change, se dérobe, fuit… On voit se profiler peu à peu l’événement dramatique qui clôt cette première partie et ouvre, avec la seconde, l’époque des révélations – et de l’écriture. « Dès ce moment j’ai su que j’écrirais sur elle », dit celle qui nous parle. Et, pour cela, elle devra partir à la recherche du (double) secret qui donne son titre à l’autre partie du livre.

     

    Secret, mystère, l’adolescence – ses souffrances et ses exaltations… Impossible de ne pas penser, comme, déjà, à la lecture de Nuit sur la neige (Gallimard, 2018, voir ici), au Grand Meaulnes. Cependant Nuit sur la neige comprenait déjà une dimension historique absente du roman d’Alain-Fournier. L’histoire de Sybil et de son amie aussi est, en même temps, le tableau d’une époque. D’une autre époque, comme on dit : ces années 1960 qui hésitent entre modernité (des robes, plus timidement des mœurs, des modes intellectuelles) et comportements encore très éloignés des nôtres. Qu’on en juge : ces adolescentes passent leur temps à lire… Mais la narratrice aime Montaigne, Sybil s’enthousiasme pour Sarraute. On danse le rock mais, dans le train, on est « pri[é] de mettre des gants blancs ». Et on écrit, je n’invente rien, depuis l’Angleterre, des lettres, qui sont « de petites rédactions dépeignant des lieux, des personnes, rapportant des faits »…

     

    Autoportrait aux livres

     

    Les contradictions de cette période charnière sont, il est vrai, particulièrement sensibles dans le milieu auquel appartiennent les deux personnages. À savoir la bourgeoisie catholique habitant des banlieues aisées, pratiquant le ski, l’équitation, passant les vacances dans de grandes maisons pleines de frères, de sœurs, de cousins… Quiconque verrait les choses depuis une autre classe sociale ne repérerait sans doute pas de grandes différences entre la famille de Sybil et celle de la locutrice. Toutefois l’adolescence est une période de la vie où l’attention aux signes de classe est extrême. Chez Sybil, les enfants sont « bien habillés, bien chaussés, très nets, très soignés » ; « Nous, nous étions habillés, sans plus », dit l’autre héroïne. Pour Sybil, le « meilleur lycée », le « meilleur cours de tennis », et même… le « meilleur missel ». « Mon missel est celui des bonnes », commente la narratrice. Et d’ajouter qu’« imaginer [son] amie si Noirmoutier et si Lacoste dans les maisonnées hors du temps » où elle-même passe ses étés lui est « insupportable ». Mieux vaut ne pas l’inviter.

     

    On l’aura compris : dans ce mince volume, Laurence Cossé fait tenir sans effort plusieurs livres. Le roman d’amour sur fond de peinture sociale, frôlant presque, à l’occasion, le thriller à l’anglaise, est aussi un superbe récit autobiographique. L’auteure y fait le portrait d’une famille, où les habitudes bourgeoises vont de pair avec le goût de la liberté et le mépris des conventions. Elle y trace surtout un autoportrait, sans complaisance, en adolescente d’autrefois, complexée, inconsciente de l’être, dont le vrai pays est dans les livres, où elle « plong[e] (…) comme d’autres filent par la fenêtre et s’en vont dans les bois ». Portrait et autoportrait qui sonnent si juste et semblent si présents du fait même de se soucier de l’actualité aussi peu que possible. L’absence tranquille de tout intérêt pour l’air du temps, alliée à un sens aigu des changements d’époque, voilà la modernité d’un tel roman. Aussi authentique et transgressive que bien d’autres.

     

    P. A.

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  • www.fondationcartier.comLa littérature peut très bien servir de justes causes. Naturellement, au contraire de ce que semblent penser ceux qui la confondent avec la sociologie ou avec les bons sentiments, elle n’est pas obligée de le faire. Elle peut parfaitement ne rien servir du tout. Mais, comme l’histoire littéraire le prouve d’abondance, il ne lui est pas non plus interdit d’évoquer les malheurs du temps et de chercher, comme elle peut, à y remédier. Le petit livre dont je parle aujourd’hui, troisième roman d’un historien, est l’exemple parfait des possibilités qui sont les siennes dans ce domaine, quand elle veut bien ne pas oublier ce qu’elle est.

     

    Livre né, nous apprend l’auteur en fin de volume, « de la découverte simultanée de l’œuvre photographique de Claudia Andujar et de l’expédition Orénoque-Amazonie d’Alain Gheerbrant ». Rappelons que celle-ci a été menée, de 1948 à 1950, à travers la sierra Parima, chaîne de montagnes qui sépare le Venezuela du Brésil. Quant à Claudia Andujar (née Haas, en 1931), photographe d’origine hongroise, de père, juif, mort en déportation, ayant dû elle-même, enfant, fuir aux États-Unis avant de s’installer au Brésil, elle contribua grandement par ses clichés comme par son action à défendre les Indiens Yanomami contre les chercheurs d’or et autres destructeurs de la forêt amazonienne.

     

    Poésie et profondeur

     

    D’autres en auraient fait un roman biographique. Mais la vie de celle que le narrateur extérieur de David Hennebelle appelle Paliki n’est évoquée qu’en quelques phrases lâchées ici ou là : « Avec sa mère, finalement, elle avait dû partir. La guerre faisait irruption dans leur ville » ; « L’année 1962, elle avait fait l’acquisition d’un boîtier photographique. Elle cherchait un moyen de se relier au monde »…

     

    Toutes les phrases de ce roman, à dire vrai, sont comme lâchées, dans leur brièveté, que semble accentuer parfois le retour à la ligne, comme dans le rythme captivant que les deux procédés installent. Il y a quelque chose d’un poème dans ce récit qui ne singe jamais la poésie, et en fait ainsi plus sûrement le moyen d’expression le mieux adapté à son sujet.

     

    Initiations

     

    Un sujet où on est plongé d’entrée de jeu, et où l’auteur nous guide pourtant progressivement au bout de ce qu’il veut en dire. Une première partie, magnifique, imagine la participation de « Paliki » à une expédition ressemblant fort à celle de Gheerbrant. « Barrière d’écume d’un blanc aveuglant », « eau profonde et calme », pirogues glissant dans la forêt « d’un vert impénétrable et bleuté », « vols d’aras », il s’agit ici de saisir la magnificence de la nature sans rien cacher de son caractère impitoyable – pluies, insectes, écueils et rapides. C’est grâce au passage par cette première partie que le lecteur entre déjà sous le signe de l’empathie dans celle qui va, ensuite, nous narrer l’arrivée chez les Yanomami, la découverte de leur mode de vie, l’adoption de Paliki au cours de séjours successifs parmi eux, son accès à ce qu’il serait impropre de nommer leur vision du monde. Et cette deuxième étape mène à son tour tout naturellement, hélas, à l’intervention des Blancs venus « ouvrir un grand chemin » à travers la forêt et « déchirer la terre » avec leurs « machines » et leurs « explosions ». Le récit devient alors celui des combats menés par l’héroïne pour défendre les Indiens, puis de la mort paisible que l’auteur lui prête parmi eux, avant de se terminer par la fuite des derniers survivants au Venezuela lorsque l’élection de Bolsonaro aura entraîné un surcroît de violence à leur encontre.

     

    On le voit, le lecteur est graduellement initié à ce qui se présente comme l’histoire d’une initiation. Elle se fait, dans la fiction, par le biais d’un objet : l’appareil photo. Tout commence de ce point de vue par une faute originelle, quand, lors de sa première visite, Paliki déclenche « l’effroi et la colère » des Yanomami devant la captation de leur image. La photographe aura dès lors à cœur de faire accepter l’objet et le geste, qui deviendront au contraire moyen d’entrer en contact, puis moyen de lutte, lorsque les clichés, devenus célèbres, contribueront à intéresser le monde aux modèles. L’évocation de ceux-ci cède alors dans le texte la place à la description de leurs images, inspirées par celles que prit la vraie Claudia Andujar – telles ces fameuses photos d’adolescents nageant en ne laissant émerger de l’eau que leurs visages : « Elle put saisir ces faces heureuses aux yeux fermés qui répandaient leur clarté entre les sombres rives ».

     

    La magie de Paliki répond ainsi à celle des Yanomami. Pour eux, les esprits sont « innombrables et incroyablement prompts à parler aux humains ». Notamment par le biais des rêves : « Les Blancs ne savent pas vraiment rêver », dit le jeune chaman devenu le plus proche ami de l’héroïne. « Leurs rêves viennent difficilement et s’échappent trop vite (…). Omama a mis les rêves en nous. Ils nous emportent loin ; ils sont inépuisables ». Ce rapport rêveur au monde est tout sauf rentable, à l’époque de la technique triomphante. Comme l’est, peut-être pour les mêmes raisons, l’activité littéraire. L’intelligence et la profondeur de ce mince roman est d’avoir compris que le plus sûr moyen de défendre le premier par l’écriture était de faire confiance à la seconde et à ses pouvoirs.

     

    P. A.

     

    Illustration : photo Claudia Andujar

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  • photo Pierre AhnneVous allez dire que je suis de parti pris. Oui, l’éditeur est celui-là même qui vient de publier mon roman Faust à la plage (1). Oui, dans la même collection… Vous voilà prévenus. J’ai joué, comme on dit, cartes sur table. Du coup, rien ne m’interdit plus de dire que je retrouve, à lire cette nouvelle version d’un texte déjà paru en 2010 (2), l’étonnement et la fascination qu’avait éveillés en moi à la rentrée 2021 la lecture d’Okoalu (3).

     

    Avatars et fées

     

    Ce livre-ci va encore plus loin dans la déconstruction systématique du récit traditionnel, s’il faut entendre par là une certaine linéarité, un souci d’efficacité dramatique tendant à privilégier l’intrigue, un fond de réalisme social et historique. Ici pas de perspective pour mettre en évidence des lignes narratives plus importantes que d’autres. Tout est sur le même plan, et on lit d’abord ce roman comme on feuilletterait un fabuleux livre d’images, plein de lumières hivernales, d’objets, de paysages où l’eau et de multiples variétés de froid dominent.

     

    Les personnages eux-mêmes, dépeints dans toute leur singularité mais non sans humour, ne sont pas traités autrement que les lieux et les choses. Ils surgissent l’un après l’autre, innombrables et tous différents. Leurs destins suivent leurs cours, s’entrecroisant autour d’un double centre qui les voit souvent se rassembler : l’appartement de l’un d’entre eux, Melchior (lequel disparaîtra dans un accident d’avion advenu quelque part du côté d’une île de l’archipel de Lau, dans les  Fidji, « si petite qu’elle ne figure pas sur toutes les cartes », et où l’on reconnaît sans peine l’Okoalu du livre précédent) ; une revue savante, Ethnologie, à laquelle la plupart d’entre eux collaborent – car les personnages de Véronique Sales sont souvent des espèces de savants et, plus précisément, d’ethnologues un peu fous. On suit quand même en particulier deux de ces curieux héros. Le premier est Pavel. Il a grandi dans un domaine russe comme hors du temps, a séjourné longtemps chez des peuples de Sibérie ou d’autres contrées où l’on pratique le chamanisme, sait lui-même être « un avatar, au sens propre » et avoir vécu successivement en tant qu’homme, que poisson, voire que « cervidé céleste ». Il dialogue volontiers avec les apparitions et les esprits, en particulier celui de son jeune frère Platon, enlevé jadis par les fées. Le second personnage plus saillant s’appelle André, il écrit des livres ; il est peut-être en train d’écrire « un livre dont Pavel serait le héros », ce Livre de Pacha évoqué par le titre.

     

    La phrase et le monde

     

    Pavel ou Pacha perdra la vue. Puis la recouvrera, grâce à « un miracle », après avoir poursuivi et finalement rencontré une étrange figure féminine (« Elle lui était apparue en pleine lumière (…), un instant très jeune, soudain plus vieille, assagie et frileuse, et plus vieille encore, transparente comme du verre, et puis jeune à nouveau… »). Comment ne pas voir dans ce dénouement l’allégorie d’un état de l’être où obscurité et lumière, passé et présent, mort et renaissance fusionnent, où les ruptures de toutes sortes ne vont jamais sans une invisible continuité ? De même, les livres d’André célèbrent des « moments épars » (« un contentement sonore, le vent qui vient de la mer, le crépuscule »), mais il y a aussi en eux « quelque chose de plus sourd (…), le monde souterrain de l’enfance (…), la matière en décomposition des rêves ». Partout, un fond mystérieux lie ce qui semblait d’abord disjoint.

     

    Il ne faut donc pas chercher l’unité dans une identité des individus ou dans le déroulement de leur vie, pas plus que, au niveau du roman qui les met en scène, dans la fiction proprement dite ou la narration qui nous en est faite. Un arrière-plan permanent unit les éléments de la nature, les choses et les hommes, les hommes et les esprits, tous pris dans une forme de présence, et quelque chose, dans le récit, porte, à travers la succession des événements évoqués, cette continuité fondamentale : c'est la phrase. Non pas dans son propos mais en tant que telle. Comme dans Okoalu, le style ici nous parle et dit l’essentiel. Les phrases du Livre de Pacha sont à l’image de la phrase d’André, de « ses sinuosités, ses dissonances, ses innombrables répercussions », « étirée, travaillée, polie ». Cette phrase est bien celle de Véronique Sales, avec sa syntaxe impeccable, sa longueur, ses volutes et ses parenthèses, toujours habitée, dirait-on, par une volonté de tout saisir, de tout embrasser dans un seul flux musical et poétique : au-delà des destins personnels, le murmure inlassable du monde.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici et ici

    (2) Aux éditions Revif

    (3) Voir ici

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  • www.leparisien.frRue Saint Ambroise, c’est d’abord une revue, née en 1999 et qui vient de publier son numéro 50. C’est aussi une maison d’édition, laquelle se donne pour objectif d’« ouvrir de nouvelles perspectives à la littérature contemporaine à partir des acquis de la forme courte ». Rien de moins. Si la collection Les Meilleures Nouvelles (Fitzgerald, Lovecraft, Tchekhov, Woolf…) n’offre a priori rien que d’assez classique, Suites s’attache de plus près à remplir l’ambitieux programme annoncé plus haut. L’idée est en effet que le recueil de nouvelles constituerait une formule dépassée – ce qui est peut-être vrai ; et que, tandis que le roman peinerait à se renouveler, la forme courte serait plus adaptée au rythme de la vie moderne – ce qui, pour discutable, n’en est pas moins intéressant. Il s’agirait donc d’« allier la concision de la nouvelle et le foisonnement du roman » dans la suite.

     

    « Suite de danses »

     

    Exemple : Autoportrait d’une danseuse. C’est bien trouvé. Tout autoportrait, sous la continuité présumée d’un moi, ne fait peut-être jamais en effet qu’accumuler des fragments, qui sont autant d’instantanés arrachés au temps. Quand le cœur de la narratrice lui joue de bien mauvais tours, la condamnant pour un temps à l’inactivité et au repos, elle fait le projet de « réunir divers textes [qu’elle a] pu écrire sur [sa] vie de danseuse ». « Une suite de danses en quelque sorte ». Ou de… nouvelles, mais liées par une succession chronologique (parfois capricieuse) et par des textes de transition avec retour au présent de la maladie, du souvenir et de l’écriture. Nous voyons ainsi apparaître successivement l’enfant qui ne pouvait parler seule avec sa mère que pendant les trajets en voiture à la sortie de l’École de danse ; l’adolescente qui découvrait les garçons ; la jeune danseuse partant séjourner à New York avec une bourse, puis intégrant un groupe de danse contemporaine à l’Opéra de Paris, avant de rejoindre enfin la Compagnie classique.

     

    Évidemment, on ne voit pas ce qui interdirait d’appeler cela roman, aujourd’hui que le roman est devenu ce trou noir qui absorbe toutes les autres formes littéraires. Mais au moins un tel texte contribue-t-il explicitement à mettre le genre dominant en question et en crise. Et, plus important, peut-être, c’est le sujet (humain) qu’il met en crise, avec l’image illusoirement cohérente que celui-ci se fait de lui-même.

     

    Corps morcelé

     

    Cet autoportrait est le récit d’un rapport au corps. Ce qui est un peu normal, s’agissant d’une danseuse – l’auteure elle-même, danseuse à l’Opéra de Paris pendant quinze ans, sait de quoi elle parle. Mais justement : on n’est jamais dans une hypothétique fusion de la sensation, du geste et de la musique ; la relation à soi en tant que corps est toujours placée sous le signe du décalage. C’est le corps se préparant à danser ou ayant dansé qu’on nous montre, ses « pieds écorchés, entourés de pansements, emmaillotés dans du coton ». Le corps livré à la médecine (« La cardiologue (…) a accroché les pinces aux chevilles, collé les pastilles, allumé sa machine »). Un corps « en bois », un « cube de chair », « pas assez féminin, pas assez rassurant » avec ses « hanches pointues comme des cailloux, un tour de taille droit et un buste plat comme une carte à jouer ».

     

    C’est pourtant soi, cet objet problématique aussi bien pour soi que pour les autres. D’une telle contradiction naît un perpétuel déséquilibre, une « sensation de dérobement » que vient amplifier l’impression de mouvement permanent. Car notre danseuse court sans arrêt d’un lieu à l’autre, pour cause de tournées comme dans le théâtre lui-même : « série de couloirs et d’escaliers gris », « boyau jaune », « escalier à vis », l’Opéra-labyrinthe est la belle mise en abyme d’un texte qui traque le mirage de l’identité à travers les décrochements, les dérobades et les morceaux épars dont elle est faite.

     

    P. A.

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