• commerces-immarcescibles.blogspot.comÇa faisait un moment qu’on la sentait tourner autour d’un tel livre… En 2013, dans La Tête haute (1), Emmanuelle Lambert déguisait en roman la vie de Betty, sa grand-mère maternelle. En 2019, dans son bel essai, Giono, furioso (2), parlant du père de l’écrivain provençal, elle évoquait fugitivement les moments passés à l’hôpital au chevet de son propre géniteur, en route vers la mort. Elle le rappelle dans ce livre-ci, où ce père et cette mort occupent la place centrale.

     

    L’âne, la mangouste et les institutrices

     

    Ce livre-ci. Mais quelle sorte de livre ? Ni un roman ni un essai. Un portrait ? « Je serais bien en peine de faire un portrait de mon père sans penser qu’il est faux (…). Même ce "il", qui présuppose une unité, est une fiction ». Un tombeau, comme au XVIIe siècle ? Il est question de tellement d’autres personnes, à part le père : de Betty, qu’on retrouve, de Dina, l’autre grand-mère, de la mère et des femmes lumineuses de sa famille, du romanesque grand-père paternel, qui fut trapéziste et musicien…

     

    Alors, un récit d’enfance ? Pas seulement non plus, même si l’on y parle des dimanches qui s’écoulent « dans l’appréhension du lendemain et la grisaille passée au chaud du temps qui s’étire », de L’Empire contre-attaque et de « l’odeur alcoolisée et saturée du mélange de parfums divers » qui régnait dans le magasin Aux Dames de France. En fait, Emmanuelle Lambert reste fidèle à ce qui est décidément sa manière : pas de côté, ruptures, fragments accumulés. Une manière qui convient à son sens de la scène, du détail, comme à son goût pour la lumière et les couleurs. Et qui, surtout, rejoint ici le fonctionnement de la mémoire, où l’âne de la comtesse de Ségur, « la mangouste de Kipling », « les rollers », « le chien, les institutrices, les tortues, les fleurs » coexistent « en stricte équivalence ».

     

    « La vie qui passe, ça coûte… »

     

    Il y a, bien sûr, un fil conducteur : du dimanche au vendredi, les six jours qui vont de l’arrêt des traitements à l’issue fatale. Ils sont rythmés par les heures dans la chambre, à suivre le travail de la mort (« C’est que, la vie qui passe, ça coûte. Qu’elle surgisse ou qu’elle se retire, ça traverse la viande et les os »). Mais ce récit d’un acheminement vers la fin est coupé de retours en arrière, d’éclats du passé, juxtaposés selon le principe de l’association libre. Travail de la mort et travail de la mémoire avancent de conserve, et, peu à peu, la narratrice construit, ou fait construire à son lecteur, un édifice subtilement composite. On y voit se dessiner, à coups d’instantanés précis, une image, malgré tout, du père. Pas plus qu’elle ne cherchait à rendre Giono sympathique, Emmanuelle Lambert n’atténue les contradictions de cet informaticien « fou de seience-fiction, de rock et de jeu d’échecs », boulimique de lecture, « ersatz agité de John Lennon », chaleureux et enthousiaste mais capable aussi « de promesses trahies et de mots durs » lors de sa séparation d’avec la mère. Laquelle est très présente, comme tant d’autres figures, dont certaines évoquées plus haut. Et ce sont également les images de plusieurs époques qui surgissent, dans ce texte où se superposent les plans familial, historique et individuel.

     

    Dans cet ordre. Car celle qui parle se voit comme le produit de multiples environnements croisés, dont chacun change à son propre rythme. Si c’était un autoportrait, ce serait un autoportrait en mouvement : une femme advient progressivement, qui fut d’abord « le garçon de [son] père », chargé de « vivre avec lui l’envers heureux de son enfance » délaissée, avant d’accéder, au contact des femmes qui l’entouraient aussi, à une « colère » qui se transformera en « programme ». Évolution résumée par une belle formule presque finale : « Savoir qu’il m’avait toujours aimée, à sa manière brouillonne et généreuse, m’a autorisée à me libérer de son amour ».

     

    P. A.

     

    (1) Les Impressions nouvelles, 2013, voir ici

    (2) Stock, 2019, voir ici

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  • photo Pierre AhnneLes éditions Delcourt sont devenues, il y a quelque temps déjà, le groupe Delcourt, qui, si j’ai bien suivi, se ramifie en collections, dont l’une, Les Avrils, publie sous ce seul label, cet automne, un premier roman. À le lire, on ne peut s’empêcher de penser à Leurs enfants après eux (1), où Nicolas Mathieu racontait, sur fond de région en crise, la vie de plusieurs individus pris au sortir de l’adolescence. Mais, ici, si le milieu social est plus ou moins comparable, le titre renvoie à une double appartenance communautaire ; et à un double huis clos — la famille, le quartier.

     

    Ungemach et Hildenbrandt

     

    En bordure de Strasbourg, entre le plutôt chic Wacken et le vaste territoire des institutions européennes, s’étend une sorte de village dont les rues ont des noms de fleurs et les maisons de faux airs de campagne et de conte de fées. C’est la cité Ungemach. Elle fut édifiée entre les deux guerres, à l’époque où fleurissaient un peu partout d’autres cités-jardins, nées sous le signe du paternalisme, de l’hygiénisme ­— voire de l’eugénisme, comme pourrait le suggérer l’inscription figurant sur la stèle où le fondateur de celle-ci a résumé ses intentions : « Aider de jeunes ménages en bonne santé désireux d’avoir des enfants et de les élever dans de bonnes conditions d’hygiène et de moralité ».

     

    Le Strasbourgeois que je fus moi aussi a reconnu ces rues qui se croisent à angle droit autour d’une place carrée où, en fin de journée, la jeunesse vient s’ébattre. Je ne m’étais jamais dit que je parcourais « un de ces endroits où les enfants enseignent cruellement aux autres enfants à ne pas circuler seuls », mais je veux bien le croire. Dan Nisand ajoute, toujours à propos de sa cité à lui, transposée aux confins de Mulhouse et rebaptisée « cité Hildenbrandt » : « Être d’Hildenbrandt [est] une condition collective qui fin[it] toujours par se manifester, parce qu’elle [est] votre définition ». Nous voilà prévenus.

     

    Un curieux personnage d’intellectuel, fourvoyé dans ce quartier « où les rupins hésit[ent] à scolariser leurs enfants », prête sa voix à notre jeune auteur pour brosser, à grands traits précis, l’histoire de l’endroit. Et, à l’arrière-plan, c’est l’histoire de toute une région qui s’esquisse, dans laquelle Dan Nisand ancre résolument son propos : pas de personnes issues de l’immigration, ici, on s’appelle « Pfefferkopf », « Issler », « Moos », « Munkensturm », et on ponctue son discours de « Wie geht’s ? », de « langsam », voire de « v’r dammi ».

     

    « Le troisième fils »

     

    Au cœur de sa cité, l’auteur plante le monument aux morts réellement dressé au centre de Strasbourg, et qui représente la patrie en pieta pleurant ses deux fils. C’est qu’« il s’en faut de beaucoup que tous nos morts l’aient été pour la France », comme le rappelle un personnage. Mais l’image articule aussi, astucieusement, l’Histoire collective et l’histoire qu’on veut nous conter. « Et le troisième fils, où est-il ? » se demande en effet le héros du roman. Car, chez lui, ils sont trois : les Ischard, drôle de nom, qui suffit à les singulariser dans le contexte évoqué plus haut. La mère est morte prématurément d’un arrêt du cœur, ce qui est d’autant plus dommage qu’elle était la seule vraiment fréquentable dans la famille. Il nous reste donc : un père, catatonique ; un frère, Virgile, grosse brute dépressive, engagée dans la Légion pour cause d’amour contrarié (Nelly, « la voyoute en chef »), et de retour après un probable passage par la prison ; un autre frère, Jonas, semi-délinquant d’une méchanceté pathologique ; enfin, le petit dernier, Melvil, que ses frères surnomment « Caillette », voire, dans leurs grands jours, en hommage à ses talents de ménagère, « petite sœur ». C’est lui le héros.

     

    Le problème de Melvil, incapable de violence, c’est de savoir s’il est ou non un (vrai) Ischard. Il hésite entre la fascination qu’il éprouve pour ses frères, pour leur brutalité, pour la terreur que leur seul nom éveille dans la cité, et les autres horizons que lui ouvrent, chacun à sa manière, ses seuls amis : William, l’intello déjà mentionné, et Hippolyte, jeune handicapé méprisé de tous. Pas vraiment d’intrigue dans tout ça, mais, coupée de brefs et trompeurs retours d’espoir, une série de catastrophes prévisibles. Car le vrai sujet de ce roman, très sombre malgré sa tonalité occasionnellement truculente, c’est le destin. Les Ischard sont des sortes d’Atrides, et, pour les évoquer, la chronique familiale emprunte ses accents à la mythologie : « Tout est né du père, pour ainsi dire jamais né lui-même, mais plutôt apparu, à une date consignée comme celle de sa venue au monde, parmi la graine surnuméraire de l’Assistance » ;  lorsque les frères débarquent au bistrot du coin, « c’est comme si, à la manière dont la foudre se répand dans le ciel et élit au hasard un lieu pour frapper, le cœur battant du monde s’invitait par caprice entre les murs ». Virgile sent « son âme s’écoul[er] de lui comme une baignoire qui se vide » ; chez Jonas, tout est question « de nerfs » ; « Faut-il [leur] en vouloir d’être ce qu’ils [sont] ? » ; ils n’en sont « pas plus responsables que le granit d’être granit ». La citation de Thomas Mann, placée en exergue, nous avait avertis : « Certains êtres s’égarent nécessairement parce qu’il n’y a pas pour eux de vrai chemin ».

     

    Melvil le chroniqueur

     

    Évidemment, on frôle parfois de près le glauque, le mélo, et même à l’occasion l’emphatique. Mais c’est un peu la loi du thème, et celle du genre : après tout, Dickens aussi, grand patron des auteurs de drames sociaux, donne quelquefois dans le mélo. Comme, au cinéma, Fassbinder, auquel on songe aussi de temps à autre.

     

    Melvil ne s’appelle ni Rainer ni Charles, mais, enfin, il s’appelle Melvil. Il n’agit pas, il parle, il observe, et se raconte à lui-même, obsédé autant que révulsé, « la glorieuse chronique des Ischard »… Le regard juste assez distant d’un écrivain en devenir, l’hérédité, la classe sociale, l’Histoire, le tout habilement fondu dans un récit coloré et brutal : voilà un début qui ne manque ni de culot ni de panache. On attend la suite.

     

    P. A.

     

    (1) Actes Sud, 2018, voir ici

     

    Illustration : la cité Ungemach, à Strasbourg

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  • www.europages.fr« Quand Rosa et moi étions neuves… » Dès les premiers mots du nouveau roman de Kazuo Ishiguro, on comprend l’essentiel. Qui pourrait être neuf, en effet, et le dire, sinon un être créé de main d’homme, une intelligence artificielle dans un corps, pour gracieux qu’il soit, fait de simple « tissu » ? On comprend donc cela. Mais on voit surtout, immédiatement, à l’usage d’un simple adjectif, quelle économie de moyens et quelle efficacité vont présider aux presque 400 pages qui suivent.

     

    Donc, Klara, qui parle ici, est une AA : une « Amie Artificielle », conçue pour servir de compagne attentive à des enfants ou à des adolescents. Dans le monde où elle vit, s’ils ne veulent pas risquer d’être « substitués », mieux vaut, pour les humains, avoir été « relevés », c’est-à-dire avoir bénéficié de « l’édition génétique artificielle ». Au contraire de Rick, son voisin et ami d’enfance, Josie, qui, accompagnée de sa mère, a choisi Klara dans « le magasin », est « relevée ». Seulement, l’opération ne va pas sans risque. Sa sœur, Sal, semble avoir succombé, après avoir subi le même traitement, au mal dont elle souffre à son tour et qui pourrait bien l’emporter. Klara réussira-t-elle à sauver Josie ? Ou devra-t-elle, à sa disparition, la remplacer, les données de l’AA étant alors transplantées dans le corps fabriqué à l’image de l’ado de départ par monsieur Capaldi, espèce de docteur Miracle ami de la famille ?

     

    Dans la tête d’un robot

     

    On le voit : ce pourrait être une dystopie, ou un autre de ces récits qui recyclent en littérature générale les sous-genres de la science-fiction, comme on en voit de plus en plus. Mais tout est si proche de nous, si peu technologique, si avare en gadgets et en bavardage sociétal… Ce pourrait aussi être un thriller, tant le Prix Nobel 2017 est habile à tisser un récit palpitant, semé d’indices quasi subliminaux et de fascinantes zones d’ombre. Mais il le fait à partir de gestes si quotidiens, de conversations, d’actions si minuscules ou peu spectaculaires…

     

    Au demeurant, qu’il y ait des zones d’ombre, c’est normal : la narratrice est un robot, ce qui constitue une bonne garantie contre la psychologie et le commentaire explicatif. Malgré sa perfection technique, Klara a quelquefois des accrocs dans la vision. L’espace lui apparaît alors divisé en « boîtes », en « segments de forme irrégulière » qu’elle a du mal à assembler. La mère de Josie et monsieur Capaldi lui exposent-ils les vues qu’ils ont sur elle ? « Dans plusieurs des boîtes, [leurs] yeux [sont] plissés, alors que dans d’autres ils [sont] grands ouverts, immenses ». Car les émotions de Klara se traduisent en perceptions — déformation d’objets, surgissement d’images, de souvenirs redevenus soudain concrets et présents.

     

    Je est-il un sujet ?

     

    Forcément, elle ne sait pas tout, et construit, à partir de ce qu’elle connaît, des hypothèses — comme le lecteur lui-même, à partir de ce qu’elle dit et des bribes d’informations malignement distillées par l’écrivain britannique. Ainsi, puisque le soleil apporte à Klara et à ses semblables son « nutriment », il devrait, dûment supplié, et rétribué par le sacrifice adéquat, sauver, dans sa « bonté », Josie… Absurde, bien sûr. À moins que… Klara est, en même temps, d’une intelligence supérieure, capable de saisir avec une pénétration plus qu’humaine, chez les hommes, les sentiments et les intentions les plus dissimulés aux hommes eux-mêmes. Au point que « Tu as sans doute raison » est une des phrases qu’ils sont le plus souvent amenés, après réflexion, à lui adresser.

     

    Kazuo Ishiguro ou l’art de la première personne… En l’occurrence, cet art est porté à une sorte de sommet. Cependant il se déploie dans tous les romans de l’auteur. Qu’on remonte jusqu’à Lumière pâle sur les collines (1982, Folio 2009) et à Un artiste du monde flottant (1986, Folio 2009), ou qu’on songe au plus connu Les Vestiges du jour (1989, Folio 2010), tout est toujours dans les non-dits de locuteurs embarrassés. Amour, fascisme à la japonaise, sympathies de l’aristocratie britannique pour le nazisme, l’essentiel passe dans des allusions et des phrases lâchées comme malgré soi. Ici, le vrai sujet tient tout entier dans un certain usage de la grammaire. Klara dit je. Cela fait-il d’elle un vrai… sujet ? Elle parle à la première personne, mais qu’est-ce qu’une personne ? La question si actuelle dont il paraît traiter, Ishiguro en fait une question tout court.

     

    De l’homme comme effet secondaire

     

    Et quelle question ! Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’être humain ? Monsieur Capaldi déplore qu’une part de lui-même « s’obstine à croire qu’il y a quelque chose d’inatteignable au fond de chacun de nous ». Car, en réalité, « il n’y a rien à l’intérieur de Josie que les Klara de ce monde ne soient capables de continuer ». Si Klara est amenée à remplacer Josie, elle ne sera « pas une copie. Elle sera exactement la même ».

     

    Les AA peuvent devenir un autre. Voici donc Klara devant la tentation de l’humanité. Elle y renoncera, par amour, comme une Petite Sirène inversée. Et découvrira à cette occasion que le propre de l’homme n’est pas d’aimer — ça, les AA peuvent le faire aussi, et beaucoup mieux —, mais de pouvoir constituer un objet d’amour. Si elle devenait Josie, elle « serait aimée plus que n’importe quoi d’autre dans ce monde », prétend la mère. Mais Klara elle-même comprend que tel ne serait pas le cas, que monsieur Capaldi « cherchait au mauvais endroit », et que l’irremplaçable, chez Josie, ne résidait pas en Josie elle-même, mais « dans le cœur de ceux qui l’aimaient ». L’humanité comme effet du regard de l’autre… Conclusion ambiguë, somme toute assez cruelle, dérangeante et peu consensuelle. Bien faite pour tenir lieu de morale à un grand roman.

     

    P. A.

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  • www.pinterest.frQuand il n’y en a plus, il y en a encore… Il est vrai que la source est inépuisable. Mais une fois que Léonard de Vinci, Baudelaire, Rimbaud, saint Augustin, Shakespeare et tant d’autres du même calibre sont déjà, pour le meilleur ou pour le pire, pris, on en vient à s’attaquer à des figures qui, sans être secondaires, apparaissent, disons, comme plus inattendues.

     

    Vous connaissez Keynes ? Mais oui, le célèbre économiste. Avouez qu’on l’imagine mal en héros de roman, même biographique. C’est aussi qu’on ignore souvent que, familier du groupe de Bloomsbury, il épousa, en 1925, Lydia Lopokova, étoile des Ballets russes, qui brilla dans L’Oiseau de feu après Tamara Karsavina. Susan Sellers, universitaire britannique, déjà auteure d’un roman consacré aux sœurs Vanessa et Virginia Stephen (dont la première fut peintre sous le nom de Vanessa Bell et la seconde, romancière, devint l’épouse d’un certain Woolf) (1), a cru, dans la rencontre du génie et de la déesse, de l’intellectuel et de l’artiste, etc., pressentir un autre sujet. Elle en a fait un livre, bizarrement construit.

     

    « Traînée de plumes » et « aberration temporaire »

     

    Première partie à la troisième personne. On est à Londres, aux environs de 1910. Rencontre de Lydia et de Maynard (Keynes). Liaison malgré l’homosexualité de l’économiste, projet de mariage, rupture. Deuxième partie : Lydia parle et nous raconte sa carrière, depuis l’enfance à Saint-Pétersbourg. École de ballet impériale, premiers rôles, départ pour l’Europe dans la troupe des Ballets russes, puis pour l’Amérique quand ceux-ci battent de l’aile. Tentatives plutôt ratées dans le théâtre, retour dans la troupe de Diaghilev, brève liaison avec Stravinsky, mariage avorté. Troisième partie : retour à la troisième personne ; reprise des relations avec Keynes dans les années 1920, mariage, bonheur.

     

    La deuxième partie, qui aurait dû être la première, sauve le livre, en y insérant un joli roman de formation. C’est surtout son début qui séduit : la Russie, la neige, les prémices de la révolution de 1905, les fastes impériaux jetant leurs derniers feux, les émois d’une petite fille qui danse Casse-noisettes devant le tsar… Tout cela a bien du charme, peut-être parce qu’on y retrouve avec plaisir une tradition littéraire bien connue et bien établie. Alors qu’on peine à distinguer ce que pourraient avoir de romanesques les démêlés de la jeune ballerine impulsive avec les intellectuels méfiants et peu expansifs constituant l’entourage de son futur époux.

     

    Et alors ? Les sujets les moins romanesques font souvent les meilleurs romans, je serai bien le dernier à prétendre le contraire. Mais encore faut-il les tordre dans le bon sens. Ici, le seul ressort de l’intrigue est, dans la majeure partie du livre, l’hostilité à laquelle se heurte Lydia, cet « oiseau de feu (…) qui aguiche et ensorcelle, avant de s’envoler en ne laissant qu’une traînée de plumes derrière elle », parmi les amis de Maynard, persuadés que ce « couple mal assorti », dépourvu d’« intérêts communs », « ne doit l’existence qu’à une aberration temporaire ».

     

    Confiture de framboises et graines de tournesol

     

    On sait ce qui arrive aux ressorts, quand on en joue sans modération… La vivacité et l’exubérance de la jeune Russe, en contraste avec la froideur compassée d’artistes britanniques pourtant progressistes et, souvent, de mœurs libres, ressassées à perte de vue, ne parviennent ni à nous intéresser à l’une plus qu’aux autres ni à déclencher les effets comiques vraisemblablement escomptés. Ce n’est pas faute d’insister. Tout ici est redit et grossi dans le moindre détail, et cela dans tous les domaines : on ne nous épargne ainsi ni la tasse qu’on remplit et le thé qu’on « additionn[e] de citron » ni le citron qu’on presse « de ses doigts vigoureux » pour « en arros[er] généreusement les mollusques gris perle » — et pas davantage « l’ultime scone » sur lequel on étale « la confiture de framboises (…) mise en pot l’été précédent ». Même le travail de traduction de Constance Lacroix, remarquable, comme toujours, ne peut transfigurer ces platitudes. Bref, on s’ennuie beaucoup.

     

    Ah, certes, on apprend des choses sur les Ballets russes, et plus encore sur le groupe de Bloomsbury (une liste des personnages avec notices ad hoc ouvre même le volume). Quoique, après tout, en apprend-on tellement ? Que pensent tous ces gens ? Keynes, par exemple ?... (Ah, oui, pardon : « Il estime que la répartition des richesses devrait être plus équitable »...) Qu’est-ce qui fait l’originalité de tous ces créateurs ? Les sœurs Stephen sont très présentes, mais surtout pour manger des scones et dire du mal de Lydia. Quand il est question des affres de la création, c’est dans la mesure où ils révèlent tel ou tel trait psychologique. Tout est psychologique, dans cette histoire, qui laisse pourtant dans les ténèbres les plus opaques l’essentiel : sur quoi pouvait bien se fonder l’attirance de Lydia et de Maynard l’un pour l’autre ?

     

    Tout cela est bien dommage. Car il y a, outre les pages évoquées plus haut, de beaux passages, et ce sont ceux qui décrivent le travail des danseurs, ou, très matériellement, celui des peintres. « En un éclair [Vanessa] comprend qu’il lui faut (…) foncer les toits de tuile rouge brique qui ondulent au-delà de la croisée, et peut-être, discerne-t-elle dans un élan de joie fulgurante, accentuer le brun des graines qui composent le cœur de ses tournesols »… Si Susan Sellers avait suivi cette pente ! Mais elle voulait raconter une belle histoire d’amour. Tout le mal, comme souvent, vient de là.

     

    P. A.

     

     

    (1) Vanessa et Virginia (Autrement, 2019)

     

    Illustration : Lydia Lopokova dans L'Oiseau de feu

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  • ar.pinterest.comQu’est-ce qu’être moderne, qu’est-ce qu’être actuel ? Ce n’est pas la même chose, puisque bien des textes plus du tout au goût du jour sont sans conteste plus modernes que certaines productions conformes à l’esprit du temps. Si bien qu’on pourrait, sans peur du paradoxe, parler d’une permanence de la modernité.

     

    Il y une forme de modernité dans le roman de Jan Wolkers, paru en 1969, puis, pour la (même) traduction française, en 1976, déjà chez Belfond, après sa fameuse adaptation cinématographique de 1973 par Paul Verhoeven. Chapitres sans paragraphes, qui font entendre la voix et le discours d’un narrateur, sculpteur et peintre comme le fut Wolkers lui-même en plus des treize romans dont il est l’auteur (celui-ci étant le seul traduit en français) : on est dans les prémices de l’autofiction, pas très loin de Bukowski, quoique avec moins de profondeur.

     

    Un amour de jadis

     

    Cependant le livre est d’abord intéressant par son inactualité — ou, si on préfère, par son actualité d’autrefois. Que jugeait-on actuel en 1969 ? À cette époque de Flower Power, le sexe était, souvenez-vous, une valeur cotée très haut… Ces Délices de Turquie sont le récit des rapports, à tous les sens du mot, entre celui qui parle et Olga, le présent désespéré d’après la rupture et la descente aux enfers du personnage féminin alternant avec les retours en arrière vers le passé heureux, à partir de la rencontre en autostop, épisode gaillard et mouvementé, relaté, comme tous les autres du même genre, avec précision.

     

    Un chant d’amour, donc. Mais l’amour pour « le cher animal roux » n’est plus vraiment dans l’air de notre temps. On est clairement avant MeToo. L’obsession universelle dont souffre le héros est d’essence très masculine, et il pourrait faire sien l’hymne entonné à tout propos par le sympathique père de sa bien-aimée sur l’air de la Marche de Radetzky : « Nichons con, nichons con, nichons con, con, con ». Nos tourtereaux s’en vont à la campagne ? Ils y « suiv[ent] des yeux les mouches qui [font] l’amour ». Un policier à cheval passe-t-il par là ? « Le gigantesque engin blafard de son canasson se [met] à faire fonction d’arrosoir ». Les amants s’adonnent-ils, à l’écart, à leur sport favori ? Il est à craindre qu’un busard prenne le sexe de monsieur « pour une couleuvre ».

     

    Et si le père est sympathique, les mères ne sont pas gâtées, ces créatures transformées en « grosses dondons vieilles et épuisées », aux « seins enflammés (…), tailladés, labourés de cicatrices ». La mère de l’héroïne, « mégère » « calculatrice », est la pire de toutes, et le narrateur s’acharne sur son sein (décidément) amputé pour cause de cancer, avec une opiniâtreté qui en dit long sur ses angoisses de castration.

     

    Au paradis des animaux

     

    Ce qui, à nos yeux d’aujourd’hui, apparaît comme peu éloigné d’une phobie du féminin en général, passait sans doute, à l’époque où écrivait Jan Wolkers, pour revendication libertaire, vie d’artiste, ou saine réaction au « protestantisme [inévitablement] pudibond » de son milieu d’origine. De même que paraissait probablement révolutionnaire une étrange fascination pour le dégoûtant : ragoût comparé « aux sous-produits d’un goinfre qui aurait la chiasse », oisillons laissant voir « la masse de leurs intestins envahis par des veines comme par une maladie », contenu d’une assiette semblable « aux indéfinissables vomissures d’un singe », etc., je vous épargne le pire, croyez-le bien.

     

    On n’irait pas au bout s’il n’y avait pas les animaux. Ils surgissent à chaque page. On ne compte pas les chats, souris, oiseaux, grenouilles et même belette recueillis, soignés ou sauvés par le couple. « Olga la Rousse » (animale elle-même, on l’a vu) est l’« amie », voire la « déesse des animaux », et Wolkers, qui fut non seulement membre du Parti des Animaux mais même candidat sous cette étiquette aux élections européennes, leur réserve quelques-unes de ses pages les plus émouvantes et les plus poétiques. Les autres évoquent Amsterdam, la campagne, les plages de Hollande : « Du haut de la digue, le coude de la rivière où les cargos, le pont encombré de caisses à claire-voie rouges et de fûts d’huile orange, disparaiss[ent] en oblique, et où les hérons couleur d’eau [font] de la voile au-dessus des vaguelettes » ; la lumière « couleur de thé lorsqu’il y [a] du soleil, et (…) de pastille de menthe lorsque le ciel [s’est couvert de nuages »…

     

    Certaines notations, certaines phrases, révèlent ainsi ce que le livre aurait pu être … et qu’il est presque. Car, après la monotone paillardise du début, on glisse lentement dans une langueur dépressive beaucoup plus digne d’intérêt. On est pris, alors, malgré soi. Et si, décidément, on a du mal à se passionner pour elle, qui reste le pur objet de son désir à lui, on s’attache à lui. C’est peut-être ce qu’il voulait. N’empêche : on finit par accéder, par le deuil, à une forme de tragique — et, peut-être, de conscience de soi. Le reste est affaire d’époque…

     

    P.A.

     

    Illustration : photo du film de Paul Verhoeven, Turks Fruit, 1973

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