• www.lejournalinternational.infoÇa peut se lire comme un roman d’espionnage. Et tous les romans d’espionnage obéissent à la logique de l’oignon ou, si l’on préfère, des poupées russes, un faux-semblant en dissimulant un autre jusqu’au dévoilement final. Le problème, avec les romans d’espionnage, c’est qu’il est quasi impossible de les résumer, sauf à vendre, si j’ose dire, la mèche de tous ces faux-semblants. L’autre problème, c’est que dans leurs poupées emboîtées ou leurs oignons, au rebours des vrais, la couche la plus enfouie est aussi la plus étendue, celle qui enveloppe et explique tout.

     

    Mystères et ficelles

     

    Inversons le sens de la lecture, partons de cette couche ultime — ça aidera peut-être aussi à ne pas trop en dire. En haut, donc, ou, si l’on préfère, au fond, décryptant tout avec une minutie parfois un peu longuette dans la distillation de chaque détail, on a l’histoire d’un écrivain qui a un ami libraire d’origine marocaine. Ce dernier s’est vu remettre par un messager inconnu un manuscrit et de l’argent, avec mission, en échange, de le faire lire par un professionnel dans les vingt-quatre heures. Après l’avoir lu lui-même, il le remet à l’écrivain, premier narrateur, anonyme, qui passe vite de : « Que de métaphores, de prose exaltée » à : « Il me reste encore trente ou quarante pages. Ne me raconte pas ». Ce n’est qu’à la fin de sa lecture qu’il comprendra que l’histoire d’amitié, de trahison et d’agents doubles qu’il vient de découvrir a des prolongements (inattendus et urgents) dans l’actualité la plus immédiate. Et que les mots soulignés dans le mystérieux manuscrit faisaient sens.

     

    Ce dernier niveau est, si l’on veut, le plus brillant d’un roman qui joue sans cesse avec l’idée de roman, jusque dans les Remerciements, où il prétend être inspiré par une figure historique réelle. C’est aussi, incontestablement, le moment le plus captivant de la fiction (?). Mais peut-être pas le plus intéressant.

     

    Le niveau intermédiaire se situe dans le roman (?) enchâssé, lequel se présente comme l’autobiographie du capitaine Carvajal. On y découvre comment il est « mort » (« Ma voix a été étouffée, ma vie a pris fin »), on découvre aussi pourquoi, et qui tirait les ficelles dans le grand jeu auquel participait cet agent du renseignement militaire espagnol sous Franco. Il s’agissait, je ne dévoile rien d’essentiel, d’un groupe occulte aux intérêts puissants, lequel manipulait tous les gouvernements, tous les mouvements de libération, et, surtout, « les Arabes ». Ce niveau 2, qui fleure le complotisme, est le moins exaltant, mais pas le plus important.

     

    Le sens, en somme

     

    Reste la première couche, inférieure, celle qui constitue la plus grande partie du livre. On y apprend pourquoi Angel Carvajal est entré dans la Phalange (« J’étais catholique et j’aimais ma patrie »), puis, dans l’armée. Comment, après la guerre civile, il a été intégré par son ami Elias Roca, ancien phalangiste lui aussi, aux services de renseignement militaires en Afrique du Nord. Dans quelles circonstances il s’est retrouvé « consul adjoint » à Casablanca, à Fès, à Alger au bord de l’explosion. Le Maroc devient indépendant, la France se retire de son côté, l’Espagne du sien, c’est la fin du « protectorat ». Angel reste là, cependant. Il rencontre l’amour, se marie, devient père. Il écoute des informateurs, lit des rapports. Car la lecture est le grand thème qui relie les trois niveaux : lecture clairvoyante ou naïve — des rapports, du manuscrit énigmatique, des passages qui s’y trouvent soulignés. Lecture, aussi, des présages et des signes, car l’atmosphère autour d’Angel devient de plus en plus inquiétante, jusqu’à la tragédie finale et à sa mort (voir ci-dessus).

     

    C’est ce niveau apparemment superficiel qui fait peut-être le principal intérêt du livre de José Carlos Somoza, psychanalyste, auteur d’une quinzaine de romans, expert en leurres. C’est peut-être dans l’évidence faussement trompeuse de ce récit d’une prétendue illusion qu’il faut chercher le vrai sens derrière (ou devant ?) les faux-semblants de la construction virtuose… Peu ou pas d’événements, ici : le plus considérable, la guerre civile, est superbement contourné ; à peine une rafale de mitraillette et une explosion par ailleurs. Quoi, alors ? La vie quotidienne, les signes, les rêves, les indices qui ne conduisent à rien de bien défini. Des conversations dans des voitures arrêtées. Une atmosphère, si l’on veut, terne exprès, où le fil du récit semble se perdre, dans un Maroc qui tient du Désert des Tartares.

     

    Ce qui va bien avec le personnage d’Angel. Ce héros paradoxal est un phalangiste modéré, oxymore qui suffit à l’installer dans une forme singulière d’indécision. Il fuit les extrêmes (« J’avais beau le chercher en moi, le combustible [pour attiser « la haine »] (…) ne produisait que deux ou trois étincelles »). Après l’autre guerre, la mondiale, il constate qu’il avait raison : « Avant (…), il y avait des idéologies. Maintenant il n’y a plus que des obstacles ».

     

    « Le nouveau monde n’[est] pas fait d’extrêmes mais d’un point intermédiaire grisâtre, comploteur ». On en saura plus en fin de compte sur le complot, cependant ses enjeux, qui restent flous, importent assez peu. Ce que dit le cœur du livre, c’est bien la zone « grisâtre » laissée par l’effondrement des idéologies, des oppositions binaires… du sens, en somme. Et ce livre qui, comme son écrivain-narrateur, « croi[t] aux mots » dit aussi le roman après ce retrait du sens : action vaine, mélancolie, désespoir discret. Élégante ironie des fausses révélations.

     

    P. A.

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  • blog.amica-travel.comOn l’avait laissé dans un camp de rééducation, en train d’écrire sa confession à la demande des autorités. Il y racontait comment, membre de la police secrète sud-vietnamienne travaillant en réalité pour le Nord, il avait, à la chute de Saigon, sur ordre, fui aux États-Unis pour y espionner le milieu émigré. Mission qui l’avait amené à commettre quelques assassinats, puis à rentrer clandestinement au pays malgré lui, avec une « armée de libération » aussitôt neutralisée — d’où, malgré les services rendus, le camp.

     

    Tout cela constituait le sujet du Sympathisant (1), prix Pulitzer 2016. Deux ans plus tard paraissait Les Réfugiés (2), recueil de nouvelles évoquant la vie en Amérique des exilés vietnamiens. Et, aujourd’hui, donc, revoici le héros anonyme de Viet Thanh Nguyen, dans un roman dont le titre anglais, The Committed, signifie quelque chose comme l’homme engagé. À présent, ce héros porte un nom, Vo Danh, qui veut justement dire anonyme. Mais il est de nouveau en train d’écrire une confession (« Merci, Jean-Jacques ! Tu m’as donné l’envie d’être fidèle à moi-même, car bien qu’étant un bâtard méprisable, j’ai été un bâtard méprisable à nul autre pareil »).

     

    Agent double et frères de sang

     

    Il a échangé le camp contre une clinique de luxe, où l’ont mené bien des péripéties, qui font l’objet de son récit. Réfugié, après sa libération et sa fuite, avec Bon, son « frère de sang » anticommuniste et naïf, en France plutôt qu’aux États-Unis devenus trop dangereux, il est recueilli par la « tante » parisienne à qui il a longtemps fait parvenir des messages cryptés. Cette éditrice bien introduite et toujours communiste le met en contact avec le milieu intellectuel et la gauche caviar des années 1980. En parallèle, les deux exilés reprennent langue avec le « boss », truand chinois connu au camp. De la rencontre de ces deux univers, notre héros lettré va faire une source de profit en vendant aux uns la drogue fournie par l’autre. Entrant ainsi en concurrence avec Saïd et sa bande, anciens colonisés eux aussi, quoique issus d’horizons différents. Cependant, venu du Vietnam, Man, le troisième « frère de sang », ancien recruteur, supérieur, puis bourreau après le désastreux retour au pays natal, arrive à Paris.

     

    Que résultera-t-il de la rencontre finale entre les trois anciens condisciples qui s’étaient juré fidélité au lycée de Saigon ? Théoriquement, nous le savons, celui qui nous parle nous l’ayant annoncé dès la première page : « Quelle étrange situation, d’être mort tout en rédigeant ces lignes dans ma petite chambre du Paradis »… Peut-on cependant le croire ? Oui et non, une double fin laissant ouvertes au moins ces deux possibilités. Car tout est double, ici. Le motif qui était déjà celui du Sympathisant est repris et fouillé avec un acharnement qui ne laisse pas d’impressionner. Tout, à commencer par le héros-narrateur, « bâtard » né d’une paysanne vietnamienne et d’un prêtre missionnaire français, agent double toujours double, régulièrement visité par les fantômes de ceux qu’il a tués, en proie à la culpabilité et à la honte, qui vont « tellement bien ensemble, comme le gin et le tonic, comme la civilisation et la colonisation… ».

     

    Pistolets, excréments, métaphysique

     

    Cet « homme aux deux esprits », capable de « voir n’importe quel sujet des deux côtés » contamine toute la fiction : personnages (Bon/Man, le boss/Saïd), situations, répétées et inversées dans un miroitement général. Mais il y a plus. Le dédoublement est au principe même d’un roman qui, tout en oscillant entre satire sociale et thriller trépidant, transgresse plus d’une fois les limites de l’essai, tant le discours y phagocyte sans cesse le récit. Discours politique, évidemment (« Le maître chantait liberté, égalité, fraternité pendant que son peuple asservissait le peuple de l’élève »). Mais pas seulement, ni même essentiellement, comme l’attestent les multiples références littéraires et théoriques, où Sartre et Kristeva voisinent avec Fanon. Le « psychanalyste maoïste » qui finit par prendre en charge le narrateur le lui dit bien : son problème est « philosophique ». Et, de fait, notre homme en viendra pour finir à une mystique du néant bien orientale : « Rien n’est sacré, et le rien est partout, comme Dieu, dont le rien n’est qu’un autre nom ».

     

    C’est l’originalité de ce très singulier polar que l’enthousiasme avec lequel il mêle aux coups de pistolet, aux séances de torture et aux récits d’orgies une véritable passion pour la parenthèse psycho-métaphysique déjantée. Ce pourrait aussi devenir sa faiblesse, s’il n’y avait l’écriture, répétitive et incantatoire, mêlée d’ironie noire et de digressions scatologiques (une étrange obsession fécale plane sur ce texte). Écriture à tout bout de champ mise en scène et en abyme, ne serait-ce que par les titres donnés aux différentes parties du roman : 1) Moi, 2) Moi-même, 3) Je, 4) Vous, Épilogue, Tu.

     

    Je vous entends le penser : oui, il en fait beaucoup. Dans la longueur (plus de 400 pages), la violence, la truculence, la dialectique. C’est indéniable : le charme et la réussite, ici, sont dans l’excès. Amateurs de sobriété et d’ellipses, passez votre chemin. Bienvenue aux autres.

     

    P. A.

     

    (1) Traduction française Clément Baude, Belfond, 2017, voir ici

    (2) Même traducteur et même éditeur, 2019, voir ici

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  • l-express.ca.Flaubert donnait en son temps le coup d’envoi d’une certaine modernité avec L’Éducation sentimentale, roman d’éducation où l’on ne s’éduque à rien, où l’on ne s’achemine vers rien sauf des regrets toujours déjà là dès le début. Eduardo Mendoza, qui a décidé, paraît-il, d’écrire ses Mémoires sous forme de trilogie romanesque, suit, pour l’instant, l’exemple de l’ermite de Croisset, dans un premier volume jamais décevant mais de bout en bout déceptif. Et qui fait, sans doute justement pour cela, le portrait de toute une époque.

     

    Faux picaro

     

    Comme Mendoza, Rufo Batalla, le narrateur, est né dans une famille de la moyenne bourgeoisie barcelonaise. Comme lui, il a grandi, est devenu adolescent, puis jeune homme, sous le franquisme finissant. Comme lui encore, il fuit Barcelone pour New York, où Mendoza a été traducteur à l’ONU tandis que son héros sera, quant à lui, employé dans d’obscurs services commerciaux dépendant de l’ambassade d’Espagne. Le livre se place cependant clairement du côté du roman. Picaresque, naturellement… Tout, au départ, promet l’aventure : en Espagne, Rufo, journaliste dans un magazine spécialiste des têtes couronnées, rencontre « le roi » du titre, qui n’est pas roi, mais prince en exil d’une Livonie plus fantaisiste qu’historique, et incluse pour le moment dans l’URSS. L’homme est pourtant bien décidé à monter sur le trône un jour, et la soirée où il semble se prendre d’amitié pour le personnage principal paraît donc annoncer une intrigue politique et d’espionnage, compliquée par la liaison que celui-ci a entamée avec la « reine », une certaine Monica, dont il ignorait l’illustre destin. À travers voyages, péripéties, rencontres de figures multiples appartenant à tous les milieux, on peut donc raisonnablement s’attendre à ce que notre jeune héros gravisse la fameuse échelle sociale.

     

    Sauf qu’on ne reverra qu’à peine le prince, que rien de spectaculaire n’arrivera au narrateur, et qu’à New York même ses seules vraies aventures seront d’ordre climatique, d’ouragans en chutes de neige contemplées à travers les vitres d’un appartement quelque peu sinistre. Un faux roman d’éducation, donc. Mais tout est en trompe-l’œil dans ce récit faussement nonchalant, constamment malicieux, plein de pistes qui tournent court, de détails essentiels annoncés après coup comme en passant, où tout commence et tout finit par un pastiche : article consacré à un mariage aristocratique dès la première page, long récit historique et ironique des origines de la Livonie à la fin.

     

    « … à l’écart »

     

    Une manière d’indiquer l’ancrage dans une époque où l’actualité fait l’Histoire. Autour de Rufo, tout bouge : les échos de Mai 68 atteignent une Espagne encore somnolente, « comme le brouhaha d’une réunion à laquelle on n’a pas été invité » ; la Tchécoslovaquie s’agite ; les Beatles se séparent ; le scandale du Watergate grossit ; Carrero Blanco saute ; Andy Warhol s’impose et les gays s’émancipent… « Le temps passait, les choses qui m’entouraient touchaient à leur fin et, si je ne réagissais pas rapidement, ma vie aussi passerait comme elle avait été depuis le début : immobile, sombre et désespérée ». Ainsi s’exprime Rufo. Les femmes se succèdent près de lui : Claudia, Monica, Valentina… Il les quitte quand elles l’aiment ; quand c’est lui qui voudrait les retenir, elles s’esquivent. Non sans avoir brossé de lui des portraits privés d’indulgence : « Tu es égoïste et tu n’as même pas le courage de l’être ouvertement. Cela te rend menteur et faux, envers les autres et envers toi-même » ; « Un travail sans avenir et une relation sentimentale sans avenir, l’idéal pour se contenter de vivoter en attendant qu’il se passe quelque chose ou que je ne sais quoi décide à ta place ». Mais lui-même est sans illusions : « Mon appartement était vide, le frigo était vide, mon séjour à New York, mon travail, mes amitiés et ma vie sentimentale me semblaient un simple hologramme projeté dans le vide ».

     

    Lui qui, de passage à Prague, « [s’]imagin[ait] protagoniste d’un roman d’espionnage »… Lui qui, dans une soirée, adopte vis-à-vis d’une jeune femme la stratégie du « prince André avec Natacha » ! Mais ce personnage à l’imaginaire si littéraire est peut-être, du fait même de sa position « à l’écart » (derniers mots du livre), le meilleur des spectateurs, des auditeurs, et, surtout, des narrateurs. On discute de tout, dans ce roman : de politique, « de liberté, de pouvoir et de démocratie », comme le dit la quatrième de couverture, mais aussi de religion, d’art, de relations entre les sexes… Toujours sur fond de scepticisme, mais entre personnages souvent déjantés et dans des dialogues volontiers désopilants. Comme le sont les récits de fêtes, les innombrables anecdotes, les incidents de la vie de bureau. Ce livre de l’impuissance et de la vanité des choses n’est jamais ennuyeux ni vain. Au contraire, il se laisse dévorer en riant — c’est son tour de force.

     

    Que reste-t-il, quand l’enthousiasme est mort avec les illusions, que le désir hésite, et que les grandes idées révèlent leur substance friable ?... L’art de conter.

     

    P. A.

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  • www.renodepot.comRésumons-nous. Alice, fille d’une mère droguée disparue à 20 ans, a été élevée par une grand-mère négligente et un grand-père incestueux. À 15 ans, de premières crises ont marqué le début d’un « trouble dissociatif de l’identité », conséquence des abus subis dans son enfance. Soignée, remise, croit-on, elle rencontre Guy, qui, en toute connaissance de cause, l’épouse. Grand amour réciproque. Pourtant, tout recommence : madame Morin, femme de Guy, et bientôt la mère de trois enfants, devient, à chaque rechute, alternativement Alice (elle-même quand elle était petite fille), Émile (le grand-père), Betty (une femme facile), Jasmine (une infirmière sérieuse). Le réel docteur C., psychiatre, s’active. Il croit enfin avoir réussi. Est-ce vraiment le cas ?

     

    Jeu de piste

     

    Je n’en dirai pas plus. D’ailleurs, j’en ai sans doute déjà trop dit. Mais il le fallait, pour mettre en évidence ce qu’il y a de plus intéressant dans le roman de Vinciane Moeschler : la construction, ou peut-être faudrait-il dire la déconstruction que, mimant les symptômes dont souffre l’héroïne, l’auteure fait subir à son histoire. Première partie : Je. Alice, à la première personne, y raconte ses premières crises. La deuxième partie, Et les autres, est composée de monologues où, des années plus tard, prennent la parole tantôt madame Morin, tantôt ses doubles (ses « alters », pour parler comme C.). Il faut un certain temps au lecteur pour comprendre le phénomène et ses causes, pour se repérer dans les divers locuteurs, pour écarter les fausses pistes, dont certaines sont de vraies pistes (une maison près de la forêt, des chasseurs, le fusil du mari, suspect un temps de double vie…). Fausses ou vraies pistes qu’il faudra apprendre à distinguer des authentiques indices (la femme de Guy collectionne les poupées, bannit les miroirs, refuse de se faire prendre en photo).

     

    3) Le mari, monologue de Guy Morin. C’est le moment de la mise au clair. Retour en arrière jusqu’à la rencontre et au mariage, qui nous ramènera là où on avait laissé madame Morin à la fin de 2. Le docteur C., au passage, commente et explique, comme un psy chez Hitchcock (« Se dissocier, c’est perdre conscience, en mettant à la place des mécanismes de protection, suite à [sic] un vécu traumatique »). Suivent les parties 4) Les fils et 5) Lou — c’est la fille. Les susdits s’expriment pour le coup de théâtre final (je ne dirai rien) et l’épilogue.

     

    « Petite chose broyée »

     

    C’est le meilleur du livre, ce jeu de piste dans un labyrinthe tapissé de miroirs, dont chacun renvoie à tous les autres en un complexe jeu d’éclats. Bel écrin. Seulement c’est toujours pareil avec les écrins, tout dépend de ce qu’on y met. Ce que Vinciane Moeschler, éblouie par son propre sujet, qui lui semble sans doute suffisamment passionnant en lui-même, met dans celui-ci, c’est quelque chose de passablement mélodramatique et somme toute d’assez convenu. Voici un grand-père ancien mineur, qui s’appelle Émile, un mari courtier en assurances, la province, une maison « plutôt coquette », avec « un nain [qui] tient une lanterne » et « un petit écureuil en fer forgé », bref, tout ce qu’il faut. Notre romancière, qui est également auteure de théâtre, fait entendre uniquement des voix. Procédé tout à fait adapté à son sujet (encore) mais dont elle s’autorise pour user d’une écriture qui hésite entre « Alors que je te pensais apaisée, je constate (…) que tu es à nouveau sujette à un malaise » et « Putain ce que la vie fait mal ». Sans parler de : « J’ai baissé la garde, pas les bras », ou de : « Petite chose broyée, qui es-tu ? » Le tout avec retour incessant à la ligne, on ne sait pas trop pourquoi, poésie ou image du chaos intérieur, probablement.

     

    Tout cela, au total, ressemble fort à une affaire de gens simples et vivant en périphérie, tels que se les représente une habitante éclairée de la grand-ville. Que Vinciane Moeschler anime des ateliers d’écriture en structure psychiatrique, dont elle a pu éventuellement s’inspirer, n’y change évidemment rien. Même les « alters » de madame Morin, produits par elle, ne peuvent selon toute apparence être, eux aussi, que des clichés.

     

    Je suis injuste. Dans la dernière partie s’esquisse une vraie réflexion sur folie et normalité, vérité et illusion, voire dissociation et art. Mais c’est dans la dernière partie, et une esquisse… Pour l’essentiel, qu’avons-nous là, en fin de compte ? En l’absence de toute contextualisation, familiale, sociale, historique (pour une fois que ç’aurait été utile !), reste l’histoire d’un cas. Ça n’est jamais tout à fait sans intérêt, les cas, bien sûr…

     

    P. A.

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  • www.atelier-mascarade.comDès le titre, on pense à Genet, forcément… Et c’est bien, à première vue, une histoire de bonne. Ici, il n’y en a qu’une. C’est la narratrice, elle s’appelle peut-être Céleste, mais peut-être aussi n’est-ce qu’un « surnom ». Elle vit avec Madame, une ancienne pianiste, dont on ne saura pas non plus comment elle se nomme, dans un appartement bourgeois. Elle lui fait la cuisine, la sert.

     

    De Duranty à Mirbeau puis, donc, à Genet, on en a beaucoup lu, des histoires de bonnes : exploitation, fascination, amour/haine ; dialectique du maître et de l’esclave conduisant à l’affaiblissement de la patronne et à la revanche de la servante… On a tout cela, dans Madame, et aussi la mise en scène obligée du quotidien — objets, recettes de cuisine ; voisines, concierge, personnages familiers. Ainsi deux amies, qui forment avec Madame « un trio de vieilles juives (…), survivantes du grand massacre » ; des escrocs divers ; monsieur Paul, amant occasionnel de « Céleste », tout droit sorti, comme son nom l’indique, d’un roman de Calet. Ces figures passent et disparaissent, comme dans un rêve.

     

    Trou noir

     

    Car on est très loin du naturalisme. Et, même si la quatrième de couverture parle d’« émancipation », Madame n’est pas non plus le récit d’une prise de pouvoir. Madame, qu’est-ce que c’est ? À quoi est due l’étrangeté qui baigne ce texte et en fait un objet troublant, voire dérangeant ? D’abord, à l’absence d’arrière-plan. Je dis l’absence et non le manque. Qui est Madame ? Est-elle vraiment d’origine roumaine ? son jeune frère, Ilia, a-t-il disparu pendant le « grand massacre » ? Y a-t-elle survécu cachée dans un placard, puis abritée dans un pensionnat où elle aurait eu comme compagne une certaine Violette, qui aurait raconté plus tard leur histoire dans un roman ? Qui est la prétendue Céleste ? « C’est comme si j’étais née depuis peu, comme si j’avais toujours vécu dans ce grand appartement et dans cette servitude », dit-elle. Pourquoi est-elle là, logée, nourrie, mais pas payée ? Quels sont les rapports qui la lient à Madame, ceux qui la liaient à Monsieur ? Qui était Monsieur ?

     

    « Si ma mémoire, m’aidait », dit Céleste. « Mais je ne trouve rien qu’un grand trou noir »… Tout l’édifice de la fiction repose sur ce gouffre, d’où, peu à peu, remontent des bribes. La narratrice diminuant « le traitement qui [lui] ôte la mémoire tout en [l’]aidant à tenir », « des images surgissent » : « des visions de cendres voletant, de corps sans sépulture (…), de corps brûlés » ; « des paysages, des odeurs ; le « souvenir d’une erreur (…), une grave erreur » ; un document signé jadis, une « donation », une « spoliation à laquelle [elle] aurait consenti »… À mesure que la mémoire revient, fragmentaire, à la bonne, l’état de Madame se dégrade ; celui de l’appartement aussi, envahi par les punaises de lit et les sacs-poubelle, qu’on ne jette plus. Cette évolution est très lente, presque insensible. 400 pages d’événements minuscules, on est quand même un peu effaré, on se demande si 200 n’auraient pas suffi. Mais est-ce que 200 auraient suffi ? Peut-être la longueur était-elle nécessaire à ce ressassement quasiment hypnotique, traversé souvent par un bizarre humour, et porté par une langue d’une rigueur et d’une précision hallucinées.

     

    La voix de Céleste

     

    La langue de Céleste : « Allez savoir pourquoi, je notais tout cela (…) en moi-même et parfois sur des feuilles arrachées aux carnets de Madame ». Mais « on ne sait pas toujours quelle voix prendre », on hésite, on « titube » entre « la voix d’en haut et celle d’en bas ». « J’ai décidé de ne pas décider », conclut celle qui parle, et porte, à force de grossissements, les détails les plus triviaux à un niveau autant dire métaphysique.

     

    Elle se raconte des histoires, aussi. L’histoire de Madame. Son histoire avec Madame. Et des histoires qu’elle invente : « J’essaie d’imaginer ma peau toute recouverte d’un rude poil noir. Parfois, je me donne une toison de lion, ou des ocelles de léopard » ; « Je suis tentée, parfois, de porter à ma vulve la trompe puissante [de l’aspirateur], histoire de me ramoner, en quelque sorte, les intérieurs »… Et autres curieuses rêveries, qui, de temps à autre, s’incarnent dans des visions. Monsieur (mais est-ce bien lui ?) paraît, alors, assis, en train d’écrire, à « la table blanche ».

     

    Souvenirs peut-être fantasmés, fantasmes, théâtre dérisoire des jours qui se succèdent tissent ainsi une formidable excroissance langagière surgie d’un fond sans cesse désigné, jamais nommé. Peut-être est-ce, comme le suggère encore la quatrième de couverture, la Shoah, dont l’écho ébranle et parcourt tout le livre. En tout cas, ce fond silencieux est le vrai sujet du roman de Gisèle Berkman. Sa présence muette l’irradie tout entier, et lui confère sans doute son singulier pouvoir de fascination.

     

    P. A.

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