• apahau.orgLa première réussite, c’est le titre. Non seulement par sa simplicité efficace et sa limpidité trompeuse, mais parce qu’il annonce tout d’un livre dont il ne dévoile pourtant rien.

     

    Oui, bien sûr, c’est l’histoire d’une fille, puis d’une femme, et de la « perte de chance » initiale à surmonter que cela représente dans une société faite par et pour les hommes. Cette fille s’appelle Laurence, comme Camille, mais n’a pas le même nom de famille. Elle est née à Rouen, contrairement à l’auteure, qui y a cependant enseigné. Son père, médecin et protestant, aurait rêvé d’avoir un fils. Pour lui, « C’est une fille » sonnera, à trois reprises, comme « Ce n’est pas un garçon ». En partant de sa naissance, on suit Laurence au long d’un parcours par étapes, réparties sur trois chapitres de longueurs inégales. Le plus long et le plus brillant est consacré à son enfance. Premier moment fort : la mort, à quelques jours, d’une petite sœur, et la culpabilité qu’elle déclenche (« Elle t’a fait tomber des bras maternels ? À mort ! »). Culpabilité que viendra ranimer, quelques années plus tard, le quasi-viol subi de la part d’un oncle. Angoisses, efforts pour être « impénétrable », mais aussi découverte du fantasme et de la jouissance : « Elle a découvert un truc extraordinaire, un genre de grotte d’Ali Baba, une lampe d’Aladin qu’il suffit de frotter ».

     

    Le corps, le héros

     

    Jusqu’à ce qu’au seuil de l’adolescence le désir fasse son apparition, ce « manque [qui] la rend vivante, tandis que la nuit la fait morte ». Encore quelques années, et un avortement, dans les conditions de l’époque et grâce au MLAC, vient clore cette première partie. La seconde raconte, bien des années plus tard, la mort à la naissance du fils de Laurence, Tristan, provoquée indirectement par un complot de pères. Encore plus tard naîtra Alice, qui mettra fin à l’histoire en réconciliant sa mère avec le destin.

     

    On le voit, ce récit d’initiation est d’abord une odyssée physique, où le corps est le héros le plus apparent. L’angoisse et la violence y sont contrebalancées par l’humour, souvent grinçant, toujours présent. Ainsi de la désopilante leçon de choses donnée par le père soucieux d’initier Laurence et sa sœur, Claude, aux mystères de la vie : « Le cohit consiste en la pénétration du pénis du garçon, appelé aussi verge (zizi, bite, zob, traduit Claude qui a déjà reçu pas mal de lettres [de garçons], vit, dard, membre, traduit Lolo qui a déjà lu pas mal de Sade) dans le trou de la fille, appelé vagin (chatte, moule, temple de Vénus, autel de la nature)… » Et, bien sûr, cette odyssée physique est aussi une saga historique, où cinq générations de femmes défilent, de l’arrière-grand-mère de l’héroïne jusqu’à sa fille, des années 1960 à nos jours.

     

    L’aventure d’un mot

     

    Cependant il y a, en plus du brio et de la justesse, autre chose, qui fait de Fille plus qu’un témoignage ou un livre à sujet dans l’air du temps : une véritable œuvre littéraire. C’est-à-dire une œuvre de langage, et dont le langage est le personnage essentiel. Ce n’est pas le cas ici seulement au niveau de l’énonciation, où le jeu admirablement réglé des changements de pronoms personnels articule le passage d’une étape à l’autre, le je relayant le tu quand la jeune enfant commence à parler, puis disparaissant derrière le elle quand le sujet Laurence est barré par le viol, avant de renaître quand le désir lui rend sa place. Les expressions toutes faites et les mots de la chose jouent aussi un grand rôle (« J’attends mes machins, t’a tes ragnagnas, elle a reçu sa lettre mensuelle, nous avons nos histoires, vous avez vos périodes, elles ont leurs mickeys, leurs coquelicots, leurs ours, les Anglais ont débarqué, je reçois mes parents de Montrouge, le Cardinal est arrivé, l’Armée rouge est en ville, le ketchup est servi… »).

     

    Mais, plus encore qu’un récit où les mots tiennent leur place, le livre tout entier est l’aventure d’un mot. Ce mot de fille, que le titre énonce, génère, en se déclinant, les moments de la vie de Laurence, comme l’annonce une de ses premières découvertes linguistiques : « Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère (…). La fille ne sort jamais de la famille ». De ses « souvenirs de fille », on passera à sa vie de (jeune) fille, puis de femme (mais « le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens "une femme" et, le cas échéant, "la femme de" »). Jusqu’à ce qu’elle soit enfin mère d’une fille à son tour, et que celle-ci, devenue jeune fille, choisisse comme objet d’amour une autre fille…

     

    Bien sûr, on est dans l’autofiction, et cette histoire, c’est l’histoire intime d’une écrivaine, qui, découvrant Racine et Corneille, comprend que « l’amour, c’est quand on veut mourir » mais qu’au théâtre « quelque chose empêche qu’on le fasse (…) : c’est la rime ». Pourtant c’est aussi l’histoire intime de toutes les femmes — et des hommes en plus. Tant il est vrai que c’est le langage qui découpe le réel et balise les corps, les occultant et les révélant à la fois. Camille Laurens le sait bien, c’est ce qui lui permet de s’avancer sans crainte ni rupture d’intensité sur les terrains les plus glissants (la maternité, la petite enfance, les rapports mère-fille…). Et d’y faire naître, comme en plus, par la grâce de l’écriture, une vraie émotion. Bravo l’artiste.

     

    P. A.

     

    Illustration : Lucas Cranach, Allégorie de la justice, 1537

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  • www.pinterest.frS’est-on jamais complètement remis du naturalisme ? Ce rêve : dire la réalité de manière assez aiguë pour qu’on croie la toucher du doigt, tant dans sa densité matérielle que dans son épaisseur historique et sociale, et si c’était au fond le grand rêve du roman ?... Beaucoup en tout cas continuent à tourner autour, si on y prend garde. Sans pouvoir se résoudre davantage à reproduire l’idéal qu’à y renoncer, et y ajoutant toujours d’autres dimensions : psychologie, philosophie, supplément d’âme… Notre époque craint la matière brute.

     

    Brigitte Pilote, dont c’est le troisième roman, procède de façon plus originale : par soustraction. S’emparant du roman à la Zola, elle en retire ce qui en faisait justement l’originalité et la puissance : la matière. Mais, du coup, le résultat de l’opération est un produit assez original aussi, à sa façon : un roman naturaliste évidé.

     

    Hors-sol

     

    Les Sever, qui portent bien leur nom, père (Émile) et fils (Florian), vivent seuls dans leur ferme. Émile, souvent désigné comme « le veuf », l’a été jeune. Quand la poliomyélite a frappé Florian encore en bas âge, le laissant avec un pied déformé et paralysé, ce père a frôlé le suicide avec son enfant. Puis, se reprenant, il a décidé de devenir plutôt riche et puissant afin de « préparer l’entrée en scène » d’un fils habitué dès toujours à se passer des autres et de leur jugement. Cependant quelque chose manque pour qu’Émile puisse entrer dans « le cercle fermé des patriarches qui ont traversé la vie et n’ont plus d’autre aspiration que celle de regarder vivre leur descendance avant que la mort ne vienne les chercher ». Il embauche donc une jeune servante. Et c’est parti : le huis clos déplie une à une à peu près toutes les possibilités dont il était riche. Le mariage programmé a lieu ; mais il reste blanc, car, dans la vie de Florian, il y a Joe, le cordonnier ; pourtant, un héritier voit le jour ; car, sans qu’on comprenne très bien pourquoi, la jeune femme, avant d’épouser le fils, est allée trouver dans sa chambre le père, que cependant elle déteste et qui le lui rend bien. Ainsi de suite jusqu’au dénouement tragique, et à l’épilogue ouvert sur un nouvel avenir, comme de juste.

     

    Tout cela se déroule dans une campagne au climat rude, où il y a des murets de pierre entre les champs. Mais encore ? Ceux qui, au vu de la « guirlande de fleurs de lys » ornant les nappes du repas de noces, seraient tentés de songer au pays d’où nous vient Brigitte Pilote, devraient vite y renoncer en voyant Florian envisager de fabriquer et de vendre du sirop d’érable « comme on en fait au Canada ». Pourtant, Émile se félicite d’avoir échappé aux « tranchées où ont péri tant d’hommes sur le continent ». Grande-Bretagne, alors ? Pour tout simplifier, il y a des « icônes » à l’église, la maison est une « longère » et elle est couverte de « lauzes ». Allez vous y retrouver.

     

    Les tranchées… À quelle époque sommes-nous ? Il n’y a pas de téléphones, portables ou fixes, pas d’ordinateurs, la radio, mais la télé bien tard. On bat le blé au fléau et on se déplace dans des carrioles attelées, car les paysans de l’endroit, qui « résistent au remembrement », ne veulent pas de tracteurs. Et, en même temps, comme qui dirait, on installe des éoliennes, tandis que pointent çà et là d’indéniables signes de modernité écolo-bobo. Où et quand est-on donc ? Dans une étrange campagne hors-sol, dans un rêve de pure campagne, toujours aujourd’hui telle qu’en elle-même, intemporelle, vaguement biblique. De la « femme qui rit » (ce n’est pas à prendre au pied de la lettre), laquelle n’a pas de nom et presque pas de passé, on sait seulement qu’elle a vécu dans un couvent. C’est pourquoi elle connaît les simples : couvent = culture des simples. Et sur un vitrail de l’église, où figure un arbre de Jessé, « on dirait que son histoire est déjà écrite ».

     

    Bœufs de dictionnaire

     

    Pourquoi pas. Seulement, cette volonté d’abstraction se répercute à tous les niveaux du livre. Ce qui, en principe, devrait donner densité et chair à ce type de récits, c’est la description. Et tout spécialement celle de la nature, dont on a coutume de dire, en pareils cas, qu’elle constitue un personnage à part entière. Or, difficile d’imaginer plus épuré que ce monde rural-ci. On voit des « feuilles chahutées par le vent », mais des feuilles de quoi ? Quelqu’un « observe les rangs de blé mûr onduler » ; on aimerait bien les voir aussi, nous autres, seulement personne ne prend la peine de nous les montrer. Même les vaches et les bœufs surgissant, la nuit, dans l’étable, sous le faisceau d’une lampe torche, restent de purs concepts bovins, des animaux de dictionnaire.

     

    Est-ce fait exprès ? Qui peut le dire ? La relative pureté de la langue (malgré l’observer onduler ci-dessus) ajoute encore à l’impression d’évoluer dans un lieu impalpable et dépourvu de couleurs, un dessin où l’univers se réduirait à quelques lignes, élégantes mais simplement indicatives. C’est troublant.

     

    Que reste-t-il, une fois soustraite ainsi la substance des choses ? « Un monde terrien où les êtres se débattent avec eux-mêmes », dit la quatrième de couverture. Pour le monde terrien, c’est raté. Des êtres qui se débattent et se battent, ça, oui. À coups de points de vue alternés, et selon un mode de narration qui contribue, s’il en était besoin, à l’étrangeté de l’ensemble : ellipses, petites touches, informations arrivant souvent après coup et comme en passant. C’est d’ailleurs cette manière de raconter qui soutient l’intérêt et intrigue quand même : on suit le jeu de piste en se demandant comment tout cela va finir. Mais quand arrivent les crises, la violence elle-même est indiquée plutôt que montrée ou ressentie.

     

    Bref, voilà un objet littéraire assez singulier, y compris par le soin et la précision de sa facture. On l’examine, et l’on est tenté de se demander, perplexe : à quoi ça sert ? Que voulait dire et faire exactement Brigitte Pilote ?... Écoutez : lisez, et, si vous avez une hypothèse, donnez-la moi.

     

    P. A.

     

    Illustration : Rosa Bonheur, Labourage nivernais, détail (1849)

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  • www.moreeuw.comJe me souviens encore du jour d’hiver, déjà lointain, où j’ai découvert, dans une salle du musée d’Ostende, l’existence de Léon Spilliaert. J’étais tombé en arrêt devant, si je ne me trompe, l’Autoportrait au miroir de 1908, qu’on trouve reproduit, avec vingt autres tableaux ou dessins, en regard du texte inédit qu’Arléa fait paraître dans sa collection de poche.

     

    Je ne savais rien alors de ce que Stéphane Lambert nous y apprend dans une rapide note biographique en tête de volume : la naissance de l’artiste à Ostende en 1881 ; le père parfumeur ; la passion pour la littérature symboliste et pour Nietzsche ; les études à Bruges, l’amitié avec Verhaeren et Ensor, les dix années d’inspiration intense qui prendront fin avec la Première Guerre mondiale, trente ans avant la mort du peintre. De ces années datent les lavis très noirs que l’on connaît, où se débat une réalité devenue quasi fantomatique.

     

    Poèmes en prose

     

    C’est pour que les choses soient dites, cette note en tête de volume — et pour pouvoir se plonger en toute liberté dans ce qui compte vraiment. À savoir l’obscur objet que Stéphane Lambert poursuit, de peintre en peintre, dans les livres qu’il a consacrés à Nicolas de Staël, Rothko, Monet ou Goya (voir ici). Ces gens-là cherchaient à saisir ce qui est au-delà des apparences. Et leurs œuvres éveillent en chacun le pressentiment de cet invisible qui fait la trame de fond du monde. « Point de ralliement avec l’autre » (Visions de Goya), le tableau ouvre donc aussi un espace intermédiaire entre soi et soi, la peinture et les mots, la profondeur et la surface.

     

    Pour y accéder, Lambert varie à chaque fois l’angle d’approche. Dans Visions de Goya, il tentait le faux journal de voyage. Les courts chapitres du volume d’une centaine de pages qu’il consacre aujourd’hui à l’artiste belge tiennent, quant à eux, du roman biographique en lambeaux (dont seuls resteraient quelques instants significatifs), du recueil de nouvelles et de la suite de poèmes en prose.

     

    « La même densité qu’un homme qui dort »

     

    Roman biographique, quand le narrateur cède la parole à Spilliaert lui-même ou à ceux qui l’ont connu. Courts récits fantastiques comme cette étrange visite dans un musée désert, ou l’apparition peut-être rêvée d’une dame en rose, dans le train entre Bruxelles et Ostende. Mais l’essentiel, ce sont les épiphanies poétiques d’une ou deux pages, qui font songer à Baudelaire (la Belgique, peut-être ?). Il y a là des tableaux du peintre, plutôt évoqués que décrits, et des paysages des Flandres peints, en mots, par l’écrivain. Il y a des comptes rendus d’expériences nocturnes qui peuvent être celles de l’un ou de l’autre, et qui, par leur tonalité hallucinée, tiennent autant de Maldoror que de Maeterlinck (« Les rafales de vent froid éveillent les morts disloqués. Particules de vies décomposées, échouées sur les côtes, prêtes à renaître. Les châteaux de sable ne survivront pas à la nuit »).

     

    Peu à peu, les effets du commerce hypnotique avec un peintre mort en 1946 se font sentir : « Les lieux familiers tout à coup s’épaississent d’une doublure invisible », écrit le narrateur. « Leur passé désoriente ma présence. Un vide s’ouvre sous mes pieds ». Mais ces effets, ce sont ceux que ressent tout le monde, lecteur compris. On sent s’entrouvrir la porte de cette dimension que les perceptions cachent et révèlent. « Parfois je reste des après-midi entiers dans le laboratoire paternel », disait le peintre. « Je regarde, médusé, les flacons de parfum. Ils ont la même densité qu’un homme qui dort ». Et ailleurs : « Entrer tranquillement dans la connaissance des choses, pousser sans trembler les éléments connus jusqu’à leur point de ralliement avec le mystère ». C’est un peu de ce mystère qu’on trouve, capturé par Stéphane Lambert, dans les pages de ce petit livre élégant, sombre et lumineux.

     

    P. A.

     

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    Illustrations : Autoportrait (1907) et La Chambre à coucher (1908)

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  • photo Pierre AhnneQu’est-ce qu’un livre culte ? Des exemples viennent à l’esprit : Les Fruits de Congo, de Vialatte, La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole. Le Grand Meaulnes aurait pu être un livre culte, mais il est devenu trop célèbre : le livre culte exige une relative obscurité ; pour qu’il y ait culte, il doit y avoir mystère.

     

    Le livre culte n’est pas nécessairement unique, mais c’est tout comme. Il émerge, écrasant un peu les autres productions de son auteur. C’est le signe de sa caractéristique principale : la singularité. Le livre culte est, avant tout, bizarre.

     

    Les Saisons, de Maurice Pons, paru chez Juillard en 1965, réédité, depuis 1975, plusieurs fois par Christian Bourgois jusqu’à cette parution en poche de juin 2020, pourrait être un exemple type. Scénariste, journaliste, éditeur d’occasion, réalisateur et même acteur de temps à autre, l’auteur a écrit et publié d’autres choses. Mais Les Saisons restent. Et, pour ce qui est de la bizarrerie, on a de quoi faire.

     

    « Par chez nous… »

     

    Du passé de Siméon, on saura seulement qu’il est tragique ; que le héros a vu bien des horreurs dans les camps où il a été détenu, sous le soleil du désert, et où il a assisté à la mise à mort d’une sœur aimée (on se rappellera au passage que Pons fut, en 1960, un des signataires de l’Appel des 121 contre la guerre d’Algérie). Le personnage surgit « vers le seizième mois de l’automne ». Car, dans cette vallée reculée, les saisons sont spéciales : quarante mois de pluie, puis quarante mois de gel. Seul mode de chauffage : se trouver à temps un animal à fourrure et se l’attacher autour du ventre. Le temps, de façon générale, connaît un écoulement particulier. Que fait-on ? Rien. On récolte vaguement des lentilles, qui constituent l’unique production et la seule nourriture. Et on se livre parfois à des jeux et des fêtes où le concours d’extraction de comédons tient une grande place.

     

    On n’a jamais vu d’étranger. Aussi le visiteur suscite-t-il d’emblée une méfiance hostile. Surtout lorsqu’il annonce qu’il veut être écrivain, et croit avoir trouvé dans « ce lieu de grâce et de merci » l’endroit où créer sa première œuvre. La citation, empruntée à Saint-John Perse (Neiges), suggère assez que notre personnage a de grandes ambitions : « Les hommes s’y sont mal pris pour faire leur monde », et « celui qui veut essayer de reconstruire quelque chose, il faut qu’il reparte de rien ». Les gens du pays, ravis de l’apprendre, sont ce rien. Et Les Saisons constituent le récit des souffrances, des humiliations et des mutilations que Siméon subira parmi eux, perdant successivement un pied, une main, un autre membre… Bref, son entreprise est un échec. Les espérances que, tout de même, il aura fait naître, se muent en déception et se retournent contre lui. « Tu voulais quoi ? », lui demande l’un des autochtones, « Enrichir le monde avec tes monuments, avec tes petits paniers de voyelles et d’consonnes… Et pis quoi encore ?... L’amour au bord des fontaines, des papillons pour les collectionneurs ? Ça s’peut pas, par chez nous… (…) C’est Pourriture qui gagne, et qui fait la loi ! »

     

    Grotesque triste

     

    « Pourriture » est en effet le maître-mot de ce qui semble une fable très noire sur la solitude de l’artiste et sur la condition humaine. Mais, pas plus qu’on ne peut réduire à l’allégorie les récits de Kafka ou (montagne, ici, oblige) de Ramuz, on ne rend compte, à l’interpréter, ni de l’extrême étrangeté du roman de Pons ni du plaisir très particulier qu’on prend à le lire. L’alliance du réalisme le plus minutieux et d’une fantaisie qui devient vite toute naturelle en est une des causes. À laquelle s’ajoute l’usage du comique. Comique de mots, parfois pris au pied de la lettre : pour son chauffage individuel, la jeune Louana a choisi le chat : « Siméon ne pouvait manquer de voir, entre les petites cuisses blanches, la grosse touffe de poils noirs que formait l’animal endormi ».

     

    Le corps, ses fonctions, sexuelles et autres, ses organes, jouent un grand rôle dans ce récit où se déchaîne aussi un grotesque extrême. C’est Rabelais, moins l’optimisme. Dans un hilarant contraste avec la dignité compassée de l’écrivain de service, les tableaux de foules frénétiques, grouillantes et secouées de rires homériques ou de cris de rage se succèdent. Auxquels répond l’âpreté tout aussi hallucinante, mais silencieuse, du décor : à la pourriture des chairs correspond la boue omniprésente, soudain remplacée par une neige annonciatrice d’aucune pureté, par la glace, avec, au fond de tout cela, la roche : « Un désert vertical de pierrailles, sans une aspérité, sans un arbre. Le haut de la vallée, barré par une impressionnante muraille glaciaire, se [perd] dans la brume ».

     

    Violence de la nature, cruauté et fragilité des hommes, solitude et inutilité de l’artiste… Ce n’est pas gai. Mais c’est si drôle !...

     

    P. A.

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  • www.lepoint.frLe roman de David Nicholls est placé sous l’invocation de Shakespeare par son titre anglais, Sweet Sorrow (1), et de Carson McCullers par l’exergue de sa première partie, extraite de Frankie Addams. Cette double référence résume le sujet : le grand amour, mais aux jours d’aujourd’hui — ou peu s’en faut : on n’est pas dans les années 1940 mais, quand même, en 1997. Elle indique aussi le thème : l’adolescence, sous tous ses angles, entre exaltation et ennui, découvertes multiples et impression de surplace — celle qui accablait Frankie dans le livre de l’écrivaine américaine.

     

    Tout cela, dira-t-on, a tellement été fait… Oui, mais on ne s’en lasse pas. En tout cas, moi, je ne m’en lasse pas, ce n’est un secret pour personne parmi les habitués de ce blog. Et, d’autre part, le charme du gros livre de l’auteur britannique repose en grande partie sur la conscience qu’il a de raconter une vieille histoire, ou, pour le dire comme un de ses personnages, sur le sentiment où il plonge son lecteur d’écouter une chanson pop très aimée jadis.

     

    Le plus bel âge de la vie ?

     

    Donc, Charlie a seize ans. Il vient de rater les examens qui lui auraient ouvert les portes du lycée. Ses parents sont séparés, il s’apprête à passer seul avec son père dépressif un de ces longs étés si navrants à cet âge. C’est curieux, ces étés lumineux de certains grands romans anglais, d’éducation surtout, tel l’admirable Messager de L. P. Hartley (voir ici) — sans parler d’Alice. Summer Mélodie n’atteint pas ces sommets, mais c’est quand même un livre lumineux, qui parle d’un été lumineux. Au cours de ses vagabondages à vélo dans les environs de sa petite ville, Charlie tombe sur Frances. Et Frances participe, dans une espèce de château, aux répétitions d’une troupe de jeunes amateurs qui montent Roméo et Juliette. À partir de là, tout se déroule, d’une certaine manière, comme prévu. C’est pour Fran, pas pour Shakespeare, que Charlie, quoique en renâclant, se lance à son tour dans l’aventure. Elle ne fera pas de lui un acteur mais elle l’amènera à s’ouvrir un peu aux autres et, surtout, lui permettra de vivre, pleinement, son premier amour. Double expérience qui, l’arrachant à sa classe sociale et à son monde, le projette au seuil de l’âge adulte.

     

    Donc, décidément, roman d’éducation. Charlie, jusqu’alors, n’avait que des copains de beuverie, et peinait à imaginer « un monde où l’amitié ne s’exprimerait pas qu’en rotant à la tête de quelqu’un ». « J’avais seize ans », nous dit-il, vingt ans plus tard. « Des gens ont rédigé de véritables hymnes sur cette période de la vie. N’avais-je pas le droit de connaître les joies, les plaisirs et l’irresponsabilité propres à cet âge, plutôt que la peur, la colère et l’ennui ? ». Seulement, voilà : on n’est pas tout à fait chez Shakespeare. On est dans une famille disloquée de l’Angleterre après Thatcher, Charlie « détest[e] » sa mère tout en souhaitant son retour, craint « que son père ne soit suicidaire », vole « de l’argent et des verres » dans la station-service où il travaille et « rest[e] éveillé la nuit, effrayé par un avenir qu’[il] ne parv[ient] pas à imaginer ».

     

    La langue est un muscle

     

    Le portrait et la métamorphose de ce sombre héros sont le fil conducteur du livre, et le prétexte au tableau que celui-ci brosse d’un âge où se mêlent puérilité, snobisme, innocence et perversité. Le tout dans un heureux mélange de tendresse, de précision documentaire, d’humour déromantisant (premier baiser : « Je ne m’étais jamais autant rendu compte que la langue était un muscle, un muscle puissant et sans peau (…). En tentant de se défendre face à celle de Sharon, la mienne avait été entraînée dans une lutte au corps à corps — on aurait dit deux ivrognes qui, se croisant dans un couloir, auraient chacun voulu pousser l’autre pour avancer »).

     

    « Hymne » à l’adolescence plutôt qu’à l’amour, contrairement à ce que le narrateur prétend dans un finale peut-être un peu longuet. Mais ce qui fait que ce roman d’environ 400 pages échappe au cliché, c’est, paradoxalement, sa volonté de tout dire, avec minutie, dans le moindre détail : gestes, mots, états d’âme… Si une vraie émotion naît de cet hyperréalisme même, c’est qu’il ne contourne pas la fascination mais, au contraire, s’y fonde — dans une démarche que confirme le regard permanent et rétrospectif du narrateur adulte. Et cet effet est renforcé par le refus, autre séduisant paradoxe, du romanesque. Scénariste à ses heures, David Nicholls n’a pas écrit là un scénario : à peine une vague péripétie, des rebondissements trompeurs… L’intérêt n’est pas là.

     

    Le songe d’une nuit d’été

     

    D’ailleurs, tout est déjà écrit, sinon joué. La pièce de Shakespeare est sans arrêt présente, d’une présence légère, cependant, qui donne à tout le roman le caractère d’une reprise souriante et nostalgique, loin des facilités du pastiche. On ne s’aperçoit qu’à peine que le récit est ponctué de fêtes initiatiques rappelant la fameuse nuit chez les Capulet. L’allusion au dialogue d’où le titre est tiré reste quasi subliminale (« — Bon, ça suffit. À lundi. — À lundi. — Salut. — Salut. Bye ! »). La tragédie fameuse devient une comédie, tout aussi shakespearienne, où le mélange des tons (« Dire qu’on pisse maintenant l’un à côté de l’autre. Quel mélange de sophistication et de grossièreté ») renvoie autant au dramaturge élisabéthain qu’à l’âge indécis qu’il fut un des premiers à peindre.

     

    Nul besoin d’être aussi sensible que moi aux charmes de cet âge tant chanté pour comprendre qu’une histoire faussement éculée donne ici un gros livre vraiment subtil. Par l’élégance avec laquelle il joue et déjoue les stéréotypes, par l’adresse funambule dont il fait montre en désignant tous les défauts dans lesquels il pourrait tomber s’il voulait s’en donner la peine — mais il aime mieux pas : un bien gracieux tour de force, en vérité.

     

    P.A.

     

    (1) « Parting is such sweet sorrow / That I shall say goodnight till it be morrow”, Roméo et Juliette, II, 2

     

    Illustration : Roméo et Juliette, film de Franco Zeffirelli, 1968

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