• www.lesechos.frAnchise, c’était le héros éponyme du roman de Maryline Desbiolles (Seuil) qui reçut le prix Femina en 1999. Anchise vivait dans les collines de l’arrière-pays niçois. Son père était mort à la guerre de 1914-1918, et lui-même avait fait celle de 1939-1945. Il avait perdu l’amour de sa vie, Blanche, s’était consacré à l’apiculture, et suicidé tardivement, dans sa voiture, à laquelle il avait mis le feu. Tout cela parlait déjà de la mort des campagnes, et de ce que cela fait d’avoir vu et fréquenté, comme le père d’Énée, les dieux, sans s’en être jamais remis.

     

    « Parpaings à vif »

     

    Le neveu ou, pour être précis, le petit-neveu d’Anchise, c’est Aubin. Il n’a qu’un lointain souvenir de son grand-oncle, dont la maison a été détruite et remplacée par une déchetterie. Il vit non loin de là, avec sa mère, Maxou, le compagnon de celle-ci, sa grand-mère, et Tatie Stef, qui « est devenue maître-chien » et « est adhérente d’un club de tir au pistolet ». Le père d’Aubin, qu’il voit rarement, est éboueur, son oncle, le mari de Tatie Stef, « rénove des magasins » et regarde des pornos avec ses deux jeunes fils. Sa maison « attend d’être crépie, les parpaings à vif ». « La cour est jonchée d’outils, de matériaux, une bétonnière à l’abandon, des pneus ».

     

    Ce livre, que plusieurs passerelles relient, comme toujours chez Maryline Desbiolles, non seulement à celui que j’évoquais plus haut mais à plusieurs autres, l’erreur serait de le lire comme un roman réaliste. D’abord, parce qu’il n’est pas réaliste. Tout le monde, à part Aubin, est gros parce qu’« il y a beaucoup plus d’obèses dans les milieux défavorisés, chez les non-diplômés, et dans les zones rurales » ; on écoute  Chérie FM et on s’emporte contre « les arrivistes, ceux qui arrivent pour tout nous prendre (…), ceux à qui l’État donne tout l’argent ». Mais la qualité du trait, son grossissement et sa simplification même nous avertissent qu’on est dans une forme de stylisation qui ramène les grandes questions (immigration, ruralité…) à des emblèmes permettant de les traiter autrement que sous forme de sociologie, serait-elle romancée. Pour les mêmes raisons, on ne verra pas à proprement parler d’invraisemblance à ce que Tatie Stef ait appris par cœur des poèmes d’Apollinaire ou à ce qu’Adel, le jeune gardien de la déchetterie, écoute, quant à lui, du jazz. La vraie logique du roman, encore une fois, est ailleurs.

     

    « Les orties peut-être… »

     

    Elle n’est pas d’ordre romanesque. Des motifs se développent et se croisent, certains cosmiques (la lumière, le feu, l’eau…), d’autres socio-historiques (la guerre, les migrants, le racisme…), et les uns sont traités comme les autres, tous brassés par une écriture singulière qui repose sur le rythme (anaphores et autres répétitions, phrases longues) plutôt que sur l’image. Cette approche musicale ou, authentiquement, poétique transforme ce qui pourrait n’être qu’une peinture d’actualité en méditation sur la place des hommes dans le monde « au temps des déchets ».

     

    « Mon père collecte les déchets, mon grand-oncle a une déchetterie sur le dos, sur le ventre, entre ses cuisses et ses bras, mon ami est le gardien de la déchetterie », observe Aubin. Mais si le déchet est tout ce qui reste d’un passé détruit, peut-être est-il porteur d’avenir : « Et s’il y avait dans le vieux monde voué aux orties de quoi nous revivifier ? Les orties peut-être, l’insignifiant, le moins-que-rien, la quantité négligeable, le proscrit, le mis au ban, le sans titre, sans terre, sans domicile fixe, sans-papiers, sans valeur, sans prix, le non-négociable ». Aubin, qui « ne sai[t] pas pourquoi [il a] hérité d’un prénom aussi chic », se sent différent et peut-être annonciateur d’un jour nouveau. Aubin court à perdre haleine dans les collines et aime Adel, qui « est mat de peau mais (…) brillant aussi ». Aubin « brûle d’amour et de désir » (« Et si je dis ces mots-là, c’est que je n’en connais pas d’autres (…) pour dire ce qui m’arrive et que j’ignore »). Pour avouer autrement son amour, il apprend à jouer de la trompette retrouvée jadis dans la maison d’Anchise.

     

    Mais Adel veut sans cesse aller chez Aubin, rencontrer sa famille. On sent que ça ne peut rien donner de bon, que ça finira mal. Pourtant la violence ne viendra pas d’où on l’attendait. Et tout cela finit par composer une sorte très particulière de récit d’éducation, où, dans un beau final lyrique, le jeune héros occupera enfin toute sa place dans le monde qui lui est accordé.

     

    P. A.

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  • www.th-insight.comIl avait 23 ans en 2019, quand il a publié ce livre, « devenu phénomène dans son pays », paraît-il, et dont il dit : « Pour moi, c’est un roman de jeunesse comme L’Attrape-cœurs (…), avec un zest de modernité ».

     

    Un Attrape-cœurs finlandais, donc ? Le roman d’Antti Rönkä a en commun avec celui de Salinger le temps resserré (ici, un peu moins : un an) d’une crise marquant le basculement soudain dans l’âge adulte, plutôt que celui d’une éducation progressive. Mais Aaro, à la différence de Holden, ne fugue pas. Au contraire, il reste, et tente obstinément de se couler dans le moule qu’on lui propose, de faire comme s’il était comme tout un chacun — ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas.

     

    « Être quelqu’un »

     

    Aaro, donc, quitte son village pour la fac de Jyväskylä. Bien que désireux d’écrire des livres où il parlerait « de la jeunesse (…). D’apprentissage… Un truc dans le genre », il n’est pas des plus assidus à ses cours de « théorie narrative cognitive » ou de « narratologie non naturelle ». Son entrée dans le monde étudiant lui apparaît surtout comme la possibilité d’accéder enfin à « toutes les activités auxquelles [il] n’[a] pas osé [se] livrer » jusqu’alors. Mais les sorties en boîte finissent mal et la relation avec la belle Julia tourne court aussitôt. Notre héros se réfugie dans des voyages solitaires, des ivresses qui le sont tout autant et des achats aussi dispendieux que compulsifs. Sans compter les antidépresseurs. Malgré la rencontre d’Iisa, aussi singulière que lui, il faudra encore quelques mésaventures et une tentative plus ou moins délibérée de suicide pour qu’il arrive au bout du chemin sinueux menant à l’acceptation de soi. Le titre, qui rappelle que « courir, c’est quand on a les deux pieds en l’air entre deux appuis, sans toucher terre », cessera alors enfin de constituer une antiphrase.

     

    Quel était le problème d’Aaro ? Sa conviction de ne pas être « né dans la bonne espèce » et de faire partie de ceux à qui « il n’appartient pas de gagner » ? « Tôt ou tard », dit-il, « je retrouvais chez les gens un certain côté qui me faisait peur ». C’est que tous lui demandent « d’être quelqu’un ».

     

    On sait vite qu’il y a une cause à tout cela (quoique, après tout, ce soit peut-être plutôt un effet) : le harcèlement dont Aaro a été victime pendant toute sa scolarité, et dont les souvenirs obsédants lui reviennent dans de courts chapitres, en alternance avec le récit de sa laborieuse métamorphose. Les seules vraies rencontres possibles seront, du coup, pour lui, celles d’anciennes victimes, telle Iisa, qui a longtemps subi des sévices sexuels. Tout cela pourrait faire un roman pour ados ou, pire encore, un roman à sujet (de société, forcément, les sujets sont toujours de société). On en est à deux doigts. Mais quelque chose fait qu’on s’attache à Aaro et qu’on est prêt à écouter jusqu’au bout le récit de ses malheurs.

     

    « S’il te plaît, casse-toi »

     

    C’est peut-être ce que l’auteur appelle « un zeste de modernité », et où pour ma part je reconnaîtrais peut-être une forme salutaire de brutalité septentrionale. Aaro se réfugie dans l’échec parce qu’il y puise le sentiment illusoire de contrôler les situations. D’où une pratique intense de la lucidité masochiste : « Mon problème : une faculté particulière pour diagnostiquer mes propres faiblesses, jointe à la totale absence de volonté d’y faire quoi que ce soit ». Son discours intérieur, autrement dit l’écriture d’Antti Rönkä, donne dans la précision obsessionnelle avec brusques accès de rugosité — « Fin novembre, je donne des coups de pied dans le mur de l’université et me décide à appeler » (le service de santé étudiant). Et, bien sûr, à hautes doses, dans l’humour auto-dépréciatif. Exemple, le traitement de la question : « acheter ou ne pas acheter des capotes ? ». « Si oui, et si ensuite je les sors comme par magie le moment venu, cela va donner l’impression que je me suis préparé pour le sexe (…). Mais si je n’en ai pas, cela laissera croire que je n’y ai pas pensé du tout (…). Cette chienne de vie, moi je dis, cette chienne de vie, c’est un emmerdement permanent ».

     

    L’histoire se termine en été, au bord d’un lac, dans un décor tout ce qu’il y a d’idyllique dans le genre nordique. Mais, la plupart du temps, c’est l’hiver, la nuit, le froid et l’auto-exclusion. Malgré son dénouement optimiste, Antti Rönkä nous l’aura bien rappelé : « Chaque situation sociale offre à l’autre la possibilité de dire : "S'il te plaît, casse-toi. Personne ne veut te voir. Meurs" ».

     

    P. A.

     

    Illustration : campus de l'Université de Jyväskylä

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  • www.franceculture.frSoulignons-le d’emblée : Marie Ndiaye fait entendre, en littérature, un ton unique. C’est-à-dire, d’abord, une écriture, un style, osons le mot, uniques : phrases longues, sinueuses, immédiatement reconnaissables ; d’une précision et d’une préciosité, dans le dialogue comme dans le récit, qui se rient du réalisme et sonnent toujours légèrement ironiques. Et leur singularité tient aussi peut-être à ce qu’elles nous donnent toujours l’impression, caractéristique de l’ironie, de sous-entendre quelque chose, tout en s’enchaînant selon la logique, typiquement humoristique, propre au rêve.

     

    Trompeuse familiarité

     

    Me Susane est une encore jeune avocate. D’origine modeste, elle fait la fierté de ses parents, dont elle reste très dépendante, comme elle reste très proche de son unique ancien compagnon, Rudy, et de Lila, la fille qu’il a eue avec (peut-être) une autre femme. Quand un certain Gilles Principaux vient la voir à son cabinet, Me Susane croit immédiatement reconnaître en lui l’adolescent de quatorze ans dans la chambre de qui, âgée de dix ans, elle se rappelle avoir passé un après-midi inoubliable. À parler, encouragée par lui. Ou alors… Si elle a le sentiment qu’il l’a « initiée, éclairée » en lui faisant découvrir sa future vocation, son père, des années après, s’inquiète : « Que t’a-t-il fait dans cette chambre ? »

     

    Quoi qu’il en soit, le Gilles Principaux d’aujourd’hui vient demander à Me Susane de défendre sa femme, Marlyne, emprisonnée après avoir noyé leurs trois enfants dans la baignoire familiale. Les visites à la prison vont donc alterner, pour l’avocate, avec les hauts et les bas de la relation compliquée qui la lie à Sharon, sa femme de ménage, à qui elle s’efforce de faire obtenir des papiers, mais qui lui inspire une crainte inexplicable.

     

    Telles sont les différentes pistes esquissées dès les premières pages. Elles semblent nous conduire, on le voit, sur des terrains abondamment arpentés par les temps qui courent : la pédophilie et ses traumatismes ; l’exploitation et l’oppression des femmes ; la justice ; le sort des migrants… Seulement, ces motifs sont comme vidés de toute charge socio-politique. Marie Ndiaye les utilise comme une pure matière fictionnelle, se contentant de les déplier pour tirer d’eux tous les possibles que leur entrecroisement révèle, sans jamais choisir à proprement parler : quelle que soit la voie que semble privilégier le récit, on n’est jamais sûr que c’est la bonne.

     

    « Car ses rêves suggéraient qu’ils en savaient plus qu’elle… »

     

    On est au royaume du doute. Gilles Principaux est-il bien l’ado de jadis ? Pourquoi Marlyne a-t-elle tué ses enfants ? Était-ce, comme elle le suggère, parce que son mari l’« avait liée à lui et qu’[elle] ne pouv[ait] défaire ce nœud, cette entrave, qu’en… » ? Quant à Principaux, pourquoi aime-t-il plus sa femme depuis qu’elle est devenue « une héroïne ténébreuse » ? Et Me Susane ? A-t-elle été violée autrefois par « Gilles Principaux » ? Est-elle, par ailleurs, la vraie mère de Lila ? « La vengeance m’appartient », dit le titre. Mais qui est « m’ » ? Me Susane éprouve l’obscur besoin de se venger de quelque chose, et une part d’elle paraît savoir de quoi : « Car ses rêves suggéraient qu’ils en savaient plus qu’elle, plus et mieux, et qu’à se soumettre à leurs injonctions de vengeance elle profiterait d’une justice bien supérieure à celle de la société avec ses doutes, ses atermoiements, à celle également de son moi éveillé ». Pourtant, elle ne se sent pas toujours « la force de trancher entre la femme sensée [en elle] et celle qui ne l’[est] pas mais compr[end] souvent toute chose plus exactement ».

     

    La question qui suis-je ?, avec son corollaire, qui sont les autres ?, est au cœur d’un livre où, comme, finalement, dans la vraie vie, le rêveur est plus clairvoyant que la personne qui veille. Et la logique du rêve infuse tout le roman, qu’elle imprègne d’un comique toujours quelque peu inquiétant. Marlyne a tué ses enfants « car elle a cru bien faire ». Me Susane est « d’une taille miraculeuse, énigmatique, presque effroyable ». Autour d’elle, il arrive que les choses semblent « douées d’une âme », « les assiettes la hèl[ent] gentiment, lui demand[ent] poliment d’approcher ». On n’est pas loin de Lewis Carroll. Même si, et c’est encore là une originalité, on reste dans un cadre très quotidien et apparemment habituel (pour l’essentiel, Bordeaux en hiver). Le principe d’incertitude paraît dominer, pourtant on ne peut se défaire du sentiment qu’une vérité, plus vraie que la raison, se fait entendre. Et que, quelque part, Quelqu’un sait, qui nous observe entre les phrases ironiquement parfaites de Marie Ndiaye.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneComment survivre en dictature ? Cette question est au cœur du remarquable livre d’Hédi Kaddour, La Nuit des orateurs. On la retrouve, curieux hasard de l’édition, au centre de ce roman-ci, le premier de son auteur à être traduit en français.

     

    Le dispositif narratif y est des plus simples : c’est le journal intime d’Egidius Arimond, de janvier 1944 à mai 1945. Fils d’un cultivateur-apiculteur de l’Eifel, région allemande proche de la Belgique, il est revenu habiter la maison paternelle après des études et des séjours à l’étranger, et a enseigné, au lycée de la petite ville, l’histoire ainsi que le latin. Mais les nazis, arrivés au pouvoir, l’ont révoqué en raison de son épilepsie. Et ce n’est qu’à l’existence de son frère, as de la Luftwaffe, qu’il doit de n’avoir pas connu pire. À présent, il se concentre sur l’élevage de ses abeilles, cachant ses carnets dans leurs ruches. Non sans donner encore quelques leçons de latin, à la bibliothèque, où il poursuit également des recherches sur son ancêtre, le moine Ambrosius, chassé, lui aussi, en son temps, mais des ordres, et pour une liaison féminine. Encore à son exemple, Egidius a plusieurs maîtresses parallèles, parmi les femmes de l’endroit dont les maris sont au front — voire parmi les épouses des « faisans dorés », dignitaires du parti nazi.

     

    Fils multiples

     

    On le devine déjà : ce dispositif apparemment simple déroule des fils multiples, habilement entrelacés. Les abeilles, bien sûr, leur organisation, leur vie, leur élevage, décrits avec une minutie documentée avec grand soin ; les avions, qui sillonnent le ciel d’Allemagne en ces derniers mois de la guerre, décrits tout aussi précisément, et représentés de surcroît par d’élégants dessins dus au fils de l’auteur ; les souvenirs de l’ancêtre moine, dont des extraits, traduits par le héros, alternent avec les pages de son propre journal. Et ce n’est pas tout : Egidius, de temps à autre, cache aussi des juifs, qu’il transporte à la frontière belge cachés dans de fausses ruches construites pour cet usage. On croit un temps être dans un de ces romans comme il y en a de plus en plus, qui cherchent à rattraper la minceur du propos en multipliant les compléments en prétendu contrepoint (la vie de grand homme, fruit d’une compilation de lectures, étant particulièrement prisée).

     

    Mais non. Le livre de Norbert Scheuer ne pourrait pas être autrement. Il nous parle de quelqu’un qui, de même que les abeilles d’hiver se cantonnent dans leur ruche, essaie, comme il peut, de se couler dans les replis de l’Histoire et de s’y tenir le plus à l’écart possible de ses fracas. C’est difficile. De plus en plus, à mesure que tombent les bombes, que les nazis apeurés se font plus agressifs et que la Gestapo se rapproche. Et cela suppose de trouver des passages dérobés vers d’autres univers. Egidius les cherche dans le ciel, parmi tout ce qui vole, à commencer par les pensionnaires de ses nombreuses ruches, lesquelles « vivent dans un monde différent, apparemment pacifique, et ne s’intéressent pas à la guerre ». Si le héros n’a rien à craindre d’elles, c’est peut-être « parce qu’elles pensent qu’[il] fai[t] partie de leur colonie ».

     

    Morale pour gros temps

     

    Cependant l’autre monde est peut-être aussi à chercher sous la terre, dans la mine désaffectée et au bord du lac souterrain près duquel Egidius cache les fugitifs qu’il aide à s’échapper. Ou dans le passé, près d’Ambrosius, dans cette langue latine que notre apiculteur érudit aime à citer. Peut-être trouvera-t-il un refuge dans la maladie elle-même, laquelle, au cours de crises de plus en plus fréquentes, le transporte « dans un autre monde (…), dans lequel une minute peut durer des heures ou des jours ». Évasion dangereuse. Comme est dangereux le commerce des épouses délaissées. « Le matin, les sirènes hurlent, mais je reste au lit avec Maria », note notre héros. Et, ailleurs, à propos de la même : « J’espère que son mari repartira bientôt au front ».

     

    Pas de cynisme là-dedans : la parole tranquille de qui n’est justement pas un héros. « Je devrais peut-être le trahir », s’interroge-t-il sérieusement à propos d’un pilote américain qu’il cache et dont il craint qu’on ne le découvre. Et, s’il risque sa vie pour les fuyards qu’il escorte, c’est aussi afin de gagner de quoi acheter des médicaments contre son mal : « L’argent vient toujours en premier, et la vertu après ». Une philosophie de la vie… On comprend peu à peu quel est le vrai modèle du livre de Scheuer comme de son singulier héros. De même que Virgile, au livre IV des Géorgiques, fonde sur l’observation des abeilles une réflexion à l’usage des hommes, l’écrivain allemand nous propose un traité de morale au sens gréco-romain du terme ; c’est-à-dire un art de vivre par gros temps.

     

    Le contact avec le monde, la nature, les instants volés dans la proximité des choses y tiennent une place essentielle. « À travers les branches pourries du pin de montagne qui se meurt, on aperçoit le soleil, dont la chaleur soulève la poussière de bois ». « Le vent tiède agite les feuilles qui se colorent dans la cime du frêne ». « Les feuilles jaunes de l’aulne noir tombent sur les morts et dans la rivière »… Autant de haïkus glissés en passant, au fil des pages. Autant d’éloges de l’éphémère. Autrement dit, de ce qui dure.

     

    P. A.

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  • www.courrierinternational.comPsagot, c’est une colonie juive proche de Ramallah, en Cisjordanie. Yonatan Berg y a grandi et vécu jusqu’au seuil de l’âge adulte. L’a-t-il quittée ? Pas tout à fait. En atteste la « ligne de fracture autour de laquelle » il avoue « oscill[er] encore », entre « rapport bienveillant, familial, biographique » avec ses habitants, et « regard critique, accusateur, voire furieux » qu’il porte sur eux. Et, pourtant, si : que son passé d’enfant des colonies soit révolu, ce livre en est la preuve en même temps que le moyen même de la rupture.

     

    Berg est aussi romancier (Donne-moi encore cinq minutes, 2018, déjà L’Antilope, même traductrice). Mais ce livre-ci n’est pas et ne prétend pas être un roman. C’est un « récit », animé par une rage d’analyser et d’expliquer qu’on serait en droit de trouver lassante si elle ne répondait au double but de l’entreprise : rendre compréhensible un monde que les caricatures faites de l’extérieur n’épargnent pas, et, en même temps, prendre congé de lui.

     

    Une éducation particulière

     

    Comment ne pas s’intéresser à tout ce qui concerne Israël et le drame qui s’y joue entre deux peuples ? Cependant, l’intérêt historico-politique, même s’il est grand, n’est pas tout ici. D’une certaine façon, en effet, l’histoire de Berg est presque celle de tout le monde. La construction même de son livre, par courts chapitres se succédant selon une progression à la fois spatiale et temporelle, semble le suggérer. Ce sont d’abord les lieux clés de l’enfance qui sont évoqués (bain rituel ou synagogue, mais, aussi bien, terrain de sport ou maison des parents) ; puis c’est le passage au-delà de la clôture, l’adolescence, les études, la découverte de la sexualité ; le service militaire vient achever ce premier apprentissage, que relaieront les voyages, la fac, avant l’accès enfin au monde adulte. Récit d’éducation somme toute assez classique ; travail de mémoire porté par l’écriture, qui, « lorsqu’elle s’attaque aux souvenirs, les reformule toujours, les réexamine, refaçonne les événements » ; cherchant ainsi « la voie qui mènera du passé au présent » pour reconstituer le moi « dans sa continuité ».

     

    Si ce travail est ici particulièrement difficile, c’est parce que, quand même, on n’est pas n’importe où. Dans le pays de Yonatan Berg, le service militaire, qui dure trois ans, n’est pas un simple rite de passage, mais une expérience violente où l’on a affaire à la mort. Et, dans le milieu particulier qui fut le sien, « l’interdit de tout contact physique et de toute émission de semence en vain » est plus strict et plus traumatisant qu’ailleurs. Le monde, vu de Psagot, est divisé en deux. Garçons et filles, corps et esprit, et aussi, peut-être surtout, nous et les autres. Le premier chapitre place en tête des lieux emblématiques issus du passé « le virage de la mosquée », qui, à la sortie de « l’implantation », débouche dans la ville palestinienne toute proche, qu’il faut traverser dans un mélange de fascination et d’angoisse pour gagner en voiture Jérusalem et la yeshiva.

     

    « Ce que nous pouvons mettre en commun… »

     

    De l’autre côté de l’essentielle clôture barbelée marquant les limites de la colonie, ce sont pourtant les mêmes gamins qu’on voit jouer eux aussi au foot : « Nous avions la sensation d’avoir sous les yeux notre propre image ». D’où une forme, et l’auteur emploie lui-même le mot, de « schizophrénie » particulièrement difficile et douloureuse à surmonter, qui s’exprime dans l’écriture même par une manie de l’opposition duelle : « les ultraorthodoxes-nationaux-religieux se situent aux antipodes » des colons ; « dans toute implantation, il y a une face qui suscite la honte ou la peur et une autre qui libère la respiration et fascine le regard » ; « la société y obéit à des règles (…) très strictes. En même temps, elle évolue dans une zone grise, quasiment anarchique »… Toute réflexion part ainsi du constat d’une dualité, voire d’une contradiction, et les moyens grammaticaux d’exprimer l’opposition sont omniprésents, dans une variété de traduction à laquelle il faut rendre hommage.

     

    On l’aura compris, le récit de Jonatan Berg, par-delà son intérêt documentaire évident, constitue un exemple majuscule et comme exacerbé de ce à quoi s’emploie tout travail de mémoire, dans son effort simultané pour réparer les déchirures et pour accepter les écarts. Le texte, à deux reprises, met en scène le seul moyen de mener à bien un tel travail. La première fois de façon métaphorique, dans le beau chapitre qui montre un cerf-volant venu de chez « les voisins » s’échouer derrière les barbelés de Psagot et y fasciner les enfants qui y vivent. La seconde fois, c’est explicitement l’art qui permet au narrateur de retrouver « ce qui [le] liait au paysage » de son enfance, mais aussi « à ceux qui le partageaient avec [lui] ». Plus précisément, la littérature, bien entendu. Et pas n’importe quel texte. Après avoir cité un poème du grand auteur palestinien Mahmoud Darwich, Berg ou son narrateur commente : « Mes expériences fondatrices, les barbelés, la clôture de sécurité, les patrouilles, tout ce qui se dressait entre nous (…) a commencé, par la magie de la poésie, à s’emplir de ce qui était semblable entre nous, la description d’une maison et ce qui l’entoure, la nostalgie qu’elle éveille, les odeurs ». Et de conclure : « C’est peut-être là tout ce que nous pouvons, pour l’instant, mettre en commun ».

     

    P. A.

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