• www.dailymotion.comMarie Sizun, qui est peintre, sait regarder les tableaux. Elle est aussi, surtout, écrivaine, et elle a souvent avoué la fascination qui la pousse, dans le métro, le bus, la rue, à observer les gens et à imaginer leurs vies. Aujourd’hui, ses deux passions se rencontrent et se croisent. Les trente et un tableaux reproduits dans son nouveau livre sont accompagnés chacun… d’un commentaire ? Non : d’une « fantaisie » qui prend pour point de départ l’un ou l’autre de ces « petits personnages », souvent mystérieux, quelquefois à peine esquissés, qui semblent là pour rehausser l’image ou pour donner l’échelle. Rêvant à leur histoire et aux raisons de leur présence, l’auteure fait d’eux le sujet principal du tableau.

     

    Nécessairement, les œuvres choisies sont empruntées à une peinture figurative et faisant la part belle au paysage. Un seul tableau médiéval, deux du XVIIIe siècle (Fragonard et Watteau). Le XIXe finissant, le début du XXe dominent : Vallotton (présent à trois reprises), Caillebotte, Monet, Ensor… D’autres, dont certains bien moins connus — et c’est un mérite supplémentaire de ce petit recueil que de nous faire découvrir des œuvres souvent admirables.

     

    Approche rêveuse

     

    Bien sûr, on peut regretter que, malgré l’exactitude des couleurs, le format interdise parfois de voir, si importants ici, les détails. Mais on fait comme Marie Sizun : on imagine… L’imaginaire aime les rituels. Chacun des trente et un textes, toujours de quelques pages, est construit de la même manière : une description rapide du tableau ; ensuite, suppositions, questions, la rêverie se déclenche ; troisième temps, elle prend son essor. Donnant naissance à peu de véritables nouvelles. Quelques-unes cependant, comme cette histoire de deux amis, née tout entière d’une vue de plage par Vallotton ; ou comme cet amant éconduit qui rentre seul dans une rue de Quimper, imaginé à partir d’une magnifique scène nocturne due au peintre tchèque Frantisek Simon.

     

    Dans l’ensemble, ce sont cependant plutôt des portraits, des instants purs… Des moments, surtout, où, dans une vie, tout bascule : une histoire d’amour naît entre la femme du meunier et l’apprenti ; une ouvrière que sa pauvreté condamne à de tristes « extras » prend soudain conscience de son âge ; un homme quitte une femme sous les grands cyprès de la Villa d’Este ; une jeune novice décide qu’elle ne prononcera pas ses vœux… Il faut se promener au hasard dans ces œuvres et dans ces vies, si l’on veut éviter la monotonie que risquent toujours d’engendrer peu ou prou les rituels. Quand, à l’image de l’écrivaine, on opte pour l’approche rêveuse, on retrouve la musique de Marie Sizun. Sa manière d’avancer par courtes phrases faussement hésitantes, ses questions posées à elle-même ou au lecteur.

     

    Zone incertaine

     

    On retrouve son univers. Tendre, mais pas toujours très gai, malgré des instants lumineux, voir le très beau texte inspiré par La Promenade au port, de Louis-Marie Désiré-Lucas. Dans l’ensemble, pourtant, beaucoup de solitaires, beaucoup de femmes mal mariées ou souffrant par les hommes. Des humbles, aussi : domestiques, lingères, couturières… Sans tapage, avec la fermeté discrète qui la caractérise, Marie Sizun dit sa révolte devant leur sort.

     

    Mais le plus beau et le plus passionnant dans ces « fantaisies », c’est l’entre-deux : la zone intermédiaire où l’on passe de la description à la fiction. Une histoire s’ébauche ou se construit devant nous, nous croyons presque la construire nous-mêmes avec l’écrivaine, tant celle-ci sait introduire la dramatisation à petites touches (« Quelle heure est-il ? » ; « Que fait là cette femme ? » ; « Il y a un lien pour nous entre la femme et la charrette »). On glisse ainsi de l’instant immobilisé sur la toile à l’écoulement temporel, de la simultanéité de l’image à la successivité de la narration. De la vue aux autres sens, comme dans cette page où notre auteure parvient à nous faire ressentir la chaleur d’un jour d’été, que contenait le jaune d’un mur peint par Bonnard.

     

    De l’image à l’écrit, et, quelquefois, retour, comme dans ces conclusions où ressurgit soudain la figure du peintre (« Ah ! Quel dessin il allait faire ! »). Entre les deux, on aura vu se déplier l’un de ces espaces incertains où la littérature, quelquefois, prend sa source.

     

    P. A.

     

    Illustration : Albert Marquet, La Seine vue du quai des Grands-Augustins, 1906, détail

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  • galerieleminotaure.netCet élégant et mince volume rassemble, dans une édition bilingue, six récits de Fradl Shtok, personnage assez mystérieux de la littérature issue du yiddishland. On sait peu de chose sur la vie de l’auteure. Née en 1888, elle quitta la Galicie dès 1907 pour s’installer aux États-Unis, où elle publia dans des revues et des anthologies des poèmes et des récits écrits dans sa langue maternelle. Suivit, en 1927, un roman en anglais, Musicians Only. Après quoi on perd à peu près sa trace, au point que la date de sa mort, 1952, sans doute, reste incertaine.

     

    Partir…

     

    À l’image de cet itinéraire, les courtes fictions (moins de dix pages chacune) proposées ici ont d’abord pour cadre Skala, bourgade natale de l’écrivaine, puis New York. Comme le note Caroline Puaud dans son introduction, elles mettent toutes en scène le conflit entre l’individu et le groupe, l’émancipation et la tradition, la modernité et le passé. Et cette opposition s’exprime non seulement dans l’action mais dans l’écriture, qui mêle les voix intérieures des héros à celles de la rumeur publique et de la narratrice. La lutte des discours contradictoires finissant parfois par s’intérioriser complètement, comme dans la nouvelle qui donne son titre au recueil. On y voit un jeune travailleur pauvre qui, invité au mariage d’un lointain parent, se déchaîne soudain dans une danse endiablée : « Il s’est mis en garde : "Meirl, arrête… Tu es père de famille, tu vas rendre l'âme…" Mais il s'est répliqué avec colère: "Ça va, ça va, toi, ne te casse pas la tête pour moi". »

     

    C’est toujours le désir qui perd. Les six récits montrent son éclosion et son échec. Des contes de nostalgie et d’insatisfaction… Le train arrive dans la petite ville ; avec lui s’installe chez les habitants « un nouveau sentiment (…), le désir de partir. Partir dans le vaste monde, s’en aller là-bas, avec la fumée qui dispar[aît] au loin ». « Des heures entières », Brontsi, une des héroïnes, « rest[e] plantée devant la frontière à regarder là-bas, vers la Russie ». Au parc, en été, le cœur des jeunes gens « brûle d’envie d’eau fraîche, de jeu amoureux ; il brûle du désir de s’envoler au loin, ailleurs à l’étranger, ou de nostalgie pour un foyer dont nul ne sait où il est ». Mais le beau jour finira dans les larmes, le pays d’au-delà la frontière n’est pas différent de celui où l’on vit, et c’est pour un avenir sans doute peu glorieux que Nessi, « la fille de l’abatteur rituel », finit par prendre le fameux train avec « un juif à la mode allemande » venu prêcher le sionisme au shtetl.

     

    Musique et danse

     

    Aucun pathétique cependant dans ces récits marqués par l’humour, imprégnés d’une oralité pleine de verve et portés par le rythme sautillant de la musique et de la danse. Les répétitions en guise de refrains scandent le texte, et, peu à peu, les personnages, mus par des forces qu’ils contrôlent mal, deviennent des pantins agités de mouvements mécaniques : « Il s’est penché en avant pour lui faire la bise, mais la belle-mère ne s’y attendait pas et n’a pas avancé son visage. Quand elle s’est rendu compte qu’il voulait que l’on s’embrasse (…), elle a tendu la tête vers lui, sauf que lui avait déjà reculé la sienne, mais quand il s’est aperçu que la belle-mère voulait bel et bien que l’on s’embrasse, il a encore une fois incliné la tête vers elle mais trop tard, il l’avait loupée »…

     

    Ce mélange de gaieté et de profonde mélancolie est sans doute un trait singulier de la singulière Fradl Shtok. Il signe aussi, à nos yeux, son appartenance à la culture juive issue d’une Europe centrale aujourd’hui disparue.

     

    P. A.

     

    Illustration : Marc Chagall, Village et violoniste, 1924

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  • www.rfi.frÇa commence bien : Atou, quinze ans, saute du haut du balcon ; elle vient de tuer son policier de père avec son arme de service (il l’avait violée). Et la voilà en fuite dans les rues de Conakry, « zigzaguant entre les amas de pierres et les ruelles boueuses », parmi « les rôdeurs et les chiens errants ».

     

    Contrepoint. Suivant un procédé qui tourne de plus en plus à la règle établie, deux pistes narratives alternent dans le livre de Tierno Monénembo, prix Renaudot 2008 pour Le Roi de Kahel (Seuil). Nous sommes à présent à Paris. Atou a une quarantaine d’années, et on l’appelle « comtesse ». Elle pousse le fauteuil roulant d’un tétraplégique, tandis qu’une espèce de vieille folle, madame Corre, la harcèle pour lui extorquer l’histoire de sa vie. « Vous me voyez, moi (…), écrire un livre… ? » Oui, mais, en même temps, « c’est fait pour ça, une vie, pour être racontée ». Donc, allons-y.

     

    Sous le signe du baroque

     

    Entre Paris et la Guinée, présent et passé, va-et-vient par-dessus un vide central, lequel va se combler peu à peu. Nous apprendrons tout de la vie d’Atou, qui, en fait, s’appelle Véronique, et aussi, à l’occasion, Clara, ou comtesse de Monbazin ; qui n’est pas auxiliaire de vie mais femme d’un comte, dont on saura comment il s’est retrouvé dans une chaise roulante ; qui n’a pas tué son père puisque ce n’était pas son vrai père, et qui découvrira, avec nous, qui étaient ses véritables parents. En parallèle, nous saurons également tout de l’existence de madame Corre (qui ne s’appelle pas madame Corre) ; sauf qu’on ne peut pas vraiment parler de parallèle, même si on nous en parle, car ces vies « ne se ressemblent pas, elles se croisent. Deux vies parallèles qui ont eu vite fait de se rencontrer ».

     

    Nous sommes dans cette forme de baroque qui commence à nous être familière depuis que la littérature du continent africain s’affirme (voir, par exemple, ici). Fausses symétries, retournements de situation, redoublements et dédoublements incessants : deux pays, deux villes, deux femmes, deux couples parentaux, comme nous l’avons dit ; mais en Guinée, où s’est déroulée sa tumultueuse jeunesse, Atou-Véronique avait aussi une alter ego, Raye, et, avant le comte Philippe, un premier homme de sa vie. Et puis, il y a les images, bien sûr : « le petit pot de miel que le bon Dieu a logé entre vos cuisses », « son rouge regard de panthère planté comme un clou au milieu de mon visage », « tous les poux qui grouillaient dans les chiffons de mes souvenirs »… Tout cela ancré dans cette oralité retravaillée par le style, qui est chère, elle aussi, aux auteurs venus de plus loin que le Sahara.

     

    Il faut l’avouer, le goût de la parole et celui des jeux de miroirs, tout séduisants qu’ils sont, ont ici deux conséquences un peu fâcheuses. D’abord, à travers ce maquis de renversements et de révélations, on avance très lentement, au fil d’innombrables redites. Ensuite, plus ça va, plus les discours abondent. Atou la narratrice évoque la méchanceté des hommes, la perversion des grands idéaux (qui voit « les Castro, les Sékou Touré, les Mugabe se transformer en monstres »), la disparition des idéaux tout court (car autrefois « la vie de l’individu était inséparable de celle du monde », mais « rien de tel aujourd’hui »). Autant de propos qui, pour être proférés sur un ton d’oracles, n’en deviennent pas pour autant d’une originalité plus frappante.

     

    Vivre à Conakry

     

    Si la méchanceté et les grands idéaux ont cependant leur place ici, c’est que le livre de Tierno Monénembo est d’abord un long coup d’œil rétrospectif sur l’histoire tourmentée de la Guinée indépendante. Quand l’auteur, né en 1947, évoque le régime de Sékou Touré, il sait de quoi il parle. C’est en homme connaissant le sujet qu’il montre la paranoïa, les arrestations arbitraires, les tortures et les exécutions dans le sinistre camp Boiro, la surveillance policière obstinée — comme celle qu’exerce sur Atou le mystérieux homme à la « saharienne indigo ». Et il est aussi question d’un pays que les jeunes gens rêvent de fuir (« Là-bas, tu trouves quand tu creuses. Ici, tout est caillou »), et où des jeunes filles comme Raye et Atou ne survivent qu’en arnaquant « les gringos, les patrons, les bwanas » qui viennent chercher en Afrique « de la gnole, de la came et des jolies nanas » — quand ce n’est pas en les détroussant carrément.

     

    Mais ça ne trouble pas plus que ça nos amies. Elles aiment « la bière, le vin, le rap, le reggae, la salsa, le shit », et sont bien décidées à survivre coûte que coûte dans les folles nuits de Conakry, avec pour fond sonore « les muezzins asthmatiques, les camions à bout de souffle, les crapauds, les bagarres des ivrognes, les sonos mortelles des maquis (1)… Monénembo nous brosse de beaux portraits de fortes femmes. Et le portrait d’un pays, vu (toujours le baroque) dans le jeu de ses contrastes : entre misère et vitalité, ville, et campagnes qu’on traverse en regardant « comme dans un songe défiler les massifs tabulaires, la brousse en fleurs, les rivières miroitantes, les vallées ocre coiffées d’hibiscus, le bouillonnement des chutes »… La vraie mère d’Atou vient des « montagnes du Fouta-Djalon », son vrai père de « la mangrove de la Basse-Côte ». Même si leur fille a de la présence et de l’abattage, la véritable héroïne, ici, c’est la Guinée.

     

    P. A.

     

    (1) Bars populaires

     

    Illustration : Conakry

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  • www.budapest-bons-plans.frIl y a des adjectifs dont mieux vaut se méfier. De ce livre, pourtant, je vois mal que dire si ce n’est qu’il est bouleversant.

     

    D’abord, par une manière de terrible simplicité. Que raconte-t-il, en 300 pages ? Comme bien d’autres livres, la mort d’un père. Zsuzsa Bánk, écrivaine allemande née de parents hongrois installés près de Francfort après avoir fui leur pays en 1956, raconte la mort de son père. Ça commence dans un beau jardin, « avec vue sur les vignes voisines, entourées de lauriers roses et de cerisiers qui se sont déjà débarrassés de leurs fruits ». C’est l’été, la Hongrie, le village où, comme tous les ans, l’auteure-narratrice est venue en vacances avec ses enfants et ses parents. Le lac Balaton n’est pas loin, on va tous les jours y nager. « Nous voulions un grand été », dit-elle.

     

    Mais le cancer, déjà là depuis le début de l’année, s’aggrave brusquement. Il faut transférer le père, d’hôpital en hôpital, en Hongrie, en Autriche, jusqu’à Francfort. Quelques mois plus tard survient l’issue fatale. Ce sont ensuite les rituels du deuil, service funèbre, rangements, démarches… Jusqu’à ce qu’on en arrive aux ultimes étapes : le jour où, pour la première fois, on a à nouveau devant soi un avenir (« Faire des plans est un bien grand mot, mais il y a tout de même quelque chose que je projette vers le futur ») ; celui où on constate qu’on est désormais soi-même face à la mort (« Ma mort est concevable, je dois compter avec elle ») ; celui où, entre parents et amis, on ne pleure plus la mort du père mais où l’on pleure « sur la mort, d’une manière tout à fait générale, et en gros. Du fait que les êtres aimés s’en vont. Que notre temps avec eux est limité ».

     

    « Des gens de l’Ouest qui parlent hongrois »

     

    Dans cette avancée chronologique, les retours en arrière sont ceux qu’autorise la remontée, sur le moment même, de tel ou tel souvenir chez la narratrice. Quelques images de son enfance et de son adolescence surgissent, cependant si Zsuzsa Bánk, qui parle sous son propre nom, est toujours là, si c’est par elle que nous percevons et ressentons tout ce qui advient, ce n’est pas de sa vie en tant que telle qu’il est question — pas la moindre allusion, par exemple, à son activité d’écrivaine connue. Le seul vrai sujet, c’est la confrontation avec la mort.

     

    Certes, chemin faisant, on voit se dessiner quelques portraits. Du père, bien entendu, et aussi, à l’arrière-plan, de toute une famille, mère, frère, enfants, tante, cousine… Ce livre où les lieux et les déplacements jouent un rôle essentiel est aussi sans cesse habité par la grande oscillation historique Est/Ouest. Celle qui parle se souvient de son premier voyage, enfant, dans la Hongrie d’au-delà le rideau de fer, « des veaux et des moutons qui entouraient la Kadett comme des badauds » ; « des bergers, des paysans et des vachers qui », dit-elle, « nous expliquaient le chemin sans comprendre ce qui pouvait nous avoir conduits ici (…) — des gens de l’Ouest qui parlaient hongrois, dans notre voiture blanche de gens de l’Ouest, avec ses sièges rouges en skaï de l’Ouest ». Encore aujourd’hui, elle évoque le trajet Francfort-Hongrie, « ce tunnel linguistique » « où la radio reçoit un méli-mélo de stations et mélange les langues, l’allemand, le tchèque, le slovaque, le hongrois, le slovène ». Cependant, très vite, on en revient à l’essentiel.

     

    C’est-à-dire aux détails. Aux détails matériels — chambres d’hôpital, protocoles, démêlés avec deux ou trois administrations différentes. Aux mouvements intérieurs, surtout, qui d’habitude restent tus, et qui se déclenchent, de manière presque insaisissable, à chaque étape d’un processus minutieusement reconstitué. Il y a le temps de l’avant : l’angoisse (« Dès que [le téléphone] sonne, ma mémoire de l’angoisse se jette au-devant de moi et me paralyse, me commute en mode approvisionnement d’urgence ») ; la première énonciation du mot « incurable » — « un grand mot dont il nous fallait d’abord nous approcher » ; le moment du choix entre continuer la chimiothérapie ou passer aux soins palliatifs : « Une fois traduit, pour moi, cela signifie qu’on me demande si mon père doit mourir tout de suite ou avec un peu de retard ». Puis il y a le temps de l’après : « La vie ne continue pas du tout, non, elle ne s’immobilise pas non plus, elle se contente de faire du surplace, c’est plutôt cela ». On se fait des reproches, tout en se demandant : « De quoi ai-je honte » ?

     

    « Reconnaître la mort »

     

    À chaque fois, il s’agit de formuler le plus exactement possible les réactions les plus intimes, dans une tentative inlassable et, d’une certaine façon, folle, pour tout saisir, tout fixer. Tout dire, et par tous les moyens. L’humour, souvent (après l’enterrement : « Nous respirons et nous nous étirons, un peu comme des coureurs qui ont franchi la ligne d’arrivée de manière à peu près acceptable après un sprint exigeant »). Le lyrisme, quand il le faut (« Il est déjà tard, par cette soirée d’une chaleur trompeuse qui peint le ciel d’un rose innocent… »). Surtout, la précision, d’une quasi maniaquerie vertigineuse. C’est cela qui nous ressaisit, nous autres lecteurs, avec l’aide d’un traducteur exceptionnel, à pratiquement chaque paragraphe de chaque chapitre, empoignés dès la phrase d’attaque par un curieux mélange de finesse et de brutalité : « Je pleure au moins une fois par jour » ; « C’est presque plus simple quand les gens sont méchants » ; « J’ai eu une conversation avec Dieu »… Même les idées qu’on pourrait qualifier de générales deviennent d’une intense concrétude, dans l’éclairage soudain unique que leur confère l’expérience personnelle : « Nous tournons en rond autour de la vie, nous n’arrêtons pas de penser à la vie qui se prolonge jour après jour sans que nous ayons quoi que ce soit à entreprendre, sans que nous ayons une impulsion à donner. Et puis, un jour, nous serions censés, tout à coup, reconnaître la mort ? Nous devrions admettre, oui, elle est présente ? »

     

    La force de ce livre est là : il s’y prend de front avec l’indicible. Sans ruse, ni contournement, ni pathétique, il travaille à déposer sur ses bords les mots les plus justes possible. Tant pis pour l’adjectif : ils sont inoubliables.

     

    P. A.

     

    Illustration : le lac Balaton

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  • photo Pierre AhnneVoilà un livre assez remarquablement inactuel. Mes lecteurs habituels m’auront compris. Je déplore assez souvent le besoin de coller à l’air du temps qui s’étale dans tant d’ouvrages pour qu’il soit clair que, dans mon cas, le terme d’inactualité est un éloge.

     

    Pourtant, et même si l’auteure souligne, en fin de volume, que le récit qu’elle nous fait se situe à une « époque depuis longtemps révolue », il pourrait facilement s’inscrire dans des thématiques considérées aujourd’hui comme porteuses. Hélène Lenoir s’inspire du « carnet de novice » de sa mère et de différents témoignages pour raconter l’histoire de sœur Jeanne-Marie, membre, dans les années 1940, de l’ordre de Sion, congrégation enseignante à la règle très stricte, fondée au départ pour œuvrer à la conversion des juifs. Après des débuts heureux à Grenoble, l’héroïne découvre dans la triste maison de Saint-Omer la réalité impitoyable de la vie au sein d’une communauté religieuse : « l’atmosphère de perpétuelle méfiance et de jalousie », « les insomnies, le froid, le jeûne (…), les mortifications ». Les doutes surgissent, le sentiment de « rest[er] en dehors ou au bord », « le silence du Ciel ». Les maux physiques se multiplient.

     

    Vies bousillées

     

    Et quitter l’ordre, comme Jeanne-Marie se résoudra à le faire, ne règle pas tout, n’efface pas l’impression d’être « ligotée (…), prisonnière, encore plus, encore pire qu’avant ». Bref, une vie « bousillée », pour parler comme le professeur Van Luyden, lequel s’est fait, à Anvers, où l’ancienne religieuse a trouvé refuge, une sorte de spécialité des cas difficiles juste réchappés du couvent. Entre lui et l’ex-sœur Jeanne-Marie, malgré un bref instant d’émoi au moment de monter dans un train, aucune relation ne sera possible. Nous laisserons celle qui est devenue Jeanne tout court au bord d’une nouvelle vie pleine d’incertitudes.

     

    L’histoire de femmes prisonnières, donc. D’un élan surgi dans l’adolescence et pris trop tôt pour une vocation, d’une Règle d’autant plus tyrannique que ses injonctions sont contradictoires : « Il ne fallait pas se faire remarquer, ni par son manquement à la Règle ni par son repentir, c’était très très compliqué ». « Tourner les yeux vers une porte ouverte en passant dans un couloir » est une faute, « briser [son] cœur, ne pas l’écouter, [se] refuser les souvenirs, les pensées » constitue l’idéal à atteindre. La congrégation est « un gigantesque appareil fonctionnant parfaitement jusque dans le plus petit recoin où le moindre grain de poussière risquant d’enrayer la machine [est] aussitôt détecté ». Pourtant, la Règle n’est peut-être que la version exacerbée d’un modèle s’imposant au-delà des murs du couvent. Et le sort de Miette Van Luyden, négligée par son mari, toujours prête à retomber dans le bégaiement dont il ne l’a guérie qu’à moitié, indique ce qu’il en est, pour une fille de famille tôt mariée, de la vie dans « le monde ».

     

    « Quelque chose d’inconnu… »

     

    Si tout cela pourrait, on le voit bien, être le prétexte d’un message conforme en de nombreux points à un certain esprit du temps, l’impression laissée par la lecture est tout autre, et infiniment plus troublante. D’abord parce que Hélène Lenoir prend ses personnages et son sujet au sérieux. Elle n’atténue rien des mesquineries de la vie « sous le voile », du caractère inhumain des rapports tant hiérarchiques qu’entre sœurs. Mais elle prend aussi en compte la foi, le vertige du sacrifice, la présence de quelque chose qui porte et qui emporte, « quelque chose d’inconnu », qui « traverse » et laisse « baignée en dehors et en dedans, une sorte d’oubli total ». Tout est dans le conflit entre ces exaltations et la réalité de la micro-société où elles doivent s’inscrire. Jeanne-Marie est hantée par le souvenir d’une sortie dans les environs de Grenoble, par l’image d’un torrent — « l’eau glacée, les petits cailloux, la mousse, la glaise entre mes orteils »… Elle ne parviendra jamais à en parler en confession, tout en en ressentant le besoin. Pourquoi ? Était-ce là un plaisir coupable, ou une extase quasi mystique ? À moins que l’expérience mystique soit en soi coupable…

     

    Si de telles questions demeurent irrésolues, c’est parce que tout le livre est porté par les voix. Celle, d’abord, de sœur Jeanne-Marie, qui, dans une longue première partie, s’exprime seule sur le mode du récit oral et rétrospectif. Mais même dans la suite, à la troisième personne et avec changements de point de vue, le texte revient toujours glisser vers ce qui le parcourt comme le torrent de Grenoble : la parole. Une parole sans cesse arrêtée, bridée, s’exprimant autant par ce qu’elle retient que par ce qu’elle dit, et suspendue souvent en phrases elliptiques : « Moi, je dois dire que j’ai beaucoup aimé ces premiers temps de… » ; « Lavée tout d’un coup… mes pieds solides dans l’eau glacée et le soleil au-dessus dans les feuillages, le ciel si bleu… » ; « C’est vous, c’est vous, je vous assure, moi… »

     

    Hélène Lenoir laisse parler ses sœurs, sans restrictions ni commentaires. Et leur parole lacunaire leur rend plus pleinement et plus profondément justice que des indignations détaillées et univoques.

     

    P. A.

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