• www.homeaway.comC’est le printemps des découvertes tardives. Après Edith Olivier et Rachel Ingalls, voici Jill Eisenstadt, et un roman publié en 1987. Encore une première traduction, encore une femme, encore une Anglo-Saxonne — américaine, en l’occurrence, née en 1963, auteure de deux autres romans par la suite, de nouvelles, de nombreux articles.

     

    De Rockaway à Rockaway

     

    Le titre français est doublement inexact. D’abord, parce qu’il gomme ce que le From Rockaway original suggérait d’emblée : cette « péninsule », « simple bande reliée au Queens » sur la carte de New-York, on aimerait, avant tout, en fuir (même si, évidemment, on n’y arrive pas). Ensuite, ce n’est pas d’un été qu’il s’agit, mais de toute une année, telle que la vivent Timmy, Alex, Peg et les autres membres d’une bande de très jeunes adultes, qui se connaissent depuis l’école. Du « bal de promo » au retour des vacances. D’un été à l’été suivant, la construction circulaire répétant l’impression d’enfermement et de sur-place.

     

    Du coup, le titre français, après tout, n’est pas si faux que ça. La vie de nos héros est une sorte de présent perpétuel et suspendu. L’été, justement, ils sont « maîtres-nageurs » ou plutôt, devrait-on dire, surveillants de baignade. L’hiver, ils essaient de se faire embaucher « chez Fish-R-Us » ou « trimball[ent] des cartons à l’épicerie ». Leurs divertissements consistent à observer les cigales « attirées par les maillots de bain orange hachurés de vert », et, surtout, en beuveries, sauts dans la mer depuis des ponts et autres jeux étonnamment stupides. Alex couche « avec Artie, Lefty et consorts sans se soucier des mauvaises langues pour passer le temps jusqu’à la rentrée universitaire ».

     

    Car Alex, comme l’a fait Jill Eisenstadt, qui a présenté ce roman comme thèse de MFA (1) à Columbia, va à l’université. On navigue, d’un chapitre à l’autre, entre ses démêlés avec sa « coloc » (on devrait plutôt dire sa compagne de chambre) ou ses amours décevantes avec un certain Joe, et l’hiver de ses camarades restés au pays. Le grand événement, c’est l’incendie du cinéma. Un enfant meurt. Puis l’été revient. Un autre enfant se noie, sans que Timmy parvienne à l’empêcher.

     

    D’une génération perdue à l’autre

     

    Malgré ces incursions du tragique, ce « poignant roman d’apprentissage », « plongée nostalgique pleine de charme et de mélancolie » (dans quoi ? mystère…), reste, ainsi parle le prière d’insérer, « une comédie ». Celle-ci met plus ou moins en scène les relations de Timmy et d’Alex. « Il se donne tant de mal pour chasser Alex de son esprit, qui est une vraie passoire autrement ». Mais elle se sent « déplacée, aussi bien à l’école que chez elle, ne sachant jamais quoi dire, ni comment respirer et interpréter les choses de la vie ».

     

    Bref, vous l’aurez compris, il s’agit de dire le désœuvrement et l’impuissance à vivre. Car, le moment est venu de l’annoncer, nous sommes, avec Jill Eisenstadt, dans « la nouvelle génération perdue », plus précisément le « Brat Pack », groupe d’auteurs rassemblés, dans les années 1980, autour, notamment, de Bret Easton Ellis, dont le nom, répété comme un mantra dès qu’on évoque sa consœur, est visiblement censé commander un respect confit.

     

    Peut-être aurait-il fallu lire dans les années 1980 ce roman qui fait penser à bien d’autres livres… L’influence de Raymond Carver est souvent mentionnée. On pourrait se rappeler aussi Don Carpenter, dont La Promo 49, paru en 1985 (voir ici), racontait le mal de vivre de grands adolescents, d’un hiver à l’autre. Mais Don Carpenter aussi bien que Carver écrivaient des nouvelles, ce qui était peut-être plus adapté. Et ces nouvelles savaient susciter, à force d’absurdité discrète, un vrai sentiment de vide métaphysique. En matière de roman, il y a, bien sûr, la « génération perdue » originelle, avec le Hemingway du Soleil se lève aussi. Mais la guerre et l’Histoire dressaient leurs ombres à l’arrière-plan…

     

    Rien de tel chez Eisenstadt, forcément, on est après la fin de l’Histoire, souvenez-vous, dans un monde sans guerre. Que reste-t-il ? Comédie ? Encore faudrait-il que ce soit drôle. Nostalgie ? Mais de quoi ? Peinture de l’ennui ? Ah, oui ! Là, pas de doute, on y est bien. Seulement, il y a un gros risque avec les romans qui choisissent l’ennui pour thème. Chacun de vous voit bien lequel…

     

    P. A.

     

    (1) Master of Fine Arts

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  • photo Pierre AhnneElle est surtout connue comme une figure importante de la poésie française contemporaine. À la façon dont sont connus aujourd’hui les poètes, s’entend… Anne-Marie Albiach (1937-2012) est l’auteure d’État (Mercure de France, 1971), de Mezza voce (Flammarion, 1984), de Figurations de l’image (Flammarion, 2004), et de quelques autre livres. Ses œuvres poétiques complètes ont été publiées par Flammarion en 2014, sous le titre de Cinq le Chœur.

     

    « Cette terre désertique qu’était le jour… »

     

    Ce dernier récit est donc aussi son premier. Il se présentait, comme nous l’expliquent Marie-Louise Chapelle et Claude Royet-Journoud dans leur Note éditoriale, sous la forme de trois cahiers manuscrits (écrits, apparemment, à Sainte-Anne) et d’un certain nombre de feuillets, dactylographiés ou non, et intitulés explicitement La Mezzanine. Les cahiers datent, semble-t-il, de l’automne 1982 et du printemps 1983. Les feuillets ont peut-être été rédigés plus tôt. L’ensemble tient du journal. Journal, en ce qui concerne les cahiers, de la folie (« Elle seule savait (…) qu’un pouvoir que par moments elle attribuait au Divin ou au Malin s’était inséré dans son existence ») et, selon toute apparence, de l’enfermement (« Je ne sais pas ce qu’on m’a donné comme médicament — mais mes yeux se ferment — et mon cerveau aussi »). La partie intitulée La Mezzanine parle beaucoup d’amour et d’érotisme (« Elle se pliait à toutes les exigences chaudes qui faisaient de son corps une terre »), puis d’abandon (« Elle se confrontait à présent à elle-même, la présence de l’Autre n’atténuant plus cette terre désertique qu’était le jour »).

     

    « Je ne suis peut-être RIEN… »

     

    Faudrait-il lire dans cette deuxième « partie » l’évocation des événements déclencheurs de ce qui est évoqué dans la « première » ? Quand Jacques Roubaud, dans sa préface, écrit que la narratrice « n’a rien censuré ou déformé des circonstances terribles dont elle entreprenait, par la fiction, de se libérer », c’est une façon de parler, et il serait vain de chercher dans ce « récit » à reconstituer une chronologie ou même des événements au sens habituel du terme — sans parler d’une intrigue.

     

    Peut-être érotisme et folie doivent-ils être considérés plutôt comme deux expériences en miroir, voire comme une seule et même expérience, dont ils seraient les deux noms approximatifs. Expérience qui touche aussi bien au mysticisme, quand on « ne comprend plus les manifestations de son Réel » et que, parce que « les mots manquent », on se trouve réduit à quia. Car celle qui parle ici est en proie au morcellement, entre première et troisième personne, entre Anne-Marie Albiach, Catarina Quia (elle « me demande la parole ») et Anna-Lisa (analyse ?). La mémoire aussi se délite, et les choses changent sournoisement de place tandis que des présences mystérieuses se font sentir. Pour dire cela, il faut des phrases brèves ou fragmentées, de courts paragraphes, une mise en scène obstinée de la rupture.

     

    « Un bouquet bleu de la nuit infernale… »

     

    Mais l’écriture est aussi une tentative de se ressaisir et de se rassembler, comme le sont l’élan vers les autres ou le désir obsessionnel de certains objets. Cet effort désespéré vers une unité dérobée, qui accroît en même temps l’écart qu’il désigne, parcourt tout le texte, lui donne sa force hypnotique, et son caractère quelque peu terrifiant.

     

    Car il s’agit ici de parler depuis l’intérieur même d’états et de sensations-limites : Catarina Quia vit « dans les excès de labeur d’une syntaxe respiratoire ». Parfois, elle sent « sa chevelure lourde et non coiffée encore lui enserrer la tête d’un certain désarroi du corps ». Comme autant de tentatives pour formuler ces instants extrêmes, de brefs poèmes énigmatiques affleurent çà et là au fil du texte, lambeaux rapportés d’un autre ( ?) monde : « Sur la table un bouquet bleu de la nuit infernale qui détonnait par ses floraisons aériennes »…

     

    P. A.

     

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  • www.kayak.frC’est l’histoire de Maria, adoptée à l’âge de quelques semaines, et dont la mère, intellectuelle célibataire et noire, a longtemps attendu que les cheveux « perdent de leur raideur, que [la] peau fonce ». Mais non : « Elle garda le teint ocre des danseuses du Cotton Club ». Maria est devenue « une quarteronne hautement éduquée », qui travaille à une thèse d’ « ethnomusicologie » consacrée au suicide collectif, en 1978, des membres de la secte du Temple du Peuple, presque tous des Noirs issus de milieux défavorisés. Elle vit à New York et doit se marier bientôt avec Khalil, qui a « l’air à la fois complètement noir et complètement blanc », et dont la grand-mère « a un matricule des camps tatoué sur le bras ». Mais elle est obsédée par un poète aperçu au cours d’une soirée, et cherche à tout prix à le revoir…

     

    Dans le labyrinthe

     

    Au début, on n’y comprend rien. Que sont Good Times, Allô Nelly Bobo, Drôle de vie ? Qui sont Doug E. Fresh, LL Cool J., Stacy Lattisaw, Vanna White ? Pourquoi, pendant les soirées, faut-il scander The roof, the roof, the roof is on fire ? Pourquoi, quand on prend, dans le Village, un taxi pour Brooklyn, le chauffeur grommelle-t-il : « Putain, c’est une blague » ?... Pourquoi les éditeurs n’ont-ils pas prévu un peu plus de notes pour éclairer le pauvre lecteur parisien, blanc et né avant 1970 ?...

     

    Mais, malgré tout, on continue. L’humour, les petites scènes vivement enlevées. L’art d’organiser, sans en avoir l’air, un récit à pistes multiples : la thèse et son sujet, qu’on explore à cette occasion ; le poète ; le mariage qui vient ; les retours en arrière vers l’enfance de Maria. Et autre chose, aussi, que la quatrième de couverture appelle ses « troubles du comportement ». Elle entend en effet quelquefois des soupirs que personne ne pousse ; une « forme grise » glisse quelque part aux limites de son champ de vision ; elle est sujette à des retards et à des oublis légèrement pathologiques ; surtout, elle a tendance à se laisser prendre pour une autre et à se mettre au mauvais endroit sans parvenir à s’en extraire (et la voilà bloquée dans les locaux de l’Église de scientologie, ou prise pour une certaine Consuela, et se voyant confier à ce titre le bébé asiatique d’une mère blanche et distraite).

     

    Presque une vraie personne

     

    Tout cela s’explique. Où est Maria ? Dans aucun des deux « scénarios » auxquels son existence aurait pu se conformer, selon qu’elle aurait épousé un Blanc ou serait restée « fidèle à sa race ». Quelle race ? Une part d’elle-même rôde toujours en dehors d’elle, et le point de vue choisi — le sien, mais dans un retrait subtil — accentue l’ironie du récit et le trouble insidieux qu’il fait peu à peu naître. C’est normal, en fin de compte, qu’on n’y comprenne rien : puisque Maria n’a pas, à la différence du poète, « le genre de corps, de peau, de visage que les chauffeurs de taxi font semblant de ne pas voir », l’identité qu’elle revendique, résultat d’un choix qui aurait pu être autre, consiste en signes aussi arbitraires et hermétiques au non-initié que les autres signes. Et une image, lâchée comme en passant, résume peut-être tout le livre : se préparant pour un rendez-vous, l’héroïne a disposé sur son lit toutes les pièces de sa tenue ; elle-même, ou la narratrice, commente : « On dirait presque qu’une vraie personne est allongée là ».

     

    Danzy Senna fait la satire des « nouveaux visages », ces jeunes métis cultivés et sophistiqués qui ont découvert « que [leur] teint foncé [est] une qualité dont [ils peuvent] se prévaloir », et que leurs « cheveux crépus » et leur couleur de peau « commencent à être prisés pour peu qu’on sache où aller, qui fréquenter, qui éviter et comment orienter la conversation ». Mais, au-delà de ce monde qui est le sien, c’est une réflexion sur l’identité en général que la jeune écrivaine américaine esquisse, cette identité dont tant de gens nous rebattent si volontiers les oreilles à tout propos. Qu’est-ce que c’est, en définitive ? Pourquoi faudrait-il à tout prix en avoir une, et se cramponner avec tant d’énergie aux signes susceptibles de dérober un vide constitutif et personnel ? En même temps, peut-on ne pas s’y cramponner, à ces signes légués à nous par l’histoire ou la génétique, et qui pourtant ne sont pas nôtres ?... Autant de vieilles questions dont le roman de Danzy Senna montre avec brio la nouvelle actualité.

     

    P. A.

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  • www.appl-lachaise.netJe me souviens très bien de son assassinat. Du sentiment, que nous fûmes nombreux à éprouver, de voir disparaître avec lui, à la veille des années 1980, sous les balles probables de policiers d’extrême droite, d’agents des services secrets ou de truands manipulés, les espoirs et les exaltations qui avaient été ceux de toute une époque.

     

    Plus fictif que la fiction

     

    Difficile de parler de ses livres sans évoquer sa vie… Rappelons donc quelques faits. Né en 1944. Parents juifs polonais, membres de la MOI(1). Étudiant, il adhère aux Jeunesses communistes. Puis, séjour à Cuba, et au Venezuela, où il milite dans un mouvement de guérilla. Il en rapporte le goût des musiques caribéennes et la fascination pour la lutte armée, qui impliquera pour lui le choix du banditisme. Trois braquages à son retour en France, mais il est dénoncé et arrêté pour un quatrième, avec morts, qu’il nie avoir commis. Défendu par toute la gauche intellectuelle d’alors, Sartre, Beauvoir et Signoret. Condamné à perpétuité en 1974, après quoi, second procès en 1976, qui l’innocente du fameux hold-up. Libéré quelques mois après. Un an plus tôt, depuis sa prison, il avait publié, au Seuil, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Gros succès. Et c’est en 1977 que paraît chez Julliard L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport, que Séguier réédite aujourd’hui, faisant ainsi la preuve, quelques semaines après avoir fait paraître les Écrits d’exil de Léon Daudet, de son éclectisme.

     

    Les avocats de Goldman furent, paraît-il, épouvantés, quand il leur fit lire quelques pages de ce qui leur apparut comme une dangereuse provocation. Et, de fait… Archibald Israël Rapoport, lequel, physiquement, ressemble beaucoup à son créateur, est né, de parents résistants, dans des circonstances tragiques. Après avoir consacré une partie de sa jeunesse à l’étude du judaïsme et de la philosophie, à l’érotisme et aux voyages, il rentre en France, où il assassine plusieurs policiers et magistrats, avant de se livrer et d’être accusé d’un crime supplémentaire (« le braquage de la rue d’Aboukir »), dont il est innocent. Condamné à mort, il s’évade. « Vous pensez probablement que, par ces lignes, je me dévoile ou m’assume comme Pierre Bernard Goldman », écrit l’auteur lui-même. Mais c’est pour ajouter : « Ce récit, ni roman, ni nouvelle, ni essai, ni rien d’autre qui possède une appellation, est pure fiction ». Il est même, dit-il, « si fictif que la fiction même ne peut le désigner ».

     

    « Le Carnaval de la félicité »

     

    Bref, au-delà d’un goût, en effet, pour la provocation, qui fait mesurer au passage l’extraordinaire liberté de parole et de ton prévalant alors, ce n’est pas une autobiographie. Qu’est-ce alors que ce texte qui, toujours d’après son auteur, « refuse d’être intitulé » ? On est tenté de pencher pour la fable, voire le conte philosophique. Mais la morale ? Malgré la satire, violente et souvent désopilante, de la justice et de l’État, on serait bien en peine d’en distinguer une.

     

    Ce qu’on distingue, c’est, en basse continue, une forme d’allègre désespoir et un sentiment résolument tragique de l’existence. La grande affaire de Rapoport, agrégé de philosophie et meurtrier sans mobile, c’est la mort. Et si, adolescent, « le spectacle de la violence et de la guerre [à la télévision] le réjouissait durement », « c’était d’y voir une confrontation sans détour avec la mort, avec une dimension essentielle de la vie ». D’où, aussi, sa fascination pour l’Histoire et ses convulsions. Goldman pourrait sembler se complaire dans les fantasmes et les mythologies qu’il refusait pourtant d’incarner, à en croire Philippe Gumplowicz, qui signe la préface et, lui, en tout cas, ne leur échappe guère. Mais la présence constante d’une forme d’ironie empêche de prendre au pied de la lettre ce faux polar politique en proie à tous les excès de l’absurde et de l’humour, noir ou non. On y croise Natacha, qui, s’il « travaille comme travesti dans un bordel fréquenté par les meilleurs équipages de la marine marchande », « n’usurpe nullement [sa] qualité d’analyste » : « J’ai été analysé par Lacan et je possède une licence de philosophie délivrée en Allemagne, à Heidelberg ». On y découvre « l’Association petite-bourgeoise du carnaval de la félicité », dont les membres, arrêtés, déclament « dans les locaux de la police criminelle des pages entières d’Artaud, Hölderlin et Nietzsche, émaillées de refrains populaires empruntés à Dalida et Claude François ». On y assassine poliment après avoir échangé des propos choisis. On y rêve qu’on est l’amant « de Maryam, femme de Joseph et mère de Jésus » (« Il la prenait dans le sable orange d’un paysage palestinien »)…

     

    « Quelques autres raisons… »

     

    L’ironie, cependant, est d’abord l’effet de l’écriture. Elle naît des outrances d’une langue impeccable et d’un style toujours prêt à se pasticher lui-même. Que répond Rapoport quand on lui demande ce qu’il veut ? « Éprouver l’ineffable saveur d’authentiques aventures, m’emplir d’éblouissements majeurs, saoûler mon âme des âcres chamarrures et du pulpeux tourment d’une existence plurielle, périlleuse et pensive, amoureuse et armée, calcinée d’effectives déchirures »… Et il faudrait parler aussi des embardées de la construction, des virevoltes où viennent se loger d’innombrables autres romans possibles en quelques lignes…

     

    La force du livre de Goldman est que ce recours au rire et à l’absurde, loin de neutraliser le tragique, le renforce. D’ailleurs, c’est un de ses leitmotivs, l’écriture y est mystérieusement associée à la mort. Rapoport n’envisage d’écrire « qu’au moment où il ser[a] dans une confrontation inévitable et cristalline avec la mort » et son histoire est « l’aventure cassée d’un penseur qui tue pour écrire, meurt pour être lu et défini ». Même s’il « possédait quelques autres raisons, diverses, de vouloir mourir et d’œuvrer en faveur de cette mort ». « Cela va de soi », précise son auteur.

     

    P. A.

     

    (1) FTP-MOI (Main d’œuvre immigrée) : mouvement de résistance armée dépendant du PCF

     

    Illustration : enterrement de Pierre Goldman, en 1979

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  • photo Pierre Ahnne« Qui m’aime me suive », dit le bandeau, semblant annoncer, dans un jeu de mots malicieux, une satire plutôt guillerette. Mais la phrase de Madame Bovary placée en exergue : « Elle se réveillait en d’autres rêves », répond mieux à l’ambition et au ton profondément original du premier roman de Nora Sandor.

     

    Certes, aux réseaux sociaux, sur lesquels elle regrette de ne pas être assez suivie, Maëla, vingt ans, demande d’être aimée : « S’il y avait un amour pour elle (…), c’était celui, vaste et anonyme, des réseaux ». Cette petite Bretonne, en licence de lettres à Lorient, partage un appartement avec sa colloc, Marilou. Kilian, qu’elle a connu au lycée, ne l’aime plus. Et, à la fac comme à Carrefour City, où elle travaille à temps partiel, elle s’ennuie. Les chansons du rappeur Mowgli, flanqué, dans tous ses clips, de son ours Baloo, bercent son vague à l’âme : « Mes rêves paient mes factures / J’t’ai baisée jusqu’à la fracture / Flow spleenétique / L’amour mélancolique / J’fais du sale nostalgique », chante-t-il par exemple, et ses vers de mirliton, dans un contrepoint du plus haut comique, scandent le récit.

     

    Soluble

     

    Cependant, comme son illustre modèle, Maëla souffre, plutôt que du manque d’amour, d’un vide intérieur plus vaste et plus général, que rien dans la réalité ne peut combler. À l’université, elle est « tout entière une lacune béante dans laquelle les livres s’engouffr[ent] ». Et ce défaut de savoir ou de simple intérêt est la manifestation d’une inconsistance fondamentale. Si Maëla rêve parfois d’être mangée par Baloo, puis d’être elle-même Baloo, c’est que sa fidélité à Mowgli « donn[e] à sa vie une permanence », laquelle reste, malgré tout, incertaine. Aussi perd-elle parfois la perception de ses propres limites, et, quand, contractant un emprunt, elle apprend qu’elle est solvable, « cette caractérisation (…) ne lui pla[ît] pas tout à fait, car elle [a] la sensation qu’elle [est] peut-être soluble ».

     

    Seul le monde des images paraît susceptible de remplir un vide pareil. Or, aujourd’hui, ce n’est plus dans les keepsakes ou à l’Opéra de Rouen qu’il se déploie : Instagram, YouTube, Facebook, WhatsApp et Snapchat, voilà le monde de Maëla. Et que je te vlogue à tout va, dans l’espoir de devenir influenceuse. Ce qui semble bel et bien finir par arriver : Mowgli, mystérieusement, distingue Maëla parmi ses innombrables fans, et annonce son intention de faire d’elle la vedette de son prochain clip. Puis, BodyMax, roi du fitgame (j’ai acquis du vocabulaire, vous le voyez), la prend, plus ou moins consentante, pour maîtresse. Voilà que ses followers se multiplient.

     

    Fraises Tagada et sables blancs

     

    Mais tout ça retombe comme une crêpe bretonne. Nora Sandor s’amuse à transposer certains épisodes du roman de Flaubert : l’appel de la capitale (« "Paris", se répétait-elle devant son ordinateur, détachant chacune des syllabes pour s'en étourdir »), mais aussi la spirale de l’endettement, qui accule au suicide. Comme l’ermite du Croisset, la jeune écrivaine a également le goût du tiret, des chutes en trois temps — de la phrase, de façon générale, et de l’humour produit par la seule syntaxe et le son des mots (« Elle devait se montrer à la hauteur de ses nouveaux abonnés, se dit-elle en se laissant tomber sur le canapé, envahi de fraises Tagada »).

     

    On est pourtant bien au-delà du simple pastiche. Car, comme Emma, encore, que son créateur appelait tendrement « ma petite bonne femme », Maëla vaut mieux que son entourage et que ce qu’il pourrait croire d’elle. Ce qui la sauve peut-être d’abord de la futilité, c’est son étrange amour pour la Bretagne et pour la mer, lequel lui a fait choisir comme emblème et icône la licorne. En pensée, elle revient souvent à Groix, « où son enfance repos[e], parmi les sables blancs ». Au crépuscule, sur la plage de Larmor, elle va « filmer cette heure où la lumière fin[it] par mourir, avant que le soleil ne se couche, se répandant sur l’eau en traînées fuchsia ». Elle imagine un clip où l’océan serait « rouge comme du sang ». Ce qui la ramène aux souvenirs des bateaux négriers dont on lui a parlé au lycée. Elle finit alors par voir « le soleil tomb[er] dans la mer, comme un cœur obèse et ensanglanté ».

     

    Maëla pense par associations d’idées, sous la forme d’un flux comparable au flow du rappeur (voir plus haut), mais bien plus authentiquement poétique. Et pour narrer ses aventures, plutôt que d’en mettre en évidence les rebondissements, la narratrice les fond dans une continuité musicale et mélancolique. On regrette un peu que l’Épilogue vienne changer en fable un tantinet démonstrative ce récit si moderne qui a la nostalgie des ballades anciennes. Car c’est bien cette écriture plus rhapsodique que romanesque qui donne à l’héroïne une curieuse forme de profondeur métaphysique, et qui fait de Licorne plus qu’une satire grinçante, une poignante déploration.

     

    P. A.

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