• tintinomania.comPour un peu, cela pourrait aussi bien s’intituler Dans le ventre de la Belgique. Ou Dans le ventre du passé, tout uniment… 1) On est en 1958. L’Exposition universelle de Bruxelles va bientôt ouvrir ses portes. Et c’est décidé : au pied de l’Atomium, on trouvera bien un « village congolais », qui montrera à tous les visiteurs de quels abîmes de sauvagerie le colonisateur belge a tiré les populations qu’il s’est soumises. Seul problème : comment se procurer des figurants ? 2) On est en 2005, dans un cimetière de Bruxelles. Depuis l’au-delà, la princesse Tshala raconte à sa nièce Nyota, venue se recueillir sur sa tombe, les événements qui l’ont amenée, quarante-sept ans plus tôt, à quitter malgré elle son Congo natal. 3) On est en 2003. Nyota débarque à Bruxelles. Pour y étudier les sciences politiques, mais, surtout, pour y accomplir une mission : retrouver les traces de sa tante, disparue quarante-cinq ans plus tôt. Ses recherches, entre communauté congolaise en Belgique et Belges déjà âgés ayant connu le temps des colonies, restent vaines.

     

    4) On est en 1958. Six semaines après l’ouverture officielle de l’exposition, ça tourne mal au village congolais : injures racistes, dissensions entre « indigènes », bagarres… disparition de Tshala, qui comptait parmi les figurants. 5) On est en 2005. Au chevet de son grand-père mourant, Nyota lui raconte comment, pour finir, elle a réussi, grâce à des amis belges de bonne volonté, à reconstituer l’histoire de la princesse disparue.

     

    « La mémoire n’est pas un tribunal »

     

    S’il faut s’attarder sur cette construction en boucles et spirales, c’est qu’elle dit peut-être l’essentiel du livre d’un auteur né au Congo, qui a fait ses études en Belgique, puis qui s’est installé au Canada, avant de publier en France son troisième roman. On y croise Lumumba (« ce Moïse qui nous ferait traverser la mer Rouge »), Mobutu, Wendo Kolosoy, père de la rumba congolaise (1), et il y est bien sûr question des péripéties douloureuses qui ont lié à l’histoire de la Belgique celle du Congo. Mais le grand thème, décliné en miroir sous de multiples formes, est celui de la transmission, et de la nécessité d’assumer un passé longtemps occulté pour le dépasser, dans une relève qu’on oserait presque qualifier d’hégélienne. Le père de Tshala, à qui son âge, son titre de roi et sa situation de mort en sursis confèrent le statut de grand sage, résumera à la fin du récit les choses en ces termes : « La mémoire n’est pas un tribunal : c’est un antidote pour le futur, mais un antidote qui n’opère que pour autant que celui qui s’en réclame veuille faire un pari sur ce même futur ».

     

    Papillons, mouches et perroquet

     

    Si on nous raconte aussi, comme dans les romans populaires, l’histoire d’un pendentif ancestral voyageant de main en main, l’objet a surtout ici valeur de métaphore. Le passage du passé, comme d’un relais, s’opère par le biais de la parole. C’est-à-dire de l’écriture, ce « serviteur de qui [le Blanc] peut tout obtenir », et que les anciens colonisés ont « le devoir impérieux » de s’approprier à leur tour. Mais d’une écriture qui se déploie aux confins de l’oralité, assumant joyeusement le rapport sensuel et amoureux à la langue qu’on prête traditionnellement à l’Afrique. Il en résulte ce qui fait avant tout l’originalité et la force du livre : son style. Truculent et fleuri (« Lorsque l’on est papillon qui se laisse bercer par la mélodie de ses propres battements d’ailes (…), on ne vit que pour se brûler ») ; semé d’images scintillantes en équilibre parfois périlleux (« J’haletais et me mordillais la lèvre inférieure pour contenir en moi le tourbillon qui menaçait de pulvériser mon refus de lâcher prise » ») ; prodigue en proverbes bien sentis (« Point de chèvre dans la progéniture du lion » ; « Voilà donc une fille (…) conseillant à l’abeille de prêter oreille à la mouche pour se faire expliquer que le caca est meilleur que le nectar »).

     

    Tout cela porté par une énergie irrésistible et tourbillonnante, sur les flots de laquelle les erreurs de syntaxe ne semblent que fétus négligeables. Et qui mêle les générations, les figures réelles et les personnages imaginaires mais hauts en couleur, la petite histoire et la grande avec son cortège de violences, le réalisme, notamment dans la description des rapports coloniaux d’exploitation sexuelle, et un brin de magie. Tant il est vrai que « les esprits des aïeux (…) ne connaissent pas de frontières ». Aussi le perroquet, animal totem de la tante et de la nièce, veille-t-il sur elles. Sa sagesse grave, malicieuse et profonde plane aussi sur tout ce grand roman.

     

    P. A.

     

    (1) Pour l'écouter, cliquez ici.

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  • photo Pierre AhnneEn japonais, le vocable ie désigne d’abord la maison, mais aussi la famille et, au-delà, le groupe social, quel qu’il soit (entreprise, parti ou clan). Cette notion aux contours variables est centrale dans une culture où, traditionnellement, le groupe et les relations unissant ses membres l’emportent sur l’individu en tant que tel.

     

    Le roman de Hiroko Oyamada, premier traduit en français d’une auteure connue et primée dans son pays, pourrait, semble-t-il au premier regard, illustrer cette primauté censément nippone du collectif sur l’individuel. Les trois personnages dont alternent les propos à la première personne (un frère, une sœur, un étudiant-chercheur sans rapport avec les deux premiers) y sont engagés à « l’Usine », avec majuscule. L’un, biologiste spécialiste des mousses, est affecté « au bureau de développement de la végétalisation des toits », dont il est d’ailleurs « le seul membre » ; l’autre passe la journée à corriger au crayon rouge des textes à usage interne ; la troisième est chargée de passer des documents à la déchiqueteuse. Tous trois ont le sentiment d’être employés en dessous de leurs compétences, mais éprouvent « une sorte de gratitude du simple fait qu’on veuille bien [leur] donner un emploi, qui plus est dans une entreprise comme l’Usine ».

     

    « La destruction, c’est tellement créatif »

     

    On n’en sort jamais : un des personnages s’y voit attribuer une maison, et on ignore absolument ce que les deux autres font quand ils n’y sont pas, ou même s’ils font quelque chose. Aucune vie extérieure ou personnelle, du moins dans le cadre du roman. Il est vrai qu’on trouve tout le nécessaire sur place : « des supermarchés, de nombreux équipements de loisirs comme des bowlings, des karaokés, des étangs artificiels pour la pêche, et puis des hôtels et des restaurants de toutes sortes (…), des bureaux de poste, des banques, des agences de voyages, des librairies, des opticiens… » Sans compter « un grand fleuve qui se jette dans la mer » et qu’enjambe un pont gigantesque — « Là-bas, les bâtiments sont plus concrets. Ici, ils sont souvent métaphysiques ».

     

    On l’aura compris, Hiroko Oyamada est très loin du réalisme. « L’Usine », c’est le monde, un monde peut-être entièrement phagocyté par le travail, et si le roman met en scène la vision traditionnelle qui voudrait que l’individu se fonde dans le groupe, c’est pour s’en démarquer ironiquement. Le moins que l’on puisse dire est en effet que les personnages sont peu à l’aise dans un environnement où aucun ne se sent à sa place. Si les traditionnels repas au restaurant entre collègues sont de rigueur, chacun y observe les autres avec méfiance, voire répulsion. Et l’impression d’absurdité est d’autant plus forte que les trois « héros », de même que les employés qui les entourent, se livrent à des activités totalement improductives. « Si vous voulez renoncer à la végétalisation, je n’aurai rien à redire » déclare son supérieur à Furufué, le biologiste, lequel se voit pour finir chargé de « classer les mousses » présentes sur le territoire de « l’Usine ». Le frère de mademoiselle Ushiyama corrige des textes de plus en plus décousus et sans rapport avec la vie supposée d’une entreprise. Quant à elle, elle se voit réduite à déclarer : « J’adore mon travail. La destruction, c’est tellement créatif ».

     

    « Moi, minuscule employée… »

     

    Fable grinçante sur le travail aliéné ? Ou image, plus ample, de la condition humaine dans le monde moderne ? « C’est une expérience étrange de marcher ainsi sur ce pont », dit la déchiqueteuse. « Moi, minuscule employée jetable incapable d’appréhender l’immensité de l’Usine »… L’éditeur parle d’« atmosphère kafkaïenne », et, pour une fois, cet adjectif suremployé sonne juste. On pense souvent à l’auteur du Procès, du Château et de La Métamorphose. Car ici aussi il y a des animaux : les ragondins se multiplient dans les égouts de « l’Usine » ; une espèce particulière de lézards vit dans les lave-linge et se nourrit de débris de tissu ; des cormorans d’un genre spécial abondent sur les bords du fleuve, sans qu’on les ait jamais vus faire de nids, pondre ou se reproduire. Et pour cause : à la fin du roman, deux de nos trois amis se transformeront en oiseaux.

     

    L’écrivaine japonaise, qui pratique l’humour à (très) froid et la temporalité capricante, a au moins deux points communs avec son illustre prédécesseur d’Europe centrale : son livre baigne dans une atmosphère sans cesse à la limite du rêve ; et, à le lire, on éprouve le sentiment d’une mystérieuse allégorie, chargée d’un sens excédant toujours ce qu’on croit en saisir. Mais les personnages qui ne se connaissaient pas finissent un jour par se croiser. Rien n’en résultera, cependant le hasard de leur rencontre renvoie le lecteur au niveau du récit en tant que construction d’ensemble. Même effet quand le frère correcteur voit arriver un texte qu’un autre personnage, ailleurs, a donné à lire à un troisième. Corriger, répertorier, déchirer (pour recommencer), toutes ces activités semblent par ailleurs avoir un rapport, serait-il même ironique, avec la description de la réalité environnante… « L’Usine », c’est peut-être aussi le roman.

     

    P. A.

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  • robertbranche.blogspot.comLisant, en 2017, L'Année prochaine à New York (Arléa), remarquable récit sur les années de formation du jeune Dylan, j’avais cru reconnaître en Antoine Billot un spécialiste du roman biographique. En effet, à côté des personnages de fiction (Monsieur Bovary, Gallimard, 2006, Portrait de Lorenzaccio en milicien, Gallimard, 2010), notre homme s’est attaqué à Barrès (Maurice Barrès ou la volupté des larmes, Gallimard, 2013), à Blum (Otage de marque, Gallimard, 2016), à Dylan, donc.

     

    Et, aujourd’hui : Wittgenstein. Oui, Ludwig, 1889-1951, l’auteur du Tractatus logico-philosophicus, rien de moins. Sauf que ce n’est pas tout à fait aujourd’hui. Le Désarroi de l’élève Wittgenstein est paru en 2003, chez Gallimard, dans la collection « L’un et l’autre », dirigée par J. B. Pontalis. C’est même le premier livre de Billot, qu’Arléa republie aujourd’hui, dans sa collection de poche. Décision qu’on pourrait juger courageuse, comme pouvait sembler courageux le choix originel, par l’auteur, en guise de héros, d’un philosophe réputé pour le moins peu facile. Rassurez-vous, cependant, pas vraiment besoin de l’avoir lu pour lire l’histoire de ses désarrois — j’en suis, je l’avoue, une preuve vivante.

     

    En remontant le fleuve de la mémoire…

     

    Cela dit, les faits réels sont bien connus, et depuis longtemps. Fils d’un juif converti au protestantisme, lui-même catholique, comme sa mère, issu d’une famille viennoise très cultivée et très riche, Wittgenstein fréquente, au début du XXe siècle, la Realschule de Linz. Il y a pour condisciple, en 1904, Adolph Hitler. Tous deux sont âgés de quinze ans. En témoignent une photo de classe, sans doute une phrase dans Mein Kampf, peut-être une autre dans un discours prononcé par le Führer à Linz, précisément, lors de l’Anschluss. En 1998, un certain Kimberley Cornish consacre à l’anecdote un ouvrage apparemment un peu fumeux, The Jew of Linz (Wittgenstein contre Hitler, PUF, 1998). Il y fait de Wittgenstein la cause involontaire de l’antisémitisme de Hitler (donc, indirectement, de la Shoah) — puis, pour faire bonne mesure, il en fait aussi le sergent-recruteur, pour le compte de l’URSS, des fameux espions de Cambridge.

     

    Le livre de Billot, quant à lui, s’affiche clairement comme fiction. Et quelle fiction. Le jeune Nathan a été contacté par Lutz, ancien codétenu de feu son père à Auschwitz, et chef de la société secrète des Häftlinge (on sait que les nazis désignaient ainsi les déportés). Ceux-ci se sont donné pour mission de reconstituer une « mémoire exhaustive de la Shoah ». Pour cela, il faut « que les rescapés remontent le fleuve maudit pour empêcher que la vérité ne s’échappe de son lit naturel ». Et si le fleuve prend sa source à Linz en 1904…

     

    Europe centrale et crème anglaise

     

    Voilà Nathan chargé d’approcher le philosophe, mourant, réfugié à Cambridge chez son médecin, et de lui faire avouer ce qui s’est vraiment passé jadis entre lui et Hitler. Pourquoi Nathan ? Son charme et sa jeunesse, auxquels Wittgenstein ne restera peut-être pas insensible, et sa connaissance parfaite du Tractatus. Il n’y a rien compris, mais le sait par cœur, l’ayant appris pour jouer au jeu de « l’Adresse », que son père inventa jadis au camp : « Il s’agissait de connaître un livre dans le détail au point qu’en réponse à une suggestion du joueur adverse (…) le joueur interrogé soit toujours capable de "localiser" la référence proposée ».

     

    Ça fait beaucoup. Wittgenstein, Hitler, Auschwitz, l’atmosphère policière (Grande-Bretagne oblige), les puzzles divers, les rébus (Billot, économiste et universitaire à ses heures, est spécialiste de la théorie des jeux), la question de la vérité vue par le penseur viennois — « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire », ou le montrer ; « Le réel, c’est un peu de vérité avec du doute autour » —, un rien de Törless par là-dessus… On avance en proie à une légère impression de trop-plein. Avec, disons-le, un certain malaise à voir la Shoah constituer une pièce dans ce jeu de patience. Et un malaise encore plus grand à voir la mémoire indispensable de l’événement transformée en manie pour secte d’illuminés. Et malgré tout…

     

    Malgré tout, on se laisse séduire par l’hôtel britannique et pourtant kafkaïen, peuplé de personnages si Mitteleuropa, telle la jeune Rachel, avec son corset, « façon de coque épaisse lui enserrant le tronc des épaules aux reins ». On se laisse empoigner par les passages narratifs, par le portrait assez saisissant de Wittgenstein à la veille du trépas, par le portrait inattendu de Hitler jeune. On s’achemine, en une montée sinueuse, vers le moment crucial et très théâtral de l’aveu tant attendu. Tout le livre pourrait se lire selon cet angle dramatique, dont se contenterait peut-être le cinéma.

     

    Mais Billot, et c’est encore à son crédit, ne s’en contente pas. Wittgenstein, qui paraît s’être pris d’amitié pour Nathan, s’efforce de lui montrer la vérité. Devant son incompréhension, il se résout à la lui dire. Peut-on cependant se fier au langage, et à son récit ? « Dès que la vérité semblait parvenir enfin à s’y lover en ronronnant (…), un nouvel élément brisait l’harmonie fragile »… Nathan s’est peut-être laissé manipuler, comme lui-même, censé manipuler Wittgenstein, était manipulé par les Häftlinge, manipulés peut-être à leur tour par le philosophe… Ou par leur conception trop absolue du vrai ? Car, décidément, « le doute nimbe la vérité d’un acte à la manière d’une crème anglaise sur un brownie ».

     

    P. A.

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  • www.lesechos.frAnchise, c’était le héros éponyme du roman de Maryline Desbiolles (Seuil) qui reçut le prix Femina en 1999. Anchise vivait dans les collines de l’arrière-pays niçois. Son père était mort à la guerre de 1914-1918, et lui-même avait fait celle de 1939-1945. Il avait perdu l’amour de sa vie, Blanche, s’était consacré à l’apiculture, et suicidé tardivement, dans sa voiture, à laquelle il avait mis le feu. Tout cela parlait déjà de la mort des campagnes, et de ce que cela fait d’avoir vu et fréquenté, comme le père d’Énée, les dieux, sans s’en être jamais remis.

     

    « Parpaings à vif »

     

    Le neveu ou, pour être précis, le petit-neveu d’Anchise, c’est Aubin. Il n’a qu’un lointain souvenir de son grand-oncle, dont la maison a été détruite et remplacée par une déchetterie. Il vit non loin de là, avec sa mère, Maxou, le compagnon de celle-ci, sa grand-mère, et Tatie Stef, qui « est devenue maître-chien » et « est adhérente d’un club de tir au pistolet ». Le père d’Aubin, qu’il voit rarement, est éboueur, son oncle, le mari de Tatie Stef, « rénove des magasins » et regarde des pornos avec ses deux jeunes fils. Sa maison « attend d’être crépie, les parpaings à vif ». « La cour est jonchée d’outils, de matériaux, une bétonnière à l’abandon, des pneus ».

     

    Ce livre, que plusieurs passerelles relient, comme toujours chez Maryline Desbiolles, non seulement à celui que j’évoquais plus haut mais à plusieurs autres, l’erreur serait de le lire comme un roman réaliste. D’abord, parce qu’il n’est pas réaliste. Tout le monde, à part Aubin, est gros parce qu’« il y a beaucoup plus d’obèses dans les milieux défavorisés, chez les non-diplômés, et dans les zones rurales » ; on écoute  Chérie FM et on s’emporte contre « les arrivistes, ceux qui arrivent pour tout nous prendre (…), ceux à qui l’État donne tout l’argent ». Mais la qualité du trait, son grossissement et sa simplification même nous avertissent qu’on est dans une forme de stylisation qui ramène les grandes questions (immigration, ruralité…) à des emblèmes permettant de les traiter autrement que sous forme de sociologie, serait-elle romancée. Pour les mêmes raisons, on ne verra pas à proprement parler d’invraisemblance à ce que Tatie Stef ait appris par cœur des poèmes d’Apollinaire ou à ce qu’Adel, le jeune gardien de la déchetterie, écoute, quant à lui, du jazz. La vraie logique du roman, encore une fois, est ailleurs.

     

    « Les orties peut-être… »

     

    Elle n’est pas d’ordre romanesque. Des motifs se développent et se croisent, certains cosmiques (la lumière, le feu, l’eau…), d’autres socio-historiques (la guerre, les migrants, le racisme…), et les uns sont traités comme les autres, tous brassés par une écriture singulière qui repose sur le rythme (anaphores et autres répétitions, phrases longues) plutôt que sur l’image. Cette approche musicale ou, authentiquement, poétique transforme ce qui pourrait n’être qu’une peinture d’actualité en méditation sur la place des hommes dans le monde « au temps des déchets ».

     

    « Mon père collecte les déchets, mon grand-oncle a une déchetterie sur le dos, sur le ventre, entre ses cuisses et ses bras, mon ami est le gardien de la déchetterie », observe Aubin. Mais si le déchet est tout ce qui reste d’un passé détruit, peut-être est-il porteur d’avenir : « Et s’il y avait dans le vieux monde voué aux orties de quoi nous revivifier ? Les orties peut-être, l’insignifiant, le moins-que-rien, la quantité négligeable, le proscrit, le mis au ban, le sans titre, sans terre, sans domicile fixe, sans-papiers, sans valeur, sans prix, le non-négociable ». Aubin, qui « ne sai[t] pas pourquoi [il a] hérité d’un prénom aussi chic », se sent différent et peut-être annonciateur d’un jour nouveau. Aubin court à perdre haleine dans les collines et aime Adel, qui « est mat de peau mais (…) brillant aussi ». Aubin « brûle d’amour et de désir » (« Et si je dis ces mots-là, c’est que je n’en connais pas d’autres (…) pour dire ce qui m’arrive et que j’ignore »). Pour avouer autrement son amour, il apprend à jouer de la trompette retrouvée jadis dans la maison d’Anchise.

     

    Mais Adel veut sans cesse aller chez Aubin, rencontrer sa famille. On sent que ça ne peut rien donner de bon, que ça finira mal. Pourtant la violence ne viendra pas d’où on l’attendait. Et tout cela finit par composer une sorte très particulière de récit d’éducation, où, dans un beau final lyrique, le jeune héros occupera enfin toute sa place dans le monde qui lui est accordé.

     

    P. A.

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  • www.th-insight.comIl avait 23 ans en 2019, quand il a publié ce livre, « devenu phénomène dans son pays », paraît-il, et dont il dit : « Pour moi, c’est un roman de jeunesse comme L’Attrape-cœurs (…), avec un zest de modernité ».

     

    Un Attrape-cœurs finlandais, donc ? Le roman d’Antti Rönkä a en commun avec celui de Salinger le temps resserré (ici, un peu moins : un an) d’une crise marquant le basculement soudain dans l’âge adulte, plutôt que celui d’une éducation progressive. Mais Aaro, à la différence de Holden, ne fugue pas. Au contraire, il reste, et tente obstinément de se couler dans le moule qu’on lui propose, de faire comme s’il était comme tout un chacun — ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas.

     

    « Être quelqu’un »

     

    Aaro, donc, quitte son village pour la fac de Jyväskylä. Bien que désireux d’écrire des livres où il parlerait « de la jeunesse (…). D’apprentissage… Un truc dans le genre », il n’est pas des plus assidus à ses cours de « théorie narrative cognitive » ou de « narratologie non naturelle ». Son entrée dans le monde étudiant lui apparaît surtout comme la possibilité d’accéder enfin à « toutes les activités auxquelles [il] n’[a] pas osé [se] livrer » jusqu’alors. Mais les sorties en boîte finissent mal et la relation avec la belle Julia tourne court aussitôt. Notre héros se réfugie dans des voyages solitaires, des ivresses qui le sont tout autant et des achats aussi dispendieux que compulsifs. Sans compter les antidépresseurs. Malgré la rencontre d’Iisa, aussi singulière que lui, il faudra encore quelques mésaventures et une tentative plus ou moins délibérée de suicide pour qu’il arrive au bout du chemin sinueux menant à l’acceptation de soi. Le titre, qui rappelle que « courir, c’est quand on a les deux pieds en l’air entre deux appuis, sans toucher terre », cessera alors enfin de constituer une antiphrase.

     

    Quel était le problème d’Aaro ? Sa conviction de ne pas être « né dans la bonne espèce » et de faire partie de ceux à qui « il n’appartient pas de gagner » ? « Tôt ou tard », dit-il, « je retrouvais chez les gens un certain côté qui me faisait peur ». C’est que tous lui demandent « d’être quelqu’un ».

     

    On sait vite qu’il y a une cause à tout cela (quoique, après tout, ce soit peut-être plutôt un effet) : le harcèlement dont Aaro a été victime pendant toute sa scolarité, et dont les souvenirs obsédants lui reviennent dans de courts chapitres, en alternance avec le récit de sa laborieuse métamorphose. Les seules vraies rencontres possibles seront, du coup, pour lui, celles d’anciennes victimes, telle Iisa, qui a longtemps subi des sévices sexuels. Tout cela pourrait faire un roman pour ados ou, pire encore, un roman à sujet (de société, forcément, les sujets sont toujours de société). On en est à deux doigts. Mais quelque chose fait qu’on s’attache à Aaro et qu’on est prêt à écouter jusqu’au bout le récit de ses malheurs.

     

    « S’il te plaît, casse-toi »

     

    C’est peut-être ce que l’auteur appelle « un zeste de modernité », et où pour ma part je reconnaîtrais peut-être une forme salutaire de brutalité septentrionale. Aaro se réfugie dans l’échec parce qu’il y puise le sentiment illusoire de contrôler les situations. D’où une pratique intense de la lucidité masochiste : « Mon problème : une faculté particulière pour diagnostiquer mes propres faiblesses, jointe à la totale absence de volonté d’y faire quoi que ce soit ». Son discours intérieur, autrement dit l’écriture d’Antti Rönkä, donne dans la précision obsessionnelle avec brusques accès de rugosité — « Fin novembre, je donne des coups de pied dans le mur de l’université et me décide à appeler » (le service de santé étudiant). Et, bien sûr, à hautes doses, dans l’humour auto-dépréciatif. Exemple, le traitement de la question : « acheter ou ne pas acheter des capotes ? ». « Si oui, et si ensuite je les sors comme par magie le moment venu, cela va donner l’impression que je me suis préparé pour le sexe (…). Mais si je n’en ai pas, cela laissera croire que je n’y ai pas pensé du tout (…). Cette chienne de vie, moi je dis, cette chienne de vie, c’est un emmerdement permanent ».

     

    L’histoire se termine en été, au bord d’un lac, dans un décor tout ce qu’il y a d’idyllique dans le genre nordique. Mais, la plupart du temps, c’est l’hiver, la nuit, le froid et l’auto-exclusion. Malgré son dénouement optimiste, Antti Rönkä nous l’aura bien rappelé : « Chaque situation sociale offre à l’autre la possibilité de dire : "S'il te plaît, casse-toi. Personne ne veut te voir. Meurs" ».

     

    P. A.

     

    Illustration : campus de l'Université de Jyväskylä

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