• www.parisladouce.com« Elle n’avait jamais rougi de lire des romans, mais si elle espérait au début en trouver un qui décrivît le genre de vie qu’elle menait, elle avait fini par se rendre compte que la situation d’une femme célibataire, sans attaches et vieillissante, n’offre pas le moindre intérêt pour les auteurs modernes ». Ainsi s’exprime Barbara Pym, parlant d’un de ses personnages, par la bouche de sa narratrice. Si cette contre-mise en abyme sonne comme l’annonce un brin provocatrice d’un pari à tenir, on peut aussi y entendre un peu d’amertume triomphante. À la différence des trois romans (1) déjà republiés par l’éditeur dans sa collection [vintage], celui-ci appartient en effet à la seconde période de l’œuvre, celle qui, après l’éclipse 1963-1977, marque le retour de l’écrivaine britannique sur la scène littéraire. Paru au début de cette seconde période, Quatuor d’automne est une sorte de renaissance, pour celle que ses thématiques, évoquées ironiquement dans le passage que je viens de citer, avaient fait reléguer un peu vite parmi les auteurs désuets.

     

    « La vie, qui s’en va comme ça… »

     

    Les héros sont toujours les mêmes, mais le temps a coulé. Edwin, veuf bigot, Norman, vieux garçon colérique, Letty, vieille fille sensible et timorée, Marcia, autre vieille fille, revêche et maniaque, travaillent dans le même bureau. Ils ont la soixantaine. Au cours du récit, deux d’entre eux prendront leur retraite, l’une mourra. Alentour, les signes de modernité se multiplient : jeunes prêtres adoptant « les jeans et les cheveux longs », « chemisiers vaporeux aux couleurs agressives » et « musique pop presque assourdissante » dans les magasins. Mais eux, contrairement aux personnages des romans précédents, n’attendent plus de bouleversement ni de rencontres régénératrices (« Quand elle était jeune, elle avait voulu aimer, avait senti qu’il le fallait, mais cela ne s’était pas produit »). Et il leur arrive, le soir, dans leur lit solitaire, de « méditer sur l’étrangeté de la vie, qui s’en va comme ça ».

     

    Que font-ils ? Rien ou pas grand-chose en dehors de leur gagne-pain. Edwin a bien la paroisse, et les nombreuses autres églises où il aime à se rendre ; Marcia passe beaucoup de temps à stocker bouteilles de lait et boîtes de conserve auxquelles elle ne touche jamais (« Il y avait tout un travail de classement et de tri à faire à ce sujet »). Mais leur seule véritable activité, c’est « le travail ». « Ou ce qui en tient lieu », précise l’un d’eux, car « un mystère plan[e] sur les activités de leur service », lequel doit d’ailleurs, après leur départ, disparaître. Bien qu’ils ne se voient jamais en dehors du bureau, les trois autres sont pour chacun la seule vraie relation, en tout cas la plus authentique, même s’ils l’ignorent, et si cette idée les fait rire (« une réaction nerveuse peut-être, mais pourquoi nerveuse ? ») : un rebondissement final et une chute inattendue confirmeront que quelque chose les liait bien tous les quatre. Pas d’humanisme rassurant, pourtant : ils n’avaient rien d’autre.

     

    « Ne pas s’attarder trop longtemps… »

     

    Ce roman peut sembler (encore) plus pessimiste que les livres faussement légers des débuts de l’auteure. Malgré l’humour, irrésistible et toujours là. Et pas seulement parce que le vieillissement et la mort sont au premier plan. Il y a bien toujours du sherry, d’innombrables tasses de café soluble ou de thé, et des pasteurs anglicans à marier (que les traductrices, par ailleurs remarquables, s’obstinent à appeler « curés »). Ces thèmes habituels semblent cependant des rappels mélancoliques, qui n’atténuent en rien la gravité du fond.

     

    On est aussi plus près que jamais de la folie. Elle est rarement bien loin, chez Barbara Pym, que sa fascination pour le quotidien extrême mène souvent aux limites de l’inquiétante étrangeté. Ici, avec Marcia, ses boîtes, ses bouteilles, son obsession morbide de l’hôpital et des médecins, on est bien près de les dépasser. Mais on s’arrête juste avant, comme on s’arrête au bord du tragique, de l’excès, de toutes les pensées sur lesquelles mieux vaut ne pas « s’attarder trop longtemps ». Et cette retenue, bien dans la manière d’une écrivaine qui a toujours su pratiquer une forme de politesse et d’élégance du désespoir, assombrit encore, d’une certaine façon, le propos, en réinscrivant dans le registre du dérisoire ce qui pourrait tendre au sublime.

     

    Et pourtant… Techniquement, Barbara Pym est au mieux de sa forme : adresse des passages d’un point de vue à l’autre, de la vision par-derrière à la vision avec ; construction subtilement dissimulée, faite d’annonces à peine perceptibles et de reprises discrètes… Un art du glissement, tout en souplesse. Une souplesse et une plasticité qui sont celles de la réalité même. Et qui autorisent une ouverture finale d’un optimisme inattendu : « Cela permettait au moins de se rendre compte que la vie renfermait encore d’infinies possibilités de changement ». Conclusion qu’il faut sans doute appliquer autant à l’existence de l’auteure elle-même qu’à sa pratique du roman.

     

    P. A.

     

    (1) Des femmes remarquables, 2017, voir ici ; Comme une gazelle apprivoisée, 2019, voir ici ; Les Ingratitudes de l’amour, 2021, voir ici

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    1 commentaire
  • www.routard.com

     

    Il y a quand même des choses qui laissent perplexe… Les romans biographiques, je l’ai déjà noté, sont de moins en moins romans et de plus en plus biographies, ou plutôt compilations de biographies préexistantes. Bien. Mais, alors, quelle différence entre ces romans et ces biographies ? Question qui, par nos temps troublés, n’est peut-être pas la plus urgente à résoudre, j’avoue pourtant qu’elle me tracasse. On a parfois de ces tracas…

     

    www.larazon.esUn cas intéressant nous est fourni par Corinne Desarzens, romancière franco-suisse qui n’en est pas à ses débuts, et qui publie, à La Baconnière, maison helvétique excellente par ailleurs, Un Noël avec Winston. Churchill, on l’aura compris. Pourquoi Churchill ? On ne sait pas. Mais pourquoi pas ? Je suis un peu partagé quant à moi devant le personnage, évidemment considérable, entre l’admiration pour l’ennemi du nazisme et une certaine réticence face au fanatique de l’Empire. L’un pouvait-il, dans son cas, aller sans l’autre ? Ce n’est pas moi qui en déciderai. Corinne Desarzens non plus. « Mille biographes », c’est elle qui le dit, se sont déjà attachés à son sujet. Et son propre ouvrage tourne presque, honnêtement, au livre sur les livres sur Churchill (celui de Nicholas Shakespeare est « tellement bien qu’une seule page suffit à refuser, sans regret, n’importe quelle invitation dans le monde pour lui donner la priorité »).

     

    Ce livre-ci « tourne le dos », dit la quatrième de couverture, « à la biographie linéaire ». Quoiqu’il débute à la naissance, s’achève à la mort et suive entre les deux le cours des années, la Seconde Guerre mondiale, partie, c’est sûr, la moins connue de la vie du héros, occupant à elle seule la moitié du volume…

     

    En quoi celui-ci, pour revenir à notre question initiale, reste-t-il un roman biographique ? Eh bien, d’abord, c’est une biographie sans les notes. Sans la rigueur, donc. Mais aussi sans l’épaisseur, et plaisamment lisible par les personnes pressées. Ensuite, c’est une biographie, plutôt que style genre, genre style. Il y a de belles images : un bâtiment pourvu d’un « renflement central » qui est à la fois un « sein unique et bombé » et un « coup d’estomac repoussant la table » ; une blessure du meilleur goût, présentant « une tartine de substance brillante, des grumeaux de sucre candi ». Il y a aussi un peu d’autobiographie, et l’on apprend que la tante de l’auteure faisait, à Noël, de très bons « bricelets », qui sont des biscuits suisses. Car le fil rouge Noël, sans qu’on sache, là non plus, très bien pourquoi, revient régulièrement à la surface.

     

    Et puis il y a des anecdotes, des tas d’anecdotes, fort instructives, et tellement plus passionnantes que des analyses de vrais historiens. Par exemple, le saviez-vous ? Winston savait très bien découper la dinde.

     

    Tout cela n’est pas déplaisant, pourquoi le serait-ce ? Avec La Ballade de Pattie, George et Eric, de the-beatlegirl.skyrock.comJérôme Attal (Le mot et le reste), on s’amuse cependant, il faut l’avouer, davantage, en grande partie parce qu’on voit déjà mieux quel peut être l’intérêt de l’entreprise. On est toujours en Grande-Bretagne, mais ce n’est plus la même Grande-Bretagne. George, c’est George Harrison – oui, le Beatles. Pattie, c’est Pattie Boyd, sa femme. Eric… c’est Clapton, évidemment, ami du premier mais amoureux de la seconde, pour qui il écrivit la chanson Layla, inspirée de l’histoire bien connue de Mejnoun et Leïla  (1).

     

    Enfance et adolescence des trois héros, rencontre, amitié, trahison. Souffrances, rivalité, duel final (musical, chacun sa guitare). Le tout sur fond de pop, de rock, de sitar indien, de substances illicites, d’époque (« Notre génération est sortie du brouillard, c’est une nouvelle ère »), de ville (beau portrait de Londres en cité où tout se passe).

     

    Ah, bien sûr, c’est moins subtil que, chez le même éditeur, Et les Beatles montèrent au ciel, dont j’ai parlé à la parution (2019) (2). Valentine del Moral y mettait à distance et y interrogeait sa propre fascination, grâce à la médiation d’un film, qui constituait son premier matériau. Ici, la fascination n’est pas très interrogée. Elle est assumée, ce qui au fond est sympathique, et l’auteur ne cache pas à quel point l’envoûtent ces gens pour qui seule une guitare est « le moyen de [s’] accorder au monde ».

     

    Envoûtement qui se traduit par une comparaison martelée du début à la fin du livre, dont elle constitue la principale, voire la seule thèse : « C’est une histoire de troubadours. De chevaliers des temps modernes ». « Les guitares ont remplacé les épées », les Beatles « portent leur costume tels [sic] des [sic] cottes d’armes », le « philtre d’amour » est la chanson qu’on dédie à sa bien-aimée.

     

    Jérôme Attal se fait le troubadour des troubadours. Et, là aussi, il y a du style ! Des questions « qui restent comme des échardes dans l’acte de création » ; une cabine téléphonique « telle une bouche maquillée de vermillon dans la nuit » ; « la commissure des tilleuls », « les lanières du saule pleureur »… C’est beau. Parfois un peu acrobatique, peut-être. Comme ces essuie-glaces comparés à « des ouvriers d’usines de pots de cheminée dépassés par des cadences infernales », ou cette énigmatique « mélancolie percée comme une jarre ». Mais, bon, il y a un certain enthousiasme. On fermera les yeux sur les fautes de français.

     

    Et on restera perplexe comme avant.

     

    P. A.

     

    (1) Pour le voir et l’entendre l’interpréter, cliquer ici

    (2) Voir ici

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.lehavre-etretat-tourisme.comLes « sources et références », regroupées à la fin, font signe, dans leur disparate et par le besoin même de les afficher, en direction de ce qui est le thème central, pour ne pas dire unique, de ce premier roman : la jeunesse. Baricco, Despentes, Titanic (de James Cameron), des chansons – mais aussi Racine, Platon ou Aragon, ce ne sont pas là des modèles mais, disons, des balises, dans un livre où l’espace et le temps sont d’une simplicité trompeuse.

     

    Boucle temporelle

     

    Lili Nyssen a vingt-cinq ans. Sa narratrice aussi. Ses deux héros en ont quinze ou seize. Dans la vie de tous ces gens-là presque rien n’a encore eu lieu, pourtant chacun semble figé dans un long regard en arrière. L’enfance, obsessionnellement mentionnée, tire tout le monde vers le passé, et on ne sait pas très bien s’il s’agit de s’en défaire ou de la retrouver. Pas d’avenir, ou si peu, que symbolise surtout le motif du vide souvent ouvert devant les personnages, et de la possible chute. Tout baigne dans une étrange nostalgie originelle.

     

    Pour dire ce suspens, cette instabilité fondamentale, l’auteure trouve une écriture singulière. Ça n’est pas si fréquent, encore moins dans un premier livre. Ruptures et ellipses, phrases nominales, emploi adverbial (« Les bouches s’examinent mouillées ») ou nominal (« le front collé au paysage, la buée s’accroche au connu qui se retire ») de l’adjectif, jeu sur les virgules (« des mélanges de sombres, brumes tempêtes orages déferlantes, des catastrophes amoncelées »). Pas de lyrisme mais un travail, pour cerner quelque chose qui s’impose et se refuse. Cette écriture est la véritable héroïne, c’est d’ailleurs elle qui est mise en scène.

     

    Récrire l’histoire

     

    La narratrice, qui habite au Havre pour ses études, sort d’une rupture. Elle traîne, dérive, ressasse, cherche des compagnons d’un soir sur Tinder. Ou alors elle écrit l’histoire de Flo et Zak. Deux ados, la première issue de la petite-bourgeoisie et vivant avec sa mère, le second habitant avec son père et son frère dans un « quartier ». Elle est petite, fluette, encore très enfantine. Il ne voit que d’un œil, l’autre est « une boule à neige » (« Sous le verre de la cornée, des intempéries sans bruit »). Ces singularités sont peut-être ce qui les a rapprochés.

     

    C’est l’histoire d’une fille qui raconte une histoire : « J’essaye de me souvenir de ce que c’était, quinze ans », dit-elle, obéissant à la loi temporelle qui régit le livre. Elle fait part de ses difficultés (« Je n’arrive pas à écrire ce que Zak pense, même à l’imaginer (…). Zak comme une version de grec »), elle commente (« Zak et Flora n’ont AUCUN rapport avec nous » – pas si sûr). Que raconte cette histoire ? Presque rien, c’est là son mérite, et, pourtant, c’est une très vieille histoire, qui nous revient ici sous des couleurs nouvelles. Elle raconte le corps désirant pour la première fois, ses pièges, ses trésors cachés (« Il y a des endroits qui étonnent, des gestes qu’on n’attend pas, même si pourtant on en a vu, on en a lu, on s’est renseigné sur le sujet »). Elle dit l’effet que ça fait d’être amoureux, quand « plus rien n’est anodin », elle dit « l’attente », « la dégringolade, le vertige », jusqu’à un récit de première nuit qui réussit le tour de force de rester toujours juste, sans fioritures, dans un mélange d’humour et d’émotion retenue.

     

    L’amour et la ville

     

    Ah, évidemment, rien n’est parfait dans un premier roman, et on peut déplorer qu’à ce point culminant succède une fin qui est sa seule faiblesse – les malheurs accumulés sur ce pauvre Zak nous emmenant aux frontières du mélo. Mais ce ne sont que quelques pages, dans un récit qui arpente et sillonne le territoire du premier amour sans jamais tomber dans l’effet Roméo et Juliette. Pas d’animosité des familles ni de préjugés de classe ou racistes pour séparer les jeunes amants. Pas vraiment de social, et, si Lili Nyssen parle des rapports entre hommes et femmes en termes très contemporains, cela non plus ne prend jamais un caractère militant.

     

    Et puis il y a la ville, ses escaliers, ses plages : « Le soleil du Havre tremblote entre les nuées. Il verse un peu de sa lumière blanche de temps en temps, pour ne pas que la ville chagrine ». Il y a la mer et le temps qu’il fait, quand « tout le ciel du monde s’amasse au-dessus » de la ville…

     

    Bref : vivement le deuxième roman de Lili Nyssen.

     

    P. A.

     

    Illustration : l'église Saint-Joseph au Havre

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    3 commentaires
  • blog.ajedrez21.comCe n’est pas un roman, et l’auteur espagnol le dit sans détour en ouverture d’une longue liste de « sources » citées à la fin du volume : « Ce livre est né avec pour principe que pas un seul mot attribué à ses protagonistes ni le moindre détail des histoires racontées n’a été le produit de l’imagination de l’auteur ».

     

    Soixante-dix-sept chapitres, comme les soixante-dix-sept coups de la partie d’échecs ayant opposé, en 1962, à Stockholm, l’Espagnol Arturo Pomar et l’Américain Bobby Fischer, dont le récit constitue la colonne vertébrale du livre. Autour, en alternance, le passé et l’avenir des deux joueurs : Arturito Pomar, enfant prodige, coqueluche des médias ibériques, reçu par Franco lui-même en son palais, puis tombé dans l’oubli et abandonné par le régime ; Fischer, né dans la misère, devenu, dit-on, un des plus grands joueurs de tous les temps avant de sombrer dans la paranoïa antisémite et de mourir en exil, loin des États-Unis qu’il hait et qui le lui rendent bien.

     

    Des vies dans l’Histoire

     

    Mais leurs deux vies ne sont pas les seules à nourrir ce récit de presque 400 pages. S’y succèdent aussi de nombreux autres personnages appartenant à cette époque de la guerre froide et du franquisme triomphant : communiste espagnol en mission arrêté et exécuté ; aviateur-espion américain tombé du ciel en Union soviétique ; militant afro-américain animant une émission de radio depuis Cuba ; phalangistes déçus et rebelles ; Indiens d’Amérique révoltés… Tant d’autres, tirés de l’oubli par l’auteur, et dont la vie se résume à chaque fois en quelques pages saisissantes.

     

    Non, ce n’est pas un roman… si le roman est un ouvrage d’imagination. Seulement, comme on sait, il est de moins en moins évident que ce soit le cas. Il est des romans, quel que soit le nom qu’on leur donne, autobiographiques, mais aussi, et plus encore, biographiques. Ici, je n’ai pas compté, mais à vue de nez ce sont des dizaines de biographies accélérées qui viennent s’ajouter à la double biographie majuscule des joueurs prodiges. Il est, surtout, des romans qui, sans être historiques, choisissent de traiter l’Histoire avec les moyens du roman : grossissement du point de vue individuel et plongée introspective (Vuillard)(1), fausse fictionnalisation et distance ironique (Videlier) (2).

     

    Sur l’échiquier

     

    L’Histoire, en l’occurrence, c’est celle du franquisme et, plus largement, celle de la Guerre froide, déployée en une mosaïque de destins individuels dont la juxtaposition fait sens. Quel sens ? Une figure court d’un bout à l’autre de cet ouvrage, le deuxième (3) de Paco Cerdà, éditeur et journaliste, et lui donne son titre : le pion. Chaque personnage en est un : « Un pion. Seulement un pion (…). Le sacrifice est pour toi la devise imposée (…), le récit du bien commun ourdi par la hiérarchie a besoin de toi », lit-on quelque part. Et, même si l’auteur affirme aussi qu’« un pion n’est jamais seulement un pion », on se dit que cette conception de l’Histoire et de la responsabilité individuelle s’inscrirait assez facilement dans un certain nihilisme contemporain. Ailleurs, découvrant l’histoire d’Herbert Stallings, agent du FBI chargé de diffuser dans le Parti communiste américain de faux textes dissidents, et imaginant cet invisible, « au service du camp qui le paie », en train de jouer les « Dieu[x] caché[s] », on se prend à penser que, si tout le monde est le pion de quelqu’un, il n’y a plus vraiment de pions. Mais, songe-t-on aussi, en relevant, plus loin, une citation de Borges, dans le monde ibérique, baroque, inversions et jeux de miroirs sont de rigueur. Ce qui n’empêche pas qu’on se demande, tout en admettant que Fischer a été le pion des États-Unis et Pomar celui de Franco, si ce face-à-face était le mieux choisi pour illustrer l’époque de l’affrontement entre les blocs.

     

    Disons-le, cette histoire de pions n’est pas ce qu’il y a de plus convaincant dans ce qu’il faut décidément appeler le roman de Paco Cerdà. Ce qui l’est, c’est, d’abord, cette formidable galerie de personnages, qui aurait pu se passer de la métaphore comme elle se passe de la fiction. C’est l’image de ce grand échiquier, où se jouent des existences et s’échangent des coups. Ombre et lumière, violence et passion, art du récit, le romanesque est là. Il est dans le jeu d’échecs, toute allégorie mise à part. Qu’est-ce qui en fait, de Zweig à Nabokov, un aussi puissant moteur fictionnel ? L’écrivain espagnol nous invite aussi à méditer cette question-là. 

     

    « Fischer pense, la pendule avance. Bobby saisit le pion qui vient de tuer le cavalier noir » ; « Dix-septième mouvement, le jeune homme renonce à protéger sa dame et recule de deux cases son fou (…). Personne ne comprend ce qui se passe »… Pourquoi, sans même être au fait de la mécanique du jeu, se sent-on immédiatement saisi et embarqué ? L’hermétisme même, le rituel ? Le souffle ineffable du génie ? Le monde clos et ultra-structuré ? La disproportion entre les forces intellectuelles mises en œuvre et la gratuité de l’enjeu ? Pomar « compens[e] avec une intuition brillante le manque de préparation théorique ». Et Fischer, cité par Cerdà, déclare : « Il faut voir dans mon jeu le mouvement, mais aussi une forme d’art ». Le mot est lâché. Le jeu d’échecs : non pas une image de l’art, mais, sans doute, un Art par excellence.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) Voir ici

    (3) La Contre Allée a déjà publié en 2021 Les Quichottes, même traductrice.

     

    Illustration : Pomar enfant pendant une partie

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire
  • www.mdcu-comics.frQu’est-ce que la hors classe ? Ceux qui le savent pourraient être trompés par le titre-piège du nouveau livre de Gilles Sebhan. Les autres savent au moins que la carrière d’un fonctionnaire et, donc, d’un enseignant, se résume administrativement à l’escalade d’une échelle aux nombreux échelons. Lorsqu’on atteint le dernier, une porte s’entrouvre et révèle une volée de barreaux supplémentaires : la hors classe. On y a récemment ajouté la classe exceptionnelle, mais, en ce qui me concerne, j’étais déjà parti.

     

    Un titre pareil pourrait sembler annoncer un « traité », un essai, comme il y en a beaucoup, sur l’éducation, l’éducation nationale, l’enseignement, l’école, éventuellement vus depuis le célèbre terrain. Et il est bien question de tout cela dans le livre dont nous parlons, mais ce livre n’a pourtant rien d’un essai ni d’un traité, malgré son titre. L’auteur y déploie en effet, implicitement, tout l’éventail des jeux de mots auxquels ledit titre peut prêter pour revenir à ce qui constitue le cœur de son entreprise littéraire : parler de soi.

     

    Double vie

     

    Il n’a jamais cessé de le faire, même quand il a paru emprunter, ces dernières années, les chemins du polar (1). Et, bien sûr, il ne s’est jamais non plus contenté de le faire : notre homme sait bien que parler au plus près de soi est le plus sûr moyen de parler à tous. Ici, il le fait sans avoir recours, comme cela lui est arrivé par le passé, aux ruses de l’autofiction. Sebhan ne s’est sans doute jamais livré de façon aussi directe, émouvante et intime que dans ce livre où il raconte la part de sa vie qu’il a menée depuis longtemps sous son nom véritable, en tant que professeur agrégé de lettres modernes dans un collège puis dans un lycée de la banlieue parisienne, où il sévit toujours. Ni une réflexion socio-politique (même s’il y en a un peu), ni un recueil d’anecdotes – même s’il y en a beaucoup, drôles ou navrantes, narrées avec les exceptionnels talents de conteur de quelqu’un qui fait de son existence une permanente aventure : sa vie de prof, c’est Mystères à l’école ; cas spéciaux et secrets, malaises, rencontres, séductions, tentatives de suicide en pleine classe, en quarante ans de carrière je n’en ai pas vu la moitié.

     

    Hors classe n’est pourtant, pas plus qu’un livre sur l’école, un livre sur l’adolescence et les adolescents, mais un autoportrait de l’écrivain parmi eux. Ce qu’il a à dire de l’institution en tant que telle, qui « format[e] les jeunes esprits », des enseignants, pour la plupart anciens « élève[s] modèle[s] », des cancres et de leur « pouvoir poétique » est assez peu passionnant et, osons le dire, un tout petit peu convenu. Ce qui est intéressant, c’est ce que Sebhan dit de lui enseignant et, à travers son exemple, d’un usage possible des institutions en général par les individus qui en font partie.

     

    Masques

     

    Qu’est-ce qu’enseigner ? Se mettre en scène, donc s’exposer. De ce point de vue-là, les titres des chapitres auraient de quoi surprendre ; Fuir, Se cacher, Trahir, Se protéger, Contrebander… Voilà l’histoire d’un homme qui n’avait pas la vocation. Et pour qui « ce métier n’était qu’un mauvais moment à passer en attendant que vienne le succès », « quelques années, tout au plus, le temps d’écrire un chef-d’œuvre » et de démissionner ensuite. D’où l’impression d’avoir été choisi par « erreur », pour « incarner le maître ». Et, une fois placé devant la réalité d’une classe, la panique et le désir de fuite, face au conformisme d’adolescents exigeant « que le professeur incarne le rôle qu’il est censé jouer ».

     

    Ça peut parler à beaucoup de gens. Comme beaucoup de gens aussi, notre prof amateur sait bien que le remède en l’espèce est dans le mal. Se mettre en scène, donc se masquer, tant il est vrai que « l’autorité ne peut venir que d’une certaine séduction ». Ce qui n’empêche pas, au contraire, l’authentique amour des élèves, sans lequel rien n’est possible, et qui inspire à l’auteur de Hors Classe des pages émues et charmantes, quand il parle notamment des sections « artistiques » auxquelles il fait cours régulièrement depuis des années.

     

    Réversibilité

     

    Mais cela n’empêche pas non plus l’angoisse indéracinable d’être démasqué. Spécialement dans le cas de quelqu’un qui pourrait l’être à un triple titre : en tant qu’écrivain, en tant qu’homosexuel, en tant qu’écrivain homosexuel. « Très vite on comprend que le désir des garçons devra être tu ». Et lorsque ce désir est à la source même de l’écriture, celle-ci devient encore plus inavouable qu’elle n’a tendance de toute façon à l’être dans un cadre professionnel réputé sérieux. Non content d’être un « usurpateur » rechignant à « propager la parole officielle », notre agent double écrit, sous un autre nom, « des récits pour le moins intrépides », qui le condamneraient facilement à « l’enfer des bibliothèques ». La transgression d’ordre sexuel s’ajoute à celle que constitue déjà l’écriture en soi, et les deux s’entrelacent dans un étrange jeu de publication/dissimulation. Sebhan révèle ainsi que l’écriture de son premier roman publié, Haut risque (2), est née du désir de « se venger » ainsi d’un élève croisé par hasard sur une plage nudiste du Midi, et qui avait fait courir les bruits qu’on imagine sur son ancien prof. L’élève en question, bien sûr, n’aura jamais ne serait-ce qu’entendu parler de l’ouvrage…

     

    Tout ce livre-ci et, d’une certaine manière, tout l’écrivain Gilles Sebhan est dans cette tension entre exhibition et dissimulation, qu’il explore, tourne et retourne jusqu’au vertige. La fonction, l’institution, la fonction au sein de l’institution sont un peu pour lui comme le pharmakon de Platon : remède et poison, abri et mise en danger. Mais si c’était la meilleure et, peut-être, la seule façon d’y réussir, comme c’est le cas pour Gilles Sebhan quand il enseigne, à la satisfaction générale ? Pensée consolante qui ne le dissuadera sans doute pas de continuer à « imaginer le pire » : qu’on vienne le chercher un jour et qu’on lui mette les menottes, « non pas pour ce que j’ai fait », dit-il, « mais pour ce que j’ai écrit et ce que j’ai pensé ». N’est-ce pas la crainte de tous les écrivains ? Et peut-être, en cherchant bien, celle de tout le monde ?...

     

    P. A.

     

    (1) Pour la série Le Royaume des insensés, voir ici, ici, iciici et

    (2) PARC, 2003

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique