• photo PIerre AhnneDans une profession de foi qui mériterait d’être relue par un de leurs correcteurs, les éditions Sinope, jeune maison néanmoins sympathique et dynamique, annoncent, sur leur site, leur intention de « redonner de la valeur au texte lui-même ». Comment ne pas adhérer à un tel programme ? Et comment ne pas se pencher avec intérêt sur un catalogue qui propose, à côté d’auteurs d’aujourd’hui, Edmond Jaloux, Léon Frapié, Rosny aîné – sans compter Mirabeau, Élisée Reclus ou Zamiatine… ?

     

    Après deux livres chez Arléa, c’est sous la couverture de cet éditeur, dont le credo cité plus haut lui va bien, qu’Hélène Veyssier publie son troisième roman. Avec elle, décidément, ombre et lumière jouent un grand rôle : celles des tableaux, comme dans Comme une ombre portée (Arléa, 2019, voir ici) ; celles des souvenirs et des rêves peuplant des vies en clair-obscur, sur lesquelles, comme dans Jardin d’été (Arléa, 2020, voir ici), persiste à planer un événement inaugural.

     

    Passés superposés

     

    Quel événement étend son ombre sur l’existence d’Agnès, jeune, puis moins jeune prof de fac ? Est-ce le suicide d’Antoine, cet ancien ami d’enfance devenu amant pour une nuit, à qui elle venait d’envoyer une lettre disant « qu’elle ne ressent[ait] rien pour lui qui puisse conduire à de l’amour » ? Ou est-ce plutôt un de ces jeux vécus jadis avec Antoine sur le viaduc désaffecté et interdit, à Orsay, chez les grands-parents ? À moins que ce ne soit le départ du père de la petite Agnès, alors qu’elle lui avait crié deux jours plus tôt : « Papa, je ne t’aime plus, va-t-en »…

     

    Retour du passé, superpositions, ressemblances, échos de toute sorte mettent ce récit, où l’influence du romantisme allemand se confirme, aux confins, jamais franchis, du fantastique. Il y a un jeune autostoppeur qui ressemble au défunt Antoine, et un jeune galeriste qui, bien qu’étant son neveu, ne lui ressemble pas. Le père d’Agnès était peintre, Antoine peignait. Au mur du psy qu’elle va voir quelque temps, Agnès se reconnaît dans un tableau de Hopper montrant une femme assise devant une fenêtre ouverte. Dans la galerie du galeriste, elle découvre un tableau d’Antoine où elle reconnaît son enfance…

     

    Viaduc

     

    Le récit avance ainsi porté par des objets, des paysages, des images que leur insistance, dans le texte comme dans la mémoire du personnage, chargent d’un sens énigmatique : « vitre (…) striée de gouttelettes », « rampe de bois verni avec au niveau du premier palier une griffure dans sa courbe », signifiants au sens quasi lacanien, que semble unir et résumer l’image obsédante du viaduc – « "du latin via la voie et ducere conduire" avait dit l’institutrice ». Où conduit le viaduc d’Agnès, à travers une vie où, de l’extérieur, il ne se passe à peu près rien, mais où tout prend un sens qui s’exprime dans les bouffées d’anxiété, les rêves, les monologues intérieurs parents de ceux de Nathalie Sarraute ? C’est l’histoire d’un cheminement à l’aveugle, lequel mène pourtant (ou justement), avec l’aide d’un tableau miraculeux, du neveu, de sa galerie, à une révélation, et avec elle à la fin de l’enchantement qui transissait la vie de l’héroïne : non, elle n’était « pas coupable » ; « tout revient, tout s’agrège, puzzle reconstitué ». Cette libération débouche sur une fin trop heureuse avec Polynésie de carte postale (mais c’est un peu exprès), sur laquelle on passera vite. L’essentiel reste la musique obsédante d’une écriture toute en demi-tons, et l’impression subtile d’un mystère qu’aucun dénouement ne pourrait complètement dissiper. Le mystère d’une vie… Comment ferait-il place à la pleine lumière ?

     

    P. A.

     

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  • www.mamawax.frOh, il pourrait compter 200 pages de moins, peut-être… Mais pas plus. Si les 600 pages du roman d’Antonio Soler peuvent sembler un peu excessives, une longueur minimale était nécessaire sauf à estomper ce qui fait sa force : l’excès, justement, ou, pour être plus précis, la frénésie.

     

    Celle du récit en tant que tel, d’abord. Une ville dans le sud de l’Espagne… C’est le petit matin et, sur un terrain vague, le quasi cadavre d’un homme gît, déjà parcouru par des armées de fourmis. 600 pages plus loin, la veuve de cet homme à présent trépassé fume sur son balcon et regarde la nuit sur la mer. Entre-temps, on aura fait la connaissance d’une bonne cinquantaine de personnages, représentant toute la diversité possible en fait d’âge, de classes sociales, de sexe et d’orientations sexuelles. Ils se connaissent ou pas, indirectement ou de près. Il y a Céspedes, vieillissant, désabusé, mis dehors par son épouse et passant une journée avec celle qui sera peut-être sa dernière conquête. Il y a Jorge, « le lâche », et Ismael, « le fou », avec leur mère, Amelia, réceptionniste dans un hôtel et couchant avec le gérant dans la voiture de ce dernier. Il y a leur cousin, Floren, avec son employé, Pedroche, tyrannisé par Belinda, sa femme, énorme et ravagée par des délires mystiques. Le Bambin Olmedo avec son acolyte, Tato, qui voleront audit Pedroche l’argent et les bijoux donnés par son épouse au curé, lequel venait de les restituer à leur propriétaire. Raimundo, avec Eduardo, musiciens des rues et drogués. Dioni, l’homme du terrain vague, dont la femme savait depuis longtemps où le menaient ses errances nocturnes mais va devoir à présent l’expliquer à leur fils, Guille…

     

    Dans la fourmilière

     

    Leurs histoires se recoupent ou se déroulent en parallèle. On passe de l’un à l’autre, et ces va-et-vient accentuent l’impression de les voir s’agiter frénétiquement tandis qu’ils se désirent, se haïssent, se tuent, sur fond de paysage urbain le plus souvent périphérique et sinistre. Tissant, comme les fourmis, « un réseau mobile toujours plus ample (…) sur un sol surchauffé ». Car la folie du climat s’ajoute à celle des hommes : le terral souffle sur la ville, « un vent du désert, desséché, qui (…) vide tout de la moindre trace d’humidité », si bien qu’il « suffirait de frotter une allumette pour que l’air s’enflamme ».

     

    C’est l’enfer, peint par un Jérôme Bosch hispanique et d’aujourd’hui. Dans le grouillement de la cité-fourmilière, les sept péchés capitaux, ainsi que tous les autres, se déchaînent : avidité, violence, obsession sexuelle omniprésente jetant chacun dans la poursuite de son propre plaisir, avec un égoïsme absolu. Tous ou presque pourraient faire leur la devise de l’un d’entre eux, « composée de deux chapitres. I : Je peux me le permettre, et II : Je le mérite ».

     

    Tous ou presque sont méchants et malheureux, dans un monde que le chaos des choses, des actes et des pensées teinte d’absurde, d’ironie grinçante et d’humour noir. « Les tétons de Lori » sont « de petits animaux dont seul le museau dépasse (…) du terrier ». Yubri, qui, épris de sa sœur, vient d’assassiner leur père, lequel la violait, « écart[e] le chien du sang » en se demandant « si dans la prison le même coiffeur que lors de son incarcération précédente ser[a] toujours là »…

     

    Réseau

     

    Ce dernier exemple est particulièrement emblématique de l’écriture de ce roman choral, où la frénésie est aussi et d’abord celle du texte, admirablement rendue par la traduction de Guillaume Contré. Hyperréalisme confinant au lyrisme, art consommé du dialogue comme du monologue intérieur – comment s’en étonner, s’agissant d’un auteur « membre fondateur de l’Ordre littéraire des Finnegans, qui se réunit à Dublin tous les 16 juin pour le Bloomsday » ? Mais, surtout, c’est la virtuose construction en « réseau » qui illustre et déploie une grande question joycienne : celle du contraste entre discontinuité du langage et continuité au moins apparente du monde, doublée ici d’une autre contradiction, entre isolement des consciences et fonction homogénéisante de l’instinct, tant social qu’animal. Notre auteur exhibe et organise ce double conflit en usant de multiples techniques lors du passage d’un personnage et, donc, d’une ligne narrative, à l’autre : ruptures, contrastes, mais aussi faux parallèles, glissements par reprise d’une phrase ou par la répétition d’un nom propre…

     

    Málaga (si la ville natale d’Antonio Soler est celle qu’il faut imaginer ici) n’est pas Dublin, certes. Pourtant, à lire Sud, elle en semble, compte tenu des différences de climat, de culture, d’imaginaire, étrangement proche. Et 600 pages, après tout…

     

    P. A.

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  • journals.openedition.orgQui, pourvu qu’il en ait l’âge, ne se souvient des articles quotidiens qu’il envoyait de Beyrouth assiégée, et qui paraissaient dans Libération, pendant la guerre du Liban, en 1982 ? Journaliste, Sélim Nassib est aussi l’auteur de romans et de récits, ayant tous plus ou moins pour cadre et pour objet ce Moyen-Orient qui est au centre de sa vie – même si celle-ci se déroule à présent à Paris. Ce livre-ci, comme les autres, est écrit par quelqu’un qui a vu de près ce dont il parle. Mais ce n’est pas un livre de journaliste. C’est l’œuvre d’un écrivain, sans doute un des plus beaux romans de cette rentrée littéraire et, sans conteste, un des plus poignants.

     

    Qu’est-ce qui fait la force émotionnelle de ce gros volume, dont on dévore les 400 pages sans les voir passer ? Le sujet, inévitablement. Même sans être arabe, juif, directement concerné d’une manière ou d’une autre, personne ne peut se sentir complètement indifférent aux multiples conflits moyen-orientaux, à l’existence d’Israël, au drame palestinien, au martyre libanais… Cependant, s’il n’y avait que le sujet, ça ne suffirait pas. Sélim Nassib parvient à le lier étroitement et constamment à l’histoire personnelle d’un individu qui lui sert de narrateur et, bien sûr, lui ressemble beaucoup.

     

    Pâtisserie et revolver

     

    Il s’appelle Youssef Hosni. Son père est né à Bagdad, sa mère à Alep, il possède un passeport iranien, tous trois sont francophones, juifs, et vivent à Beyrouth, au Liban, « un non-lieu ». La première partie raconte l’enfance de Youssef, vouée à la sensualité, entre les mains de ses tantes, « grand corps féminin aux doigts indistincts », comme dans les immenses pâtisseries arabes, « temple[s] où l’on vénère le doux, le sucré, le délicieux ». Mais placée aussi sous le signe de la perplexité, dans ce monde contradictoire que résume la comédie des accents : « L’accent chrétien-libanais ne ressemble pas à l'accent musulman libanais », « celui des chrétiens du Sud est différent de celui des musulmans du Sud, tout en étant distinct de celui du Centre ou du Nord »… « Mais nous, quand on parle arabe, quel est notre accent ? – L’accent juif ». Lequel est « un peu syrien, il faut reconnaître ». La rue est un lieu attirant et inquiétant, « qui enseigne toutes les mauvaises choses », le voisin chrétien cache un revolver sous son matelas, et le jeune Youssef est parfois pris d’accès de violence incontrôlés quand il est confronté à ceux qui lui paraissent « si étrang[ers] » – la jeune domestique kurde, le seul Arabe de sa classe à l’école de l’Alliance israélite.

     

    Dans la deuxième partie, on le retrouve douze ans plus tard. Il ne veut plus être juif (« Ça suffisait comme ça ») et a rejoint « une autre tribu », celle des étudiants gauchistes dénonçant la guerre du Vietnam et luttant pour la « démocratisation de l’enseignement », « la justice sociale », ainsi que, sans trop le dire, « la cause palestinienne ». Un séjour en prison, bref mais dantesque, lui fait découvrir « le monde du dessous » et un pays au bord de l’implosion.

     

    Beyrouth et après

     

    Troisième partie. 1982. On en vient au cœur incontournable du sujet, lequel occupera toute la seconde moitié du livre : le siège de Beyrouth-Ouest encerclée par l’armée israélienne et les phalangistes chrétiens. Toujours tel que Youssef l’a vécu. Après des années d’exil à Paris, « quand la nouvelle de l’invasion israélienne est tombée », il a « senti qu’il devait y aller ». L’y voici, dictant, sous les bombes, ses reportages au téléphone, prenant de l’héroïne pour tenir, assistant à la montée de la violence et à celle, plus souterraine, de l’islamisme. Jusqu’au dénouement, au nouvel exil des Palestiniens de l’OLP, au départ de Youssef, sur le même bateau qu’Arafat, pour Athènes, au bilan final : « La guerre est perdue (…) pour tous », les Israéliens et les Libanais comme les Palestiniens.

     

    Tout est là, précis, clair, d’une accablante exactitude. Mais sans idéologie ni manichéisme, sans analyses, sans conversations politico-philosophiques à la Malraux – auquel on pense pourtant comme à un grand modèle lointain. Toute la place est laissée à la fluidité et à l’énergie de la narration, aux dialogues justes sans réalisme de commande, aux personnages : Rocco, l’ancien cancre devenu révolutionnaire, Fouad, l’ancien Arabe de service devenu avocat et ami, la belle Jana, la jeune Hyam, virevoltant feu follet pris au piège de la guerre.

     

    Les situations et l’atmosphère font l’intensité du texte. Et l’atmosphère, c’est d’abord la guerre, justement, peinte sans fascination complaisante mais sans cacher non plus « cette chose inavouée qui palpite de plaisir devant [le] côté sauvage et dangereux », quand « marcher sur le fil du rasoir est une jouissance ». Et puis, bien sûr, il y a Beyrouth. Chatoyante dans la paix, toujours fascinante avec ses « bâtiments rendus lépreux par plusieurs couches de mitraille » et ses « chaussées couvertes de gravats et de débris » ; avec ses nuits hallucinées, que notre héros parcourt dans une obscurité complète, en proie à « l’impression d’être une bulle de lumière ».

     

    Si ce livre est un grand livre, c’est parce qu’il ne cherche jamais à déborder le cadre géographique auquel il se voue, ni la question qui est son unique objet : celle de l’identité, libanaise, d’abord, moyen-orientale ensuite. Ce détour par l’extrême incarnation est justement ce qui lui permet de parler à tous, et de l’identité en général. Le portrait qu’il fait d’une région du monde en morceaux est aussi notre propre portrait. Si vrai.

     

    P. A.

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  • www.lemagducine.frPremière originalité par les temps qui courent : voilà un roman qui n’essaie pas d’être autre chose qu’un roman. Qu’on en juge… Elsa, jeune auteure qui, pour parler comme les professionnels de la chose, n’a pas encore vraiment trouvé son lectorat, est pleine d’admiration pour Béatrice Blandy, laquelle possède toutes les caractéristiques de la grande écrivaine : elle a « peu écrit, cinq romans seulement en trente ans », ne fait pas partie de ces auteurs qui « à chaque rentrée littéraire (…) monopolisent les plateaux télévisés », mais « l’écriture répon[d] chez elle à une sorte d’urgence » et ses textes sont « fulgurants » ; de plus, issue de « la grande bourgeoisie parisienne », elle a « la classe et l’aisance de la classe dominante ». Quand elle meurt brusquement, « tout le gotha littéraire [est] sous le choc ». Et Elsa, pour lui rendre, elle aussi, un modeste hommage, place une phrase de l’idole en exergue de son dernier roman. Ce qui lui vaut son premier vrai succès, et une lettre de Thomas, le veuf, lequel souhaite faire sa connaissance.

     

    Elsa mène l’enquête

     

    La suite, d’abord, semble prévisible : la rencontre mène à l’histoire d’amour et à la liaison régulière. Mais cette intrigue sentimentale n’est pour le lecteur, comme, d’une autre manière, pour Elsa, qu’un leurre, un écran derrière lequel se dissimulait un récit à énigme. Béatrice Blandy avait une œuvre en cours. Où sont cachés les carnets contenant ses brouillons ? Elsa mène l’enquête, va fouiller le bureau de la morte (« Ouvrir la porte interdite. Monter les marches de bois. Entrouvrir le velux… »), finit par découvrir le trésor, caché derrière des livres judicieusement disposés de Nathalie Sarraute (« Ouvrez, Les Fruits d’or, Elle est là…). Reprendre le texte esquissé, le mener à bien, en venir à l’idée que le publier sous son nom est « la meilleure solution », voilà qui va de soi. Ensuite…

     

    Difficile de ne pas raconter la fin, qui dévoile seule tout le sens de l’entreprise ; mais difficile aussi de la raconter sans déflorer un roman qui flirte ostensiblement avec ce qu’il y a de plus fictionnel en matière de fiction : le polar (mâtiné, comme il se doit, de conte de fées, voir plus haut), le thriller psychologique (teinté, inévitablement, de psychanalyse — « Vous feintez ? (…) – Pardon ? – Je vous fais un thé ? »). L’ombre de Hitchcock fait ici plus que planer, l’auteure ne se cachant pas de rendre hommage à deux œuvres du maître : Sueurs froides, grand film sur la manipulation (« Il croit la suivre, mais en fait c’est elle qui mène le jeu »), et Rebecca, fameuse histoire de hantise, où « une jeune femme s’éprend d’un veuf » et devient la rivale d’une morte.

     

    Être une autre

     

    Cependant, Rebecca, c’est d’abord un roman, de Daphné Du Maurier, « qu’Elsa n’[a] jamais réussi à terminer »… Le texte si romanesque de Carole Fives est avant tout le roman d’un roman, celui qui s’écrit sous nos yeux se profilant derrière celui que doit écrire Elsa. Une expérience transgressive (« Ne te gêne pas, fouille ! T’es écrivain ou pas ? ») où celle qui croit violer l’autre et ses secrets est en fait possédée par lui. Partie pour « suivre l’exemple de Béatrice », Elsa « parl[e] d’une vois plus assurée », n’est « plus seule », finit par se demander « qui [est] le fantôme finalement, de Béatrice et d’elle ». Mais « le texte de Béatrice, qu’elle travaill[e] et cis[èle] (…), l’ancr[e], la ren[d] à son désir à elle » : « Pour la première fois de sa vie, alors qu’elle avait usurpé la place d’une autre, Elsa se sentait légitime ».

     

    Le désir, on le sait, est toujours désir de l’autre. Quelque chose à te dire, qui semble faire le portrait de la grande auteure morte, fait avant tout celui d’une écrivaine vivante, marquée par la culpabilité (« C’était la naissance d’Elsa qui avait déclenché la première dépression de sa mère ») et paniquée d’entrer soudain « dans la chambre des parents ».

     

    Tout cela à petites touches, en passant, et sans jamais tomber dans la psychologie en tant que telle. Ce livre ne tombe dans rien : il se tient au bord du policier, au bord du fantastique, au bord de la violence et de l’excès. Le bord est son lieu naturel. Je parle de bord, pas de retenue, et encore moins de bon ton : sous l’élégance de surface se déploie un récit vénéneux, plein de portes dérobées et de profondeurs discrètes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Alfred Hitchcock, Rebecca, 1940

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  • www.pinterest.frQu’est-ce qui fait peut-être du récit de guerre le récit par excellence ? D’où vient la fascination qu’il exerce, l’exceptionnelle force d’entraînement ou, mieux, d’implication à laquelle il soumet le lecteur ? Du rôle qu’y tiennent les jeux du hasard et du destin, ressort narratif probablement essentiel dans la fiction occidentale ? Du problème, qui s’y déploie inévitablement, du mal et de la responsabilité, auquel tous les problèmes moraux peuvent, d’une manière ou d’une autre, être ramenés ? Ou son attrait reposerait-il sur la distance entre les extrêmes qu’il évoque et la position, inévitablement confortable en comparaison, où il installe celui qui le lit ? Un tel dispositif révélerait-il le principe et le fond de l’acte de lecture en tant que tel ?

     

    Dans Nous, les Allemands, il est mis en scène et déjoué par l’effet d’un triple décalage. À celui qui oppose les circonstances de la lecture et celles de la fiction vient d’abord s’ajouter un écart temporel. Callum tente de poser à Meissner, son grand-père très âgé, des questions sur ce qu’il a fait et vu lorsque, sur le front de l’Est, il portait l’uniforme de la Wehrmacht. L’aïeul refuse de répondre, mais rédige une longue lettre. Nous la lisons, après la mort du vieil homme, avec Callum, dont la situation particulière ajoute une  complexité supplémentaire à l’ensemble : fils d’une mère allemande et d’un père britannique, né en Grande-Bretagne et anglophone, il a appris l’allemand, séjourné souvent chez ses grands-parents, vécu à Hambourg… comme sans doute l’auteur lui-même, de père écossais et de mère allemande, journaliste dans diverses publications britanniques, dont c’est ici le deuxième roman, et le premier traduit en français.

     

    Patrouille perdue

     

    Son représentant commente, en alternance ou dans de rapides parenthèses, le discours d’un grand-père ancien combattant dans l’armée nazie. Évoquant les difficultés de l’appartenance à deux cultures, les singularités de l’âme germanique, les rapports compliqués de l’Allemagne à son passé ; Rilke, dont il ne semble pas très bien connaître les titres, mais dont il ne craint pas d’affirmer qu’on « a du mal à le lire en gardant son sérieux »… Ce n’est pas là ce qu’il y a de mieux dans le roman d’Alexander Starritt. Pourtant cette voix extérieure-intérieure y était nécessaire, pour assurer au lecteur une place dans la fiction qui le garantisse contre les excès de fascination immédiate, et en dehors d’elle, face à la question morale qu’elle pose et déploie.

     

    Celle-ci est résumée dès le départ. « Est-ce que tu as vu des choses horribles ? » voulait demander le petit-fils. « Oui », répond l’aïeul depuis sa tombe. « Est-ce que tu as fait des choses horribles ? »… « C’est difficile à dire ». Tout le livre va tendre à préciser ce qu’il faut entendre par là. Car, on l’aura déjà compris, nous ne sommes pas dans Les Bienveillantes. « Opa » (grand-papa) n’était, en 1941, qu’un jeune soldat pris dans « l’air du temps » : « Rares étaient ceux » qui lui ont tenu tête, et, ajoute l’intéressé, « je n’en faisais pas partie ». Il aurait préféré être envoyé en France, mais le voilà en Russie, où a lieu « la seule vraie [guerre], nue, impitoyable (…), une pure et simple affaire de haine et d’annihilation ». Tout commence vraiment avec la déroute finale, quand l’armée allemande fuit, harcelée par les partisans et serrée de près par l’Armée rouge. Meissner se retrouve dans une de ces patrouilles perdues auxquelles le cinéma nous a accoutumés, échantillonnage de types psycho-sociologiques, ici suffisamment peu marqués pour éviter toute lourdeur démonstrative. Ils sont cinq, envoyés à la recherche d’un stock de provisions de luxe égarées quelque part dans les parages.

     

    « Cercle enchanté »

     

    Ils le découvriront. Et aussi autre chose. Quoi ? Une certaine vérité de la guerre. Celle-ci, pour l’essentiel, « consiste en communications, en logistique, en routines apprises ». Et, quand elle devient défaite, en va-et-vient, en surplace, en moments de désœuvrement voués à des conversations insipides, tout cela dans la crasse, la fatigue, la peur, et sur fond de perte complète du sens. Nos cinq héros dérivent à travers la forêt polonaise, boivent et mangent ce sur quoi ils ont mis la main, passent des après-midi à s’occuper de leurs pieds (« le passe-temps favori du fantassin »). La clairière où ils ont échoué devient pour eux « comme un cercle enchanté, un atoll sûr dans des eaux infestées de requins ».

     

    La force du récit est de montrer que cette inconsistance fondamentale, ce flottement dans un repli spatio-temporel où tout se vaut continueront à jouer quand les personnages se trouveront finalement confrontés à l’horreur et à la violence. Déchaînement plusieurs fois annoncé mais qui n’en surprendra pas moins le lecteur, tant l’art de la narration comme le réalisme habilement stylisé des détails matériels font de ce roman de guerre atypique un récit de guerre exceptionnel.

     

    La question morale y surgit d’un fond de déliquescence où la capacité de réflexion disparaît sans que la conscience individuelle s’abolisse pour autant. Les deux narrateurs superposés l’examinent sans tenter d’y répondre ni se réfugier dans une prétendue impossibilité de la trancher. On ne dévoilera pas ici les événements dont le souvenir pousse Meissner à se demander, au bord de la tombe : « Avons-nous mal fait ? » Ni ce qui l’amène, sans se tenir pour « coupable », à éprouver pourtant « une honte inextirpable ». La honte, tel est le noyau que le récit d’Alexander Starritt met à nu et fouille. Sans refuser la morale, mais sans moralisme, et en plaçant le lecteur dans un inconfort d’autant plus salutaire.

     

    P. A.

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