• londresmag.comÇa commence bien : « À la tombée de la nuit, la ville plongeait dans un épais brouillard qui semblait plutôt monter du fleuve que tomber du ciel, une purulence de ses eaux pestilentielles, un brouillard qui rampait dans les ruelles et virait au jaunâtre, comme s’il prélevait au passage la crasse des quais et des quartiers portuaires, malgré les derniers rayons du soleil qui lui arrachaient encore quelques éclats de cuivre trompeurs ». Par cette longue phrase sinueuse, à l’image de ce qu’elle décrit, l’auteur et son traducteur mettent en place une métaphore qui renvoie tant à la « haine » du titre qu’aux rêves de la nuit qui viennent estomper la réalité (et le réalisme) ; tout en annonçant une entreprise placée sous le signe d’un baroque bien ibérique.

     

    Le maquereau aimait les cannes

     

    Plutôt que le « court roman » que décrit l’éditeur, nous avons ici deux nouvelles entrecroisées. L’une met en scène Mr Wildwood, qui vit, en 1888, dans le Londres brumeux auquel renvoie l’incipit cité plus haut. Après avoir renoncé à sa première profession de vétérinaire expert dans l’art d’« éventrer un porc » (?), il a ouvert, à Soho, le commerce de cannes auquel son nom le destinait aussi. Mr Wildwood voue aux habitants de son quartier populaire « une haine féroce », mais, rongé de ressentiment, il abhorre tout autant les « confortables bourgeois » (et, surtout, comme la suite le montrera, les aristocrates). Un certain Hyde vient lui commander une canne, adressé par un autre client, le docteur Jekyll. Quand ce visiteur patibulaire se révélera le criminel qu’on pressentait, Wildwood croira voir en lui « l’ange exterminateur dont il avait rêvé toute sa vie ». Il sera déçu, et décidera de prendre lui-même les choses en main.

     

    En alternance, voici le jeune Harcha, qui vit dans la banlieue de Paris en 2015. Sous la tutelle de son père, « le roi des pneus », il berce son ennui en rêvant aux « actions djihadistes », qui le remplissent d’une « horreur mêlée d’admiration ». Diverses péripéties l’amènent dans un improbable bordel, dont le tenancier va lui offrir un avenir conforme à ses songes, en l’envoyant, pour commencer, faire des repérages au Bataclan (le mauvais lieu, on l’a compris, n’était en effet qu’une couverture).

     

    Entre ces deux récits qu’est censé unir un jeu de miroirs déformants, une seule passerelle : le maquereau collectionne les cannes anciennes. L’invraisemblance et la fragilité de cet unique lien met en évidence le premier problème dans cette affaire de miroirs : il s’agit, nous dit-on, de nous permettre de « distinguer [les] invariants de la haine » ; mais en réalité on ne voit guère le rapport entre Harcha et Wildwood, entre le Paris de 2015 et le Londres de 1888. Certes, dans les deux cas, la haine nous est montrée comme un phénomène d’origine sociale, mais ça ne nous mène pas bien loin.

     

    Question de météo

     

    Les distinguer, ces invariants, dit aussi le prière d’insérer, « à travers la puissance de la littérature ». On a du mal à comprendre ce que ça peut vouloir dire, cependant il est de fait que les références abondent, signalées par l’auteur lui-même en fin de volume : d’un côté, Stevenson, bien sûr, mais aussi Oscar Wilde, Conrad, et, en prime, Jack l’éventreur, qui n’est pas un écrivain, mais presque un héros de roman ; de l’autre, Les Mille et Une Nuits et Don Quichotte, de loin. On voit tout de suite le déséquilibre, qui constitue le deuxième problème de ce livre. Avec Harcha, même si l’écrivain espagnol, traducteur de Proust à ses heures, tient à montrer qu’il connaît Paris, on reste dans le fantasme, c’est-à-dire dans le cliché. Avec Wildwood aussi, mais là le cliché est assumé et fait en tant que tel l’objet même de la fiction. On le connaît si bien, ce Londres du XIXe siècle finissant, ses brumes, sa misère, ses instincts corsetés qui se libèrent par explosion dans les bouges où les possédants s’encanaillent ! Et ce personnage de célibataire aigri et méchant, entre homme du « souterrain » à la Dostoïevski et vieux garçon à la Huysmans, dans combien de récits ne l’avons-nous pas croisé ? Fajardo prend pourtant plaisir à nous raconter encore une fois sa sombre histoire ; nous prenons plaisir à l’entendre une fois de plus ; et cette connivence entre auteur et lecteur atteste qu’on est bien dans la littérature.

     

    Du coup, c’est de ce côté-là, chez le sinistre Mr Wildwood, qu’il faut chercher une image de la haine qui ne tombe pas dans les stéréotypes courants : brouillard au début, elle atteint plus loin un paroxysme quand « la chaleur de l’été, qui arrach[e] des vapeurs fétides au fleuve, et les émeutes des chômeurs (…) finis[sent] par déclencher le cataclysme qui s’annonçait dans l’âme [de Wildwood] depuis des mois ». Question de météo, en somme. Dans la grande ville, la haine s’attrape comme un rhume ou un coup de chaud. Elle est une forme d’humeur, née du temps qu’il fait. Fille de l’air du temps.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneJ’ai hésité. Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, avec elle, on n’est jamais sûr... D’un livre à l’autre, on est promené du meilleur (voir ici et ici) au pire (voir  et ). Et puis, ce Voyage dans l’Est, entre les trois sommets du triangle Châteauroux (où elle a grandi près de sa mère) – Reims (où toutes deux sont allées vivre ensuite) – Strasbourg (où habitait, avec son autre famille, le père qui lui a imposé, pendant des années, des relations incestueuses), ce voyage, on a le sentiment de l’avoir déjà fait si souvent. Interview (Fayard, 1995), L’Inceste (Stock, 1999), Une semaine de vacances (Flammarion, 2012), Un amour impossible (Flammarion, 2015), je ne cite que ce que je connais…

     

    C’est une mauvaise raison, évidemment, pour ne pas lire le dernier livre de Christine Angot. D’abord, bien des écrivains, peut-être même tous, racontent toujours la même histoire. Ensuite, ça aussi, je l’ai déjà dit, en a-t-on jamais fini avec une histoire pareille ? Peut-on ne pas éprouver, encore et encore, le besoin d’y revenir ? Sans doute pas. Et peut-être y a-t-il, au fond, une autre raison à mes réticences à lire ce nouveau roman. Car il a beau être sous-titré « roman », peut-on lire sans arrière-pensées un tel roman ? Si on ne l’aimait pas, en tant que roman, scrupuleux comme on est, ne s’accuserait-on pas de faire trop bon marché d’un sujet qui commande le respect et la considération ? Et, si on l’aimait, de vouloir, inconsciemment, se prémunir contre des foudres toujours, dans le ciel d’aujourd’hui, grondantes et prêtes à tomber ?

     

    « Points de vue »

     

    On ne peut pas soupçonner Christine Angot de publier ce livre maintenant pour des raisons de cet ordre. Il faut faire confiance à sa candeur brutale (je me cite toujours, je fais comme elle) : si elle écrit, c’est qu’elle pense qu’elle doit écrire. Et si elle s’y sent obligée, c’est qu’elle a le sentiment de ne l’avoir jamais fait de la même façon. Refaisons donc, avec elle, le voyage dans l’(inc)est(e). S’interrogeant, peut-être en effet pour la première fois aussi frontalement, sur la manière de procéder, elle distingue ici entre pensée (« déliée, partageable, dicible ») et « point de vue » (« Je voyais la situation comme de l’extérieur »). Et elle déclare : « Ce que je n’ai jamais fait, (…) c’est faire reposer toute l’architecture romanesque sur la solidité de mes points de vue, successifs, leur évolution, leur coexistence ».

     

    Ce souci du « point de vue », de la (non-)pensée, est bien là, l’« évolution » aussi, entre 13 ans et le début de l’âge adulte : « J’ai fait comme s’il ne se passait rien. Je ne voyais pas quoi dire ni comment. Je n’ai rien dit » ; « J’avais deux méthodes de survie, avec deux objectifs opposés. J’étais partagée entre les deux » ; « J’ai pensé que le seul pouvoir qui me restait était de prendre acte de mon impuissance » ; « J’ai pensé qu’il valait mieux prendre acte [de ma situation] avec lucidité. Que d’assister à l’échec répété des moyens que je mettais en œuvre depuis des années pour y échapper ».

     

    Tout dire

     

    Une telle volonté explicative répond au besoin de forcer l’énigme. D’éclairer ce qui demeure, pour qui ne l’a pas vécu, un mystère : l’enfermement entre silence et parole, tous deux également impossibles, l’obstination à revenir se mettre dans les mêmes situations avec l’espoir d’arriver un jour à obtenir du père incestueux des « relations normales » (« Je m’étais encore fait avoir »), la fascination dont on ne peut se déprendre… Le problème, c’est que l’énigme revient toujours. Ou peut-être est-ce le style Angot qui toujours s’impose, fait, dirait-on, pour s’acharner en vain sur elle. Répétition frénétique (« Pourquoi, moi-même, je n’y ai pas pensé ? Je l’ai répété, répété. Répété encore. Pourquoi… ») ; audace dans le cru frôlant l’humour (« Ouvrez, ouvrez. Non madame, là vous retenez. Vous ne poussez pas, là, vous retenez ») ; caractère rageusement factuel de l’écriture par phrases brèves et juxtapositions (« Il a éjaculé dans ma bouche. J’ai craché le sperme dans les toilettes. Je me suis recouchée »).

     

    Seulement, ces faits-là, on les a déjà lus ailleurs — par exemple, dans l’admirable Une semaine de vacances. On connaît l’histoire des mandarines ; comme celle de la porte fermée par mégarde, ou celle du Codec de l’Orangerie. Si bien que, on ose à peine l’avouer, on s’ennuie un peu. Certes, il y a quelque chose d’impressionnant dans le projet fou de tout dire. Cependant, en proie à cette passion, la narratrice ne s’interdit rien. Surtout pas le commentaire (qu’il ne faut pas confondre avec les explications, dont je citais plus haut quelques exemples). Et ce sont de longs dialogues : « Oui. C’est ça. Et ça m’angoisse. Forcément. Ça m’angoisse, parce que c’est le même relativisme que celui par lequel il s’autorise à pratiquer l’inceste ». Ou, pire : « L’inceste est une mise en esclavage. Ça détricote les rapports sociaux, le langage, la pensée… ».

     

    Alors même que le besoin de tout dire est, bien entendu, impossible à combler. Surtout dans le cas dont il s’agit, où il répond au refus d’entendre, thème récurrent du Voyage dans l’Est. Et on s’enfonce dans un tunnel sans fin : on aura toujours l’impression d’avoir déjà tout entendu, elle aura toujours la conviction de n’avoir pas été écoutée. L’obstination dans ce dialogue de sourds, c’est peut-être ce qui fait la force et la grandeur de l’œuvre de Christine Angot. Mais peut-être aussi ses limites.

     

    P. A.

     

    Illustration : l'Orangerie, à Strasbourg

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  • photo Pierre AhnneEn 2013 paraissait chez Liana Sofia s'habille toujours en noir. J’avais aimé ce récit rapide, urbain, qui se voulait le portrait d’une époque, et dont la construction éclatée avait fait parler (selon moi, à tort) de roman à nouvelles. Entre-temps, Paolo Cognetti a changé de thèmes, sinon de style. Pour Les Huit Montagnes (Stock, 2017, déjà Anita Rochedy), il a reçu le prix Strega en Italie et le Médicis étranger en France. C’était une histoire de montagnes et de retour à la montagne, La Félicité du loup en est une aussi.

     

    Ce qui, d’emblée, séduit, c’est que ça ne raconte presque rien. À quarante ans, Fausto, qui se voit comme un écrivain, quitte Milan, sa femme et son ancienne vie, pour retrouver des lieux explorés et aimés dès l’enfance. À « Fontana Fredda », station imaginaire du Val d’Aoste, où existe réellement un col portant ce nom, il se fait embaucher comme cuisinier au « Festin de Babette », par Babette, laquelle a suivi, quelques années plus tôt, le même itinéraire que lui. Là, il rencontre Silvia et « tombe amoureux ». D’elle, ou des lieux ?... Après la fin de la saison de ski, Fausto cuisine pour les bûcherons et monte de temps en temps voir Silvia, qui travaille à présent dans un refuge (réel) du côté du (réel) mont Rose — bien plus haut. À la fin de l’été, elle retourne en ville, tandis que lui décide de racheter l’établissement que Babette est lasse de tenir.

     

    Question d’altitude

     

    Bref, c’est l’histoire d’un homme qui reprend un restaurant. Oui, mais en montagne. C’est elle le personnage principal. Ou peut-être est-ce l’altitude en tant que telle : quand Sofia… était animé par un mouvement horizontal, ici, les déplacements ont lieu de haut en bas, ou inversement, et les mètres d’élévation déterminent les états d’esprit et les comportements des hommes. « Un mois de plaine », ils se retrouvent déjà « à des milliers de kilomètres ». Pourtant, « la montagne ne signifie rien en soi, ce n’est qu’un tas de cailloux sur lequel l’eau coule et l’herbe pousse ». Elle est « chargé[e] des significations que nous lui avons données », mais « parfaitement indifférente aux rêves [des] êtres humains », dont elle n’est que le puissant aimant.

     

    Aussi ses paysages, quand ils nous sont décrits, portent-ils toujours les signes et les traces d’une action ou d’une intervention : « Les alpages étaient silencieux et déserts maintenant, les fosses à fumier vides, les baignoires renversées dans les prés ». Certes, la nuit, le glacier, « fluorescent », « capt[e] la lueur du ciel étoilé et la renv[oie] dans la nuit ». Mais c’est encore là une sorte de dynamique. Des blocs rocheux, ailleurs, « [ont] été charriés en aval » à moins qu’« un effondrement » les ait « fait rouler jusque-là ». « Les crêtes du mont Rose sembl[ent] avoir été taillées à coups d’épée ». On n’est jamais dans la contemplation statique et romantique. Si les odeurs jouent un grand rôle, c’est qu’elles renseignent sur des événements imminents ou en cours : « Au village, quelqu’un devait déjà être debout. Il sentit une odeur de feu, qui était une odeur d’homme… ». On est dans la tête du loup, le loup du titre, en proie à une permanente « intranquillité » et qui, toujours, va « chercher sa félicité ailleurs ». Ce roman si pauvre en action est une histoire en mouvement.

     

    « Du vent » et « de la neige »

     

    Si bien qu’il est à nouveau construit, même si, cette fois, la chronologie est respectée, sous forme de courts chapitres avec souples changements de point de vue. Ils ont pour titre : « Un soir de vent », « Le bois tombé », « Les cheveux »… Des titres de haïkus. Car Fausto également a changé de manière : avant, il écrivait « des histoires de couples », avec « des bières, des autoroutes, des stations-service, des cigarettes ». Maintenant, au cours de ses marches en montagne, « il tent[e] de mettre en mots ce qui l’entour[e] ». Silvia lui a offert un livre sur Hokusaï, il lui fait cadeau, en retour, d’un cahier qu’il a intitulé « Les Trente-Six Vues de Fontana Fredda ». On y trouve de « courts chapitres » qui parlent « d’un arbre frappé par la foudre », « d’une chute de neige tardive », « de coupe de bois en forêt »…

     

    Dans ses chapitres à lui, Cognetti, l’écrivain réel, pratique, comme dans les haïkus, une sorte de lyrisme factuel. Sur un sujet qui pouvait faire craindre bien des choses (emphase et communion, écologie et idéologie…), il bâtit un roman tout en émotion sèche, et sa montagne est une épure sur laquelle chacun peut rêver à son gré. De ce point de vue, les propos du Sherpa employé au refuge où travaille Silvia ont valeur de mise en abyme : « Qu’est-ce qu’il y a là-haut ? Du vent. Du vent ? Et de la neige. Mais encore ? Peut-être bien aussi du soleil. S’il n’y a pas de nuages ! »

     

    P. A.

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  • professionvoyages.comMarie-Claire Blais nous a quittés il y a quelques jours. C’était indéniablement une écrivaine intéressante et un personnage attachant. Cependant la considération même qui lui est due et la simple honnêteté intellectuelle m’interdisent de changer quoi que ce soit à cet article, écrit il y a plusieurs semaines…

     

    Comment ne pas s’approcher de ce livre avec un sentiment de respect mêlé de crainte ?... « Une héritière de Virginia Woolf », annonce le bandeau. Tandis que René de Ceccaty, dans sa préface, évoque Faulkner, Joyce et, à nouveau, Woolf, la sainte trinité de la modernité anglo-saxonne, c’est-à-dire, pour une part au moins, de la modernité tout court.

     

    Qui est Marie-Claire Blais ? Peut-être n’est-il pas tout à fait inutile de le rappeler, comme, d’ailleurs, s’y emploie justement la préface. Née en 1939, à Québec, dans un milieu ouvrier, elle est l’auteure, outre le théâtre, quelques essais et un peu de poésie, d’une vingtaine de romans depuis La Belle Bête (1959). Une saison dans la vie d’Emmanuelle, que le Seuil réédite cet automne dans la collection Points, a obtenu le prix Médicis en 1966. Et puis, il y a Soifs, cycle de dix romans dont la publication s’étale entre 1995 et 2018. « Un gyroscope narratif qui nous entraîne au cœur de l’existence humaine », « un auteur dont la voix fait trembler les fondations de la littérature actuelle », voilà ce qu’en dit la critique. Et à propos de Petites Cendres… : « une fresque littéraire comme "L’Enfer" de Dante ».

     

    Modernité ?

     

    Bigre. Mais ne soyons pas timide, et allons-y voir de plus près. Nous sommes sur une « île caribéenne » qui est peut-être Porto Rico, entre la fin de la nuit et la naissance du jour. Dans ce laps de temps distendu, le travesti Petites Cendres, personnage récurrent chez l’écrivaine canadienne, cherche à protéger Grégoire, un vieux Noir de mauvaise humeur, contre un policier blanc pas complètement raciste mais tout de même très énervé. S’énervera-t-il au point de tirer son pistolet de son étui ?... On verra. Cependant, de nombreux personnages passent, qu’on suit dans leurs déplacements : deux ivrognes ; un étudiant obèse fasciné par deux beaux jeunes gens, puis désespéré de les voir emportés par les courants lors d’une baignade imprudente ; Martin et Nathan violent leur copine Love sur la plage ; Philli et Lou attendent avec impatience le jour où, ayant échangé leurs sexes respectifs, ils pourront vivre leur amour ; Ève-Marie, qui a renoncé à la peinture et est devenue psychologue, apprend le suicide d’une de ses patientes. On passe de l’un à l’autre, dans ce qui apparaît comme un texte tressé, sur fond de trompette solitaire et, en permanence, de mer toute proche. Le paquebot Holland « illumin[e] la nuit de ses reflets luminescents ».

     

    Selon le dispositif habituel, paraît-il, à Marie-Claire Blais, les points sont rares et les paragraphes franchement absents, sans parler de chapitres. D’où, donc, le « lyrisme choral », et les grands noms cités plus haut. En réalité, on a affaire, plutôt qu’à du monologue intérieur, à des pensées rapportées tout bonnement au style indirect (« je les entendais bien, oui, pensait Petites Cendres », « c’étaient des agitateurs (…), pensait le policier blanc »). Et, contrairement, pour prendre un exemple en apparence comparable, aux Lionnes, de Lucy Ellmann (Seuil aussi, 2020, voir ici), où l’enchaînement par les mots et leurs sons donnait à entrevoir le fonctionnement même de la pensée, les coupes ici sont franches, sans ambiguïtés, glissements ni zones indécises. Si bien qu’il suffirait d’introduire des paragraphes et de mettre des points où il faut (chose impossible chez Joyce) pour avoir, mon Dieu, un type de narration qu’on pourrait considérer aujourd’hui comme assez classique. Avec une écriture par ailleurs volontairement plate, et un français souvent quelque peu approximatif (« les gamins méritaient (…) une longue sentence, pensait le policier blanc, exacerbé » ; « comme si elle ne l’eût pas miraculée de ses soins »…).

     

    Actualité

     

    Voilà pour la modernité. Mais attention : si « Marie-Claire Blais inscrit son œuvre dans une tradition expérimentale », elle « s’est toujours attachée à témoigner réalistement du monde contemporain », indique René de Ceccaty. Tournons-nous donc de ce côté-là. Voyons, voyons… : un travesti en butte à l’intolérance ; un Noir menacé par un policier blanc ; deux adolescents transgenres ; une personne persécutée car en surpoids ; deux Américains blancs violant une jeune fille d’origine vietnamienne ; et un ancien soldat retour d’Afghanistan, des néonazis, une bourgeoise mariée qui peine à s’engager mais aime la peinture de Käthe Kollwitz… Dans ce catalogue des figures obligées de la bonne conscience contemporaine, le plus original est, avouons-le, le policier, partagé entre le ressentiment (« on ne peut toujours vous accorder toute la pitié ») et le refus de céder à la violence. Ce qui fait, au moins, une contradiction.

     

    À la fin, Petites Cendres se réjouit d’avoir « agi comme un homme », formulation un peu curieuse, et dans les ténèbres brille un message d’espoir qu’on avait bien perçu mais qui sera quand même proclamé explicitement : « le monde est neuf, dit Lou, oui, mais nous sommes en colère, dit Philli ». Nous, lecteurs, sommes plutôt rassurés. Il n’y avait pas de raison d’avoir peur. Marie-Claire Blais n’est, on l’a vu, pas si terriblement moderne. En revanche, elle est actuelle, ça, oui. Si actuelle. Trop actuelle.

     

    P. A.

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  • www.voyageursdumonde.frNé en 1947, il a publié son premier roman en 1996. Un écrivain tardif, comme on dit. Ou plutôt un romancier tardif. Car s’il était jusqu’à présent, en France, connu surtout comme tel, Tim Gautreaux est aussi l’auteur de nombreuses nouvelles, parues dans des revues ou sous forme de recueils. Ce volume-ci, publié aux États-Unis en 2017, prétend rassembler « le meilleur » de sa production dans ce domaine.

     

    21 récits. 500 pages… Ce serait pourtant une erreur de ne les lire que partiellement et au hasard. À les découvrir tous dans l’ordre où ils se succèdent, on verra se déplier et prendre consistance un univers. Avec sa cohérence, d’abord, géographique. La plupart du temps, nous sommes dans cette Louisiane où Tim Gautreaux est né et où il vit. On s’y appelle Robichaux, LeBlanc, Placevent, Barilleaux, et on émaille sa conversation de mots français. On habite à « Prairie Amère », à « Grand Crapaud », à… « Coconut Bayou ». Il fait chaud, mais pas tout le temps — quelquefois, « on se les gè[le] tellement (…) qu’on ent[end] les cannes à sucre éclater dans les champs comme des pétards ». Il y a quand même des marais, des serpents, des rizières. Et beaucoup de coins perdus (« pour l’essentiel, des mauvaises herbes et des fleurs des champs avec un chêne vert par-ci par-là »).

     

    Tatouages et encombrements

     

    C’est dire que la cohérence est aussi d’ordre socio-économique. Les personnages dont nous faisons la connaissance ont volontiers la cinquantaine, ils portent « un jean à trois coutures surpiquées et une épaisse chemise du même tissu dont les manches [sont] coupées aux aisselles », et exhibent, parfois, « des crabes et des scorpions tatoués sur le cou et les bras ». Ils sont chauffagiste, exterminateur d’insectes, ouvrier dans une usine d’assemblage de camions, ferrailleur…

     

    Aucun misérabilisme cependant dans ces histoires qui usent du franc comique plus souvent que de l’humour noir, et où s’impose souvent une forme d’optimisme discret. Par-delà la diversité des tons, on y repère peu à peu des thématiques et des structures récurrentes. Il y a les variantes de l’arroseur arrosé, comme Idoles, où Julian exploite honteusement le pauvre Obie, censé remettre en état une maison qui, lorsque l’esclave se sera décidé à prendre la fuite, s’écroulera sur le maître. Ou Mauvais sang, qui se terminera mal pour Andy, lequel avait enlevé et fait travailler pour lui un vieillard frappé d’Alzheimer en lui faisant croire qu’il était son fils. Ceux-là sont coincés dans leur incapacité à sortir d’eux-mêmes et d’une existence figée une fois pour toutes. Mais il n’y a pas qu’eux. Vieilles maisons, vieux camions, collections de jouets anciens, les objets, qui jouent ici un grand rôle, symbolisent fréquemment l’empêchement à changer et à s’ouvrir à autrui. Nous suivons alors le cheminement du héros (souvent masculin) vers la décision, enfin devenue possible, de faire le vide. Le plus bel exemple étant, dans ce domaine, Signaux, où l’on voit Talis Kimita fracasser le tuner qu’il traînait avec lui depuis Riga, et voir aussitôt celle qui venait de le réparer accepter de passer la soirée avec lui.

     

    Signaux et lumière

     

    Signals, c’est justement le titre original de ce recueil où les postes de radio abondent. Le prière-d’insérer ne paraît guère sensible aux connotations qu’il suggère : soulignant que Gautreaux est surnommé le « Conrad des bayous », il évoque aussi à son propos Carver. Mais alors que celui-ci peint l’absurdité de vies marquées par une forme essentielle d’échec, plus on avance dans le livre de l’écrivain cajun, plus on a le sentiment, malgré les obsessions suicidaires, malgré la pauvreté et l’égoïsme, de s’acheminer vers la lumière que mentionne le titre français. Ce n’est pas un hasard si on croise en chemin plusieurs prêtres. Oh, pas toujours très catholiques, occasionnellement portés sur le cognac ! N’empêche : la figure dominante de ces nouvelles, c’est le sauveur.

     

    Il est parfois aussi un sauveteur, tel Wayne, employé par le casino Qui perd gagne à repêcher ceux qui, désespérés d’avoir tout perdu, se jettent dans le Mississippi ; ou tels certains policiers, très au rebours des stéréotypes habituels. Il arrive que ces sauveteurs ou ces sauveurs échouent, ainsi le « chauffagiste », qui ne sera pas allé assez loin dans la générosité. Mais fréquemment il éussissent, comme le père Ledet, le curé alcoolique, ou comme « l’accordeur de pianos », lequel, au prix de quelques catastrophes (il y a beaucoup de maisons qui s’écroulent, chez Gautreaux), sauvera de la dépression l'altière Michelle Placevent (« Qu’est-ce que je fais ici ? […] Je suis une Placevent »).

     

    Ces personnages-là sont attentifs aux signaux de détresse émis par les autres. Attentifs aussi à ce que nous cache la lumière. C’est-à-dire à la vérité des êtres, comme le montre la nouvelle qui porte ce beau titre, et où la femme de Joe, parti se soigner dans le désert du Nouveau Mexique, lui déclare en le retrouvant : « Quand tu es parti, j’ai commencé à te voir ». La lumière cependant se cache avant tout elle-même : ce n’est jamais elle qu’on voit, ce sont les choses où elle se reflète. Alors qu’elle est partout. Il suffit de savoir regarder pour s’en convaincre. Loin des chemins tout tracés, hors des voies express de la littérature courante, les récits de Tim Gautreaux célèbrent, à tout point de vue, un art du regard.

     

    P. A.

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