• www.vosgesmatin.frHistoires bizarroïdes, Olga Tokarczuk, traduit du polonais par Maryla Laurent (Noir sur Blanc)

     

    Elle a reçu en 2019 le prix Nobel de littérature 2018, et cette distorsion temporelle a dû lui plaire : Olga Tokarczuk, psychologue et psychothérapeute, puis romancière et auteure de nouvelles, se dit, paraît-il, inspirée par William Blake, ce qui va bien avec son goût pour les histoires de magie, de religions, d’hérésies et de sectes, comme avec son intérêt pour les animaux et la nature, toutes ces inclinations se faisant volontiers jour dans des dystopies teintées d’écologisme.

     

    Les huit Histoires bizarroïdes qui paraissent cet automne chez Noir sur Blanc, éditeur principal de son œuvre en français, illustrent ces différentes sources d’inspiration. Bizarroïdes, elles le sont de manières et à des titres divers. Il y a là de courts récits de la vie quotidienne, où règne souvent l’humour noir (une mère empoisonne par-delà la mort son bon à rien de fils, auquel elle a laissé force conserves maison ; un homme est pris, pour avoir voulu porter secours à une inconnue, dans un engrenage d’invraisemblables catastrophes) ; il y a aussi des récits plus longs, où l’on reconnaît bien des topos de la science-fiction (une famille de femmes qui sont toutes, sauf une, les répliquantes d’une d’entre elles, mais laquelle est-ce ? ; une femme qui, dans un centre ad hoc, choisit de disparaître en se faisant transformer en louve ; un autre centre, dans la montagne suisse, où l’on fabrique, à partir de leurs reliques, des clones des saints)…

     

    Toutes ces nouvelles oscillent entre une fascination pour « le champ d’action de la nature », « beaucoup plus vaste que celui, si modeste, de l’homme », et un effroi tout aussi fasciné devant la frénésie avec laquelle celui-ci cherche à accroître ses pouvoirs. Elles resteraient d’une originalité relative si leurs chutes n’étaient annoncées, de loin et minutieusement, à partir de multiples détails dont la plupart renvoient aux lieux et aux objets. Un rayon de soleil qui, « s’il avait été comestible, aurait eu un goût de liqueur à l’églantine » ; « les labyrinthes d’un vieux couvent », et, dehors, « le concert du dégel » ; « l’impression inquiétante que les flaques et les crépis lépreux » d’une ville « discut[ent] entre eux, s’amus[ent] de leurs formes, échang[ent] des commérages sur les gens »… C’est par de telles notations que l’écrivaine polonaise crée un vrai sentiment d’étrangeté. On se passerait presque du reste.

      

     

    Propos et récits, entretiens improvisés avec Taos Amrouche, Jean Giono (Gallimard)photo Daniel Faure, détail

     

    Ce sont des histoires bien différentes qu’on trouvera dans les Entretiens de Jean Giono et Taos Amrouche que publie, en ce même automne 2020, Gallimard. La chanteuse et écrivaine kabyle, également productrice d’émissions radiophoniques, a raconté dans ses Carnets intimes (Joëlle Losfeld, 2014) sa relation passionnelle et difficile avec le romancier de Manosque. En 1952, associée à son frère, prénommé aussi Jean, elle enregistre une première série de conversations avec Giono. Elle récidive, seule, deux ans plus tard. Les entretiens de cette nouvelle série, qui ont lieu, pour la plupart, dans le célèbre bureau de l’écrivain (« Vous qui êtes si gentille, voulez-vous me passer ma boîte d’allumettes ? »), seront diffusés en 1955. On les trouve à présent sous forme de CD (Les Grandes Heures de la radio).

     

    En fait d’improvisation, la présentation de Christian Morzewski nous apprend que les personnages et les intrigues des histoires prétendument « inventées sur le moment » lors de ces conversations en apparence tout impromptues figuraient à l’avance dans les carnets de travail du romancier. Sans parler des variations auxquelles celui-ci se livre sur des ouvrages en cours d’écriture (ainsi de Deux cavaliers de l’orage, rédigé une première fois en 1942-43, repris plus tard et publié finalement en 1965, dont on trouvera ici une version intermédiaire).

     

    Voici donc les développements oraux d’écrits préalables, retranscrits après coup sous forme écrite. Giono y feint d’improviser… comme dans ses romans, où le récit est pris en charge par un ou plusieurs narrateurs souvent anonymes, sur le mode de la conversation faussement quotidienne (voir Un roi sans divertissement ou, mieux encore, Les Âmes fortes).

     

    Ce va-et-vient entre écriture et parole vive, cet entre-deux d’une écriture qui exhibe les signes de l’oralité et tend vers la parole et d’une parole que travaille toujours, de l’intérieur, l’écrit, voilà ce qui est au cœur de cet excitant petit livre. Son second intérêt, ce sont les histoires elles-mêmes. Ou plutôt l’art de les conter. Car Giono ne fait que ça, qu’il revienne, quinze ans avant Jean le bleu, sur son enfance, ou qu’il parle de ses œuvres (Le Hussard sur le toit, Le Bonheur fou), de celles des autres (La Chartreuse de Parme), ça finit toujours par des personnages, des passions, des décors et des aventures.

     

    On a tout dit (1) du prodigieux conteur, capable de rendre fascinants les faits les plus minuscules, portés par lui, pour reprendre un mot qui revient sans cesse dans sa bouche, à l’« extraordinaire ». Comment ? Il s’en explique sans barguigner : « Je suis toujours gêné avec la vérité » ; « J’estime que le document, on fait actuellement beaucoup de bruit autour du document, on imagine que le document c’est la chose la plus belle qu’on puisse publier et que rien ne vaut d’être écrit si on ne l’a pas vécu (…). Moi je crois que c’est tout le contraire ». Certains, aujourd’hui, pourraient méditer ces sentences.

     

    Il faut donc « consentir à être dupe », car « c’est une chose très importante dans la vie »… Et écouter Giono nous exposer sa conception de l’imaginaire, tant du point de vue de l’auteur que de celui du lecteur. Le premier : « Je peux me promener à perte de vue dans des forêts qui m’appartiennent — qui m’appartiennent parce que je les compose, parce qu’elles sont non seulement les forêts que j’ai vues (…), mais des forêts qui ont également mes couleurs, mes odeurs et mes parfums, mes propres chemins dans lesquels je rencontre mes propres animaux sauvages, et mes personnages ». Quant au lecteur : « Il a vu (…) une couleur, ou il a entendu un son que vous n’avez pas voulu apporter, qui est apporté parce qu’il a ajouté son tempérament au mot ».

     

    Le spectacle, les marionnettes, le montreur, comment les montrer… Un beau moment de littérature en train de se faire.

     

    P. A.

     

    (1) Par exemple Emmanuelle Lambert dans Giono furioso (voir ici)

     

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  • www.lerevenu.comRick Bass a été géologue, puis s’est retiré dans le Montana pour animer des associations de sauvegarde de la nature et, surtout, écrire des nouvelles, dont de nombreux recueils ont été traduits et publiés chez Bourgois. Un écrivain écolo, donc. Mais ni bien-pensant ni édifiant, même si les héros de ses récits éprouvent souvent une fascination pour la nature sauvage.

     

    Chaud et froid

     

    Car ce sont, bien sûr, des histoires de plein air. Ayant pour cadre une Amérique profonde et rurale, parfois édénique (« Les pâtures étaient tendres et grasses, l’herbe couleur émeraude (…). L’eau des rivières, maintenant d’un bleu limpide, s’était délestée des alluvions accumulés au fond (…). De temps à autre, son père et elle voyaient un aigle d’Amérique perché sur une branche de peuplier ») ; parfois moins (« C’était en pleine campagne, le long d’une route au gravillon rougeâtre semé d’ornières, une route qui ne menait nulle part »). Et, si les tableaux de la nature abondent, ils incluent sans réticence le pétrole jaillissant du sol, avec son « odeur délicieuse, très légèrement soufrée », et sa « surface sombre et sirupeuse » où libellules et papillons (« azurs, monarques, machaons zébrés ») viennent s’engluer.

     

    On serait tenté de répartir ces textes en deux colonnes, selon qu’ils mettent en scène le chaud ou le froid — extrêmes, toujours extrêmes. Histoires froides : Élan (le narrateur et un certain Matthew en tuent un puis le rapportent chez eux, long voyage-épopée dans la neige) ; L’Arbre bleu (le bûcheron Wilson et ses deux filles vont chercher un sapin de Noël, tombent en panne, reviennent à pied dans la nuit où un cougar rôde) ; La Rivière en hiver (Brandon y plonge sous la glace pour attacher une chaîne au pick-up immergé, qu’on pourra ensuite ramener sur la rive). Histoires chaudes : Ce dont elle se souvient (Lily et son père voyagent, par un bel été, de Missoula à Yellowstone) ; Chasseur de baux (le narrateur travaille à racheter à bas prix des terrains pétrolifères) ; Guide du Pérou et du Chili à l’usage d’un alcoolique (le même Wilson, qui a beaucoup baissé, voyage, toujours avec ses filles, dans les pays susdits) ; Histoire de poisson (le jeune narrateur est chargé de maintenir en vie, le temps d’une journée de chaleur accablante, un gigantesque poisson-chat). Récit ni chaud ni froid : l’étrange Coach, qui raconte la vie d’un entraîneur d’équipes de basket féminines dans les lycées — « Le mélange de passion survoltée et de profonde absurdité concocté par le basket lui tint lieu de thérapie. Il pouvait l’utiliser pour se guérir d’une vie d’échecs et de souffrances ».

     

    Derniers moments

     

    Car toutes les vies, ici, sont soit brisées soit en grand péril. Il y a beaucoup de femmes qui boivent et de pères en détresse, qui boivent aussi. Peu ou pas de violence directe, mais un climat de danger permanent, et la présence, à l’arrière-plan, de tout ce qui menace : « échec scolaire », « abus d’alcool ou de drogue », « divorce », « drames familiaux ».

     

    Que racontent ces huit nouvelles ? Rien qui ne doive se lire entre les lignes : basculements imperceptibles, carrefours de la vie où l’on bifurque sans toujours le savoir, dernières fois — que le titre original, For a little while, suggère mieux que l’épico-écologique Rivière en hiver. Pendant que tous deux errent dans une campagne de rêve, Lily passe à l’âge adulte et son père entre dans le monde d’Alzheimer. Le sapin de Noël de Wilson marque le début de ses malheurs, et son voyage en Amérique du Sud est probablement l’ultime rémission avant le départ de ses filles et sa chute finale. Le héros de Chasseur de baux prend congé de son éducation mormone pour devenir, en toute discrétion, un franc salaud. Ainsi de suite.

     

    On croise de possibles sorcières, des animaux qui ont l’air de « monstres de la mythologie », on voit une femme danser avec une dépouille de poisson évoquant « un homme vêtu d’un veston noir aux reflets argentés ». Tout baigne dans une lumière étrange, entre réalisme et légende. Et Lily, dont les rêveries accompagnent, en contrepoint, le défilé somptueux des paysages derrière la vitre de la voiture paternelle, imagine la vie d’une chanteuse dont elle a vu le nom sur une affiche, la nuit d’orage vécue par les habitants âgés de vieux camping-cars, l’existence d’un « homme d’âge mûr et grisonnant » qui la regarde passer depuis la galerie de son « mobile home déglingué »… Autant de sujets de nouvelles à la manière de Rick Bass : énigmatiques et tristes, mais prises dans la splendeur du monde comme les papillons dans le pétrole.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneParmi les lecteurs de ce blog, il n’aura échappé à personne que je parle rarement d’essais. Surtout quand ils sont socio-historiques. Mais les plus attentifs de ces mêmes lecteurs n’auront pas davantage laissé de le remarquer : je n’ai pas rompu tous les liens avec la région qui m’a vu naître (pourquoi les romprais-je ?). Et, par ailleurs, j’ai souvent dit le bien que je pensais des écrits de Pierre Kretz, homme de théâtre et romancier (1). Lequel n’a pas digéré la disparition officielle de la région Alsace, fondue récemment dans le Grand-Est, ni le mot malheureux d’un récent président de la République qu’on a vu mieux faire : « L’Alsace n’existe plus ». Kretz nous avait déjà donné, sous ce titre, en 2017, un essai vengeur (2). Il récidive aujourd’hui chez un autre éditeur et sur un autre ton.

     

    Du Rhin jusqu’à Nogent-sur-Marne

     

    Seulement, est-ce encore un essai ? On serait plutôt dans le genre du pamphlet. Mais d’un pamphlet qui se jouerait des genres. Je ne m’aventurerai pas sur le terrain même du débat. Pierre Kretz ridiculise avec mordant le centralisme excessif, les hommes politiques versatiles et les universitaires paniqués à l’idée de sembler passéistes — gageons que parmi toutes ces personnes, citées nommément, il ne se fera pas seulement des amis. Pour démontrer l’absurdité d’une « région » s’étendant des bords du Rhin aux confins du bassin parisien, il puise ses arguments dans la géographie et, surtout, dans l’Histoire. Ce qui nous vaut un chapitre, intitulé Histoire d’une fiction, dans lequel il parcourt, brillamment et à bride abattue, les métamorphoses compliquées de la province perdue, depuis les Romains jusqu’au covid. Point culminant : la période 1870-1945, qui voit les Alsaciens changer quatre fois de nationalité et mener deux guerres sous l’uniforme allemand, le plus souvent contre leur gré. Et l’auteur de Vies dérobées (3) de revenir sur la tragédie des malgré-nous, ainsi qu’on les désigne entre Vosges et Rhin, enrôlés de force dans la Wehrmacht, voire dans la SS.

     

    Que penseront de tout ça les « Français de l’intérieur » (« En alsacien ça donne "Inner Frànkrich" »), c’est-à-dire, comme le rappelle malicieusement Kretz, « l’immense majorité de [nos] compatriotes » ? Se sentiront-ils concernés par les drames d’une province plus particulière qu’aucune autre ?... Si on peut présumer que oui, c’est pour les raisons mêmes qui font, me semblent-ils, que le livre de Kretz a bien sa place sur les pages de ce blog.

     

    « Dans l’ombre de tous ces morts »

     

    Pour raconter la « fiction » alsacienne, notre auteur a recours à une autre fiction : son narrateur a été, nous dit-il, longtemps malade ; il souffrait d’« alsacondrie », ce mal dont sont atteints les Alsaciens qui se cramponnent frénétiquement à leur province et refusent les bienfaits modernistes du Grand-Est. Seulement, celui qui parle ici est guéri de ses errances. Et c’est sur un ton navré qu’il les détaille, et avec enthousiasme qu’il chante les vertus de la région nouvelle. Cet usage de l’ironie est la première trouvaille du livre, et on peut regretter que, dans le dernier chapitre, « J’ai replongé », l’auteur tombe le masque et signe de son nom. Mais ce chapitre est court. Tout en savourant le comique pince-sans-rire et la fausse naïveté chers à Kretz (4), le lecteur parcourt la plus grande partie de l’ouvrage avec la sensation d’un étrange et séduisant déséquilibre. Le mélange des tons et des genres vient encore l’accroître. Avec Kretz, l’enfance n’est jamais loin. Elle affleure au détour de presque chaque page, sur le mode de l’humour quand il s’agit des excursions du dimanche dans « la CCIII » paternelle (« Pour les rois, on emploie des chiffres romains, alors que, pour les Peugeot, ce sont des chiffres arabes [mais] tout ceci n’est qu’une question de convention »). Le ton cependant se fait plus grave pour parler des silences qui recouvraient certains pans d’un passé familial malmené par l’Histoire. Et on en vient à cette belle évocation de la ruelle villageoise où le prétendu narrateur a passé son enfance, et sur laquelle pesait « une chose lourde et invisible », « une chose qui était liée aux souvenirs de ceux qui y vivaient et reliée aux fantômes de ceux qui y avaient vécu » — « Nous vivions dans l’ombre mystérieuse de tous ces morts ».

     

    La singularité alsacienne mêle un sentiment de profonde appartenance à une région singulière au vertige identitaire profond qui l’accompagne. Pour la dire, Pierre Kretz invente un essai qui tient de la fiction, une fiction qui tient de l’autobiographie, une écriture bondissante où le rire dit la colère et l’abyssale mélancolie. Une écriture claudicante et nerveuse, à l’image exacte de son sujet. Un morceau de littérature, en somme.

     

    P.A.

     

    (1) Pour en savoir plus sur lui, voir l’entretien qu’il a accordé à ce blog.

    (2) L’Alsace n’existe plus, Le Verger, 2017

    (3) Le Verger, 2018, voir ici

    (4) Voir, par exemple, Quand j’étais petit, j’étais catholique (La Nuée-Bleue, 2005).

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  • www.alibabuy.comIl est vraiment très étonnant qu’un tel livre soit publié sans la moindre note. Car, enfin, qu’est-ce que le Mouvement de Lapua ? La Lotta Svärd ?... Qui sont Vihtori Kosola, Päavo Nurmi, Tauno Palo ?... Vous le savez peut-être mais moi, je l’avoue, non. Et je doute un peu d’être le seul lecteur français à mal connaître les détails de la très mouvementée histoire de la Finlande entre 1917 et 1947.

     

    Faisons donc nos propres recherches. Et rappelons que, duché autonome russe, le pays proclame en 1917 son indépendance, pour sombrer aussitôt dans une guerre civile opposant les Rouges aux Blancs, alliés de l’Allemagne, qui se termine par la victoire des seconds et la proclamation de la république. En 1939, l’URSS, tranquillisée par le pacte Molotov-Ribbentrop, lance la Guerre d’hiver, et la gagne. Mais, en 1941, la Finlande se joint à l’Allemagne nazie pour l’opération Barbarossa (c’est la Guerre de continuation). En 1944, cependant, le pays signe un armistice avec Moscou et se retourne contre l’Allemagne (c’est la Guerre de Laponie). Enfin, en 1947, la Finlande retrouve une indépendance placée sous le contrôle distant mais sourcilleux de l’Union soviétique.

     

    Le point de vue de la bécasse

     

    Voilà. Armés de ce très succinct vade-mecum, vous pouvez vous plonger dans les aventures de la Colonelle, qu’on écoute se souvenir, au seuil de la mort, d’une jeunesse passée dans le contexte évoqué ci-dessus. Après la mort de son père, elle tombe, encore toute jeune fille, dans les bras du Colonel, ami de celui-ci et comme lui ex-jäger (1). Sous l’influence de cet amant, plus âgé qu’elle de trente années, elle se détourne du fascisme paternel pour glisser dans une sympathie de plus en plus franche pour les nazis. C’est dans cet état d’esprit qu’elle traverse les conflits que j’ai mentionnés, en observatrice attentive quoique obsédée surtout par sa relation avec son mentor : « La guerre, au total, n’a fait qu’intensifier les sentiments que le Colonel et moi éprouvions l’un pour l’autre »….

     

    Cependant, après la fin des hostilités et, enfin, le mariage, cet amour-passion où le sexe joue un grand rôle tombe d’un coup dans la violence, le guerrier au chômage laissant ses pires tendances s’épancher dans le cadre du foyer conjugal. Ayant réussi, non sans mal, à s’arracher à cet enfer, l’héroïne-narratrice trouve dans un village du Grand Nord la sérénité et un nouveau compagnon avec qui mener une fin de vie paisiblement consacrée à l’écriture. Car, depuis sa prime jeunesse, « inventer », « décrire les lieux et les gens » lui était « aussi facile que de boire un verre d’eau ».

     

    Résumé de cette existence par celle qui l’a vécue : « Papa a fait de moi une fille de la Finlande blanche, le Colonel, une nazie. Je n’ai honte ni de l’un, ni de l’autre ». C’est bien ce qui trouble. Et qui fait la vraie violence du livre de Rosa Liksom, auteure bien connue dans son pays et traduite en de multiples langues, mais peu en français (2). Une des originalités de ce roman étonnant consiste en ceci : raconter l’histoire tragique d’un pays déchiré en adoptant le point de vue d’une bécasse. Et le résultat est d’autant plus frappant que la construction, par juxtaposition de souvenirs présentés comme des anecdotes, imite à la perfection les plus authentiques récits de vie. Une vie, ici, dépourvue de toute culpabilité et dominée par l’étrange fascination éprouvée pour une brute épaisse.

     

    Tout cela confère à ces prétendus souvenirs une tonalité assez ahurissante. En visite d’étude en Pologne occupée, notre amie se lie avec Ilse, son hôtesse, femme d’un officier S.S., laquelle « trouv[e] merveilleux de vivre dans cette nouvelle Grande Germanie où règn[e] une liberté si illimitée qu’elle perm[et] aux Allemands de faire tout ce qu’ils [veulent] ». De retour en Finlande, elle passe de « bons et merveilleux moments, comme cette soirée au sauna avec Himmler ». Les fêtes se succèdent, gibier, alcools, vins fins, et « la bonne odeur propre aux Allemands ». L’essentiel pourtant reste l’amour : quand, pendant la Guerre de Laponie, le Colonel et elle convolent, elle s’écrie sans malice ni nuances : « C’est le plus beau, le plus lumineux et le plus heureux jour de ma vie ».

     

    « Demoiselle Finlande »

     

    Évidemment, la bécasserie de cette bécasse s’explique en grande partie par le fait qu’elle constitue une allégorie de la « Demoiselle Finlande », explicitement désignée ainsi dans le texte, et dont Rosa Liksom, qu’on a parfois qualifiée d’écrivaine « punk », trace ici un de ces portraits volontiers dits au vitriol. Née sous le double patronage d’un père fasciste et d’un oncle « rouge », violée dès l’enfance par un futur nazi, grandie dans la haine des Russes, l’anonyme héroïne avoue tout uniment : « J’aimais l’odeur du cuir et les hommes en uniforme ». Mais elle est aussi possédée par une passion quasi-mystique pour la terre lapone. Et, par cette passion, « Demoiselle Finlande » échappe à la bécasserie intégrale.

     

    « Les pins aux flancs brun-roux bruissaient dans le vent, les sapins barbus de lichen rugissaient, l’écho roulait dans les rochers et un vol de grues craquetait au firmament. Comme saisie de fièvre, j’ai perdu la tête et ri à gorge déployée ». Après cette première extase, vécue en marge d’un camp de la Lotta Svärd (3), les bois, les lacs, les tourbières de l’extrême septentrion formeront un contrepoint permanent à la folie des hommes. Le Colonel partage cette passion avec sa maîtresse, et tous deux, « dans de vieilles forêts de sapins », passent de longs moments à écouter « les chants des perdrix des neiges et des coqs de bruyère ». C’est là que ça devient compliqué. Du coup, encore plus dérangeant. Mais à quoi servirait la vraie littérature, si ce n’est, loin des certitudes pré-formatées et de la morale, à déranger ?...

     

    P.A.

     

     (1) Les jägers étaient des volontaires finlandais, anti-Russes, entraînés en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale. Ils se fondront ensuite dans la Garde Blanche, puis dans l’armée régulière.

     (2) Citons néanmoins Compartiment n° 6, même (remarquable) traductrice, déjà chez Gallimard (2013).

     (3) Organisation de volontaires auxiliaires féminines dans l’armée finlandaise pendant la Première Guerre mondiale. Elle sera ensuite associée à la Garde Blanche, elle-même milice anticommuniste constituée pendant la Guerre civile.

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  • www.npr.orgHeurs et malheurs du sous-majordome Minor (Actes Sud, 2017, voir ici) était un roman habile et drôle, placé sous le signe du pastiche et marqué au coin d’une réjouissante absurdité. Dans French exit, le pastiche est peut-être moins visible ; l’absurdité, toujours bien là, est assez appuyée pour neutraliser ce qui pourrait parfois apparaître comme une volonté un peu systématique de faire rire.

     

    Malcolm a plus de trente ans mais vit avec sa mère, Frances. C’est le cas depuis ses douze ans, âge où il a perdu Franklin, son père, avocat riche et agressif réincarné depuis dans Small Frank, chat de son état. Suzan essaie en vain d’attirer le jeune homme hors d’une relation qui est un curieux mélange de fusion et de distance. Le couple Frances-Malcolm ne travaille évidemment pas, et jette l’argent par les fenêtres au point que, un jour, il n’y en a plus. Privés de leur grand appartement new-yorkais et de tous leurs biens, ils vont se réfugier à Paris, dans le logement (élégant) d’une amie. Là, on voit se succéder les personnages improbables, les repas, les beuveries, les conversations légèrement délirantes, jusqu’à ce que se produise ce qui peut éventuellement justifier le sous-titre : « Une tragédie de mœurs ».

     

    Dickens au pays du nonsense

     

    Formule qui semble d’abord un peu exagérée. Mais il est vrai que le ton, si l’humour foutraque y domine, ne va pas sans certains accents crépusculaires. « Satire de la haute société américaine » et « émouvante virée mère/fils », ajoute la quatrième de couverture. Satire, satire, on peut toujours dire ça, même si le réalisme est si bien battu en brèche qu’on se croirait plutôt dans certaines des gracieuses fantaisies de Woody Allen. Quant à la « virée mère/fils », je ne suis pas sûr qu’elle soit émouvante. Les rapports entre Malcolm et sa génitrice sont d’une singularité insolemment réjouissante, c’est sûr. Cependant rien n’est à proprement parler émouvant, dans ce roman. Certes, tout le monde a eu une enfance catastrophique, tant Malcolm, abandonné tout l’été dans son école déserte (ce qui nous vaut un beau mini-roman dans le roman), que Frances, qui a essayé, en son temps, de mettre le feu à la maison pour attirer enfin l’attention de sa mère. Cependant, tout cela est plutôt de l’ordre de la référence littéraire, et renvoie à celui auquel on pense souvent ici : Dickens.

     

    C’est en effet à un décalque inversé de l’univers du grand romancier britannique qu’on croit plus d’une fois avoir affaire : la pauvreté extrême devient la grande richesse, et le sentiment d’abandon trouve son expression dans le si britannique nonsense, que l’auteur de David Copperfield était du reste loin d’ignorer.

     

    Viande saignante et sandwich au fromage

     

    Les héros de deWitt sont tous restés peu ou prou coincés dans l’enfance, et tout, dans le récit de leurs aventures, tourne au jeu et à la fantaisie loufoque. À commencer par l’écriture, où l’usage du point de vue (quasi) omniscient accroît l’effet des juxtapositions désopilantes : « "Bon, Malcolm, je regrette de casser l'ambiance mais on dirait bien que je suis amoureuse de toi." Il sortit de sa poche un sandwich au fromage qu’il avait secrètement transporté jusque-là et mangea en silence ».

     

    « Je ne suis pas à l’aise quand les choses n’ont plus de sens », déclare un personnage dont on nous avait annoncé : « On remarquait qu’il semblait parfaitement normal, puisqu’il n’avait aucun humour ». C’est dans les portraits que l’art de la formule et le sens du comique absurde se déploient le plus ostensiblement. Exemples : « M. Baker s’apparentait à un rongeur, non pas qu’il se comportât comme tel, mais il ressemblait bel et bien à une souris » ; « [Il] portait un costume de lin blanc mal coupé et usé, respirait avec difficulté, le visage aussi rouge qu’une viande saignante. Il fixait un verre de tequila qu’il tenait à la main ».

     

    Dickens revu par Lewis Carroll. Et un certain désespoir nonchalant traité sur le mode de la dinguerie. Car le nonsense, après tout, c’est l’absence de sens : si les personnages de Patrick deWitt paraissent si légers et flottants, c’est peut-être en raison du vide qui les habite et dont la certitude ne les quitte pas. S’il y a du tragique dans leur histoire, c’est bien dans cette certitude qu’il réside.

     

    P. A.

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