• photo Pierre Ahnne« Qui m’aime me suive », dit le bandeau, semblant annoncer, dans un jeu de mots malicieux, une satire plutôt guillerette. Mais la phrase de Madame Bovary placée en exergue : « Elle se réveillait en d’autres rêves », répond mieux à l’ambition et au ton profondément original du premier roman de Nora Sandor.

     

    Certes, aux réseaux sociaux, sur lesquels elle regrette de ne pas être assez suivie, Maëla, vingt ans, demande d’être aimée : « S’il y avait un amour pour elle (…), c’était celui, vaste et anonyme, des réseaux ». Cette petite Bretonne, en licence de lettres à Lorient, partage un appartement avec sa colloc, Marilou. Kilian, qu’elle a connu au lycée, ne l’aime plus. Et, à la fac comme à Carrefour City, où elle travaille à temps partiel, elle s’ennuie. Les chansons du rappeur Mowgli, flanqué, dans tous ses clips, de son ours Baloo, bercent son vague à l’âme : « Mes rêves paient mes factures / J’t’ai baisée jusqu’à la fracture / Flow spleenétique / L’amour mélancolique / J’fais du sale nostalgique », chante-t-il par exemple, et ses vers de mirliton, dans un contrepoint du plus haut comique, scandent le récit.

     

    Soluble

     

    Cependant, comme son illustre modèle, Maëla souffre, plutôt que du manque d’amour, d’un vide intérieur plus vaste et plus général, que rien dans la réalité ne peut combler. À l’université, elle est « tout entière une lacune béante dans laquelle les livres s’engouffr[ent] ». Et ce défaut de savoir ou de simple intérêt est la manifestation d’une inconsistance fondamentale. Si Maëla rêve parfois d’être mangée par Baloo, puis d’être elle-même Baloo, c’est que sa fidélité à Mowgli « donn[e] à sa vie une permanence », laquelle reste, malgré tout, incertaine. Aussi perd-elle parfois la perception de ses propres limites, et, quand, contractant un emprunt, elle apprend qu’elle est solvable, « cette caractérisation (…) ne lui pla[ît] pas tout à fait, car elle [a] la sensation qu’elle [est] peut-être soluble ».

     

    Seul le monde des images paraît susceptible de remplir un vide pareil. Or, aujourd’hui, ce n’est plus dans les keepsakes ou à l’Opéra de Rouen qu’il se déploie : Instagram, YouTube, Facebook, WhatsApp et Snapchat, voilà le monde de Maëla. Et que je te vlogue à tout va, dans l’espoir de devenir influenceuse. Ce qui semble bel et bien finir par arriver : Mowgli, mystérieusement, distingue Maëla parmi ses innombrables fans, et annonce son intention de faire d’elle la vedette de son prochain clip. Puis, BodyMax, roi du fitgame (j’ai acquis du vocabulaire, vous le voyez), la prend, plus ou moins consentante, pour maîtresse. Voilà que ses followers se multiplient.

     

    Fraises Tagada et sables blancs

     

    Mais tout ça retombe comme une crêpe bretonne. Nora Sandor s’amuse à transposer certains épisodes du roman de Flaubert : l’appel de la capitale (« "Paris", se répétait-elle devant son ordinateur, détachant chacune des syllabes pour s'en étourdir »), mais aussi la spirale de l’endettement, qui accule au suicide. Comme l’ermite du Croisset, la jeune écrivaine a également le goût du tiret, des chutes en trois temps — de la phrase, de façon générale, et de l’humour produit par la seule syntaxe et le son des mots (« Elle devait se montrer à la hauteur de ses nouveaux abonnés, se dit-elle en se laissant tomber sur le canapé, envahi de fraises Tagada »).

     

    On est pourtant bien au-delà du simple pastiche. Car, comme Emma, encore, que son créateur appelait tendrement « ma petite bonne femme », Maëla vaut mieux que son entourage et que ce qu’il pourrait croire d’elle. Ce qui la sauve peut-être d’abord de la futilité, c’est son étrange amour pour la Bretagne et pour la mer, lequel lui a fait choisir comme emblème et icône la licorne. En pensée, elle revient souvent à Groix, « où son enfance repos[e], parmi les sables blancs ». Au crépuscule, sur la plage de Larmor, elle va « filmer cette heure où la lumière fin[it] par mourir, avant que le soleil ne se couche, se répandant sur l’eau en traînées fuchsia ». Elle imagine un clip où l’océan serait « rouge comme du sang ». Ce qui la ramène aux souvenirs des bateaux négriers dont on lui a parlé au lycée. Elle finit alors par voir « le soleil tomb[er] dans la mer, comme un cœur obèse et ensanglanté ».

     

    Maëla pense par associations d’idées, sous la forme d’un flux comparable au flow du rappeur (voir plus haut), mais bien plus authentiquement poétique. Et pour narrer ses aventures, plutôt que d’en mettre en évidence les rebondissements, la narratrice les fond dans une continuité musicale et mélancolique. On regrette un peu que l’Épilogue vienne changer en fable un tantinet démonstrative ce récit si moderne qui a la nostalgie des ballades anciennes. Car c’est bien cette écriture plus rhapsodique que romanesque qui donne à l’héroïne une curieuse forme de profondeur métaphysique, et qui fait de Licorne plus qu’une satire grinçante, une poignante déploration.

     

    P. A.

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  • http://whoopsy-daisy.forumactif.orgPour moi, c’était un film de Losey. Que je n’ai pas revu, je l’avoue, depuis l’année de sa sortie (1970), et qui ne m’a laissé, je l’avoue aussi, qu’un souvenir très vague. J’ignorais (que d’aveux !) que c’était aussi un roman admirable, œuvre d’un auteur passablement singulier. Leslie Poles Hartley (1895-1972) était l’ami de Huxley, mais l’ennemi de Virginia Woolf. Il était également hypocondriaque, sans relations féminines connues, sauf amicales, et sans qu’on soit sûr pour autant qu’il ait eu d’autres attirances. Il écrivit bien des articles, des nouvelles et des romans, parmi lesquels The Go-Between fut son plus grand succès. Paru en 1953, traduit aussitôt en maintes langues, dont, en 1955, le français. C’est cette (très belle) traduction que Belfond réédite aujourd’hui.

     

    L’intrigue est connue… On est en 1900. Léon Colston, 13 ans, enfant de la bonne bourgeoisie, est invité par un condisciple plus fortuné à passer l’été au château de Brandham Hall. La fille de la maison, Marian, est promise à lord Trimingham, lequel a été défiguré par une blessure reçue pendant la guerre contre les Boers. Mais elle vit en secret un amour passionné et réciproque pour le fermier Ted Burgess. Léon se voit chargé par eux de porter les messages dans lesquels ils disent leur passion et organisent leurs rendez-vous.

     

    Un bel été

     

    Comment, d’une situation somme toute aussi simple, l’écrivain anglais tire-t-il 400 pages qu’on dévore, dans un perpétuel éblouissement ? Il y va peut-être d’abord de la lumière, justement : lumière d’un été exceptionnel, qui baigne des lieux immédiatement et intensément présents, cadre d’un rituel social si souvent montré mais qui, comme le match de cricket qui le résume et le couronne, prend ici les allures fascinantes d’un « ballet sur un fond d’arbres sombres, où des personnages vêtus de blanc se détachent et se meuvent à un rythme si subtil que les sens ont peine à le saisir ».

     

    Cependant, l’éblouissement est avant tout celui de Léon. À Brandham Hall, le jeune héros-narrateur est en permanence plongé dans « une impression générale de bien-être qui sembl[e] monter en [lui] jusqu’à déborder, comme le vin dans un verre ». Et le roman doit beaucoup au dispositif grâce auquel le narrateur restitue le point de vue de l’enfant sans y adhérer complètement ni le surplomber à proprement parler. Au début, on voit Colston vieilli retrouver son journal de cette année-là, et décider enfin d’affronter les souvenirs qu’il éveille en lui. Et, dès lors, ce qu’on aurait appelé autrefois la focalisation par derrière prédomine. L’auteur en tire des effets qui vont du simple suspense à un jeu subtil avec la mémoire, le secret, l’oubli plus ou moins volontaire : « Les souvenirs ensevelis de Brandham Hall apparaissent comme un clair-obscur, taches d’ombre et de lumière que je dois faire un effort pour colorer ».

     

    Parmi les dieux

     

    L’ambiguïté est permanente, car l’incompréhension de l’enfant d’autrefois n’est jamais totalement dissipée. Pour le Léon d’alors, tout était magique et, pour ainsi dire, mythique : les habitants du manoir étaient des « êtres éblouissants », pratiquement égaux « aux personnages à peine plus augustes, à peine plus irréels, du zodiaque » ; Marian était tantôt le signe de la Vierge, tantôt « la vierge Marian de la forêt de Robin des Bois », tantôt une « fée » ; le beau temps et la chaleur inhabituels tenaient du « miracle » ; Léon lui-même était Mercure, à la fois « la plus petite des planètes » et « le messager des dieux » ; il aurait presque pu devenir aussi Puck et, comme dans Le Songe d’une nuit d’été, tout arranger à la fin par un tour de magie, avant de « disparaître gracieusement de la scène » (ce qui, hélas, ne fut pas le cas). Le texte lui-même s’imprègne de cette atmosphère faussement surnaturelle et devient un jeu mystérieux où thèmes, figures et signes se répondent.

     

    Roman d’éducation, bien sûr. C’est l’année du basculement hors de l’enfance. Le jeune héros, incrédule, déçu, effaré, apprend que Marian et Ted « flirtent », puis découvre ce qu’il faut exactement entendre par là. Manipulé par les uns et les autres, c’est en portant les messages incompréhensibles écrits par eux qu’il apprend ce qu’il en est du monde et de lui-même.

     

    Une lettre en souffrance

     

    Hartley, qui admirait Henry James, croyait faire œuvre de moraliste, et il voulait sans doute donner un Tour d’écrou sans fantastique, voire un anti-Amant de lady Chatterley. Qu’on sympathise avec des personnages dont il réprouvait la conduite l’étonnait. Et cette condamnation implicite, mêlée à la fascination à laquelle son jeune héros est en proie, contribue sans doute au côté magnifiquement trouble de l’œuvre. Mais elle rend aussi encore plus énigmatique le renversement final, qui voit le vieux Léon retrouver l’encore plus âgée Marian, et constater qu’elle vit toujours dans l’émerveillement du fameux été. « Comment (…) pouvait-elle à ce point se leurrer ? », se demande-t-il. Mais c’est pour ajouter aussitôt : « Et pourquoi étais-je cependant ébranlé par ce qu’elle m’avait dit ? ». Hartley laisse le lecteur sur cette hésitation. Et son personnage face au mystère de la lettre dont il aura été, jusqu’au bout de sa vie, le porteur…

     

    P. A.

     

    Illustration : photo du film de Joseph Losey (1970)

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  • fracademic.comChacun de nous a ses petites faiblesses : j’ai aimé le roman d’Adèle Bréau. Et, même, je peux dire que je l’ai savouré avec un plaisir d’autant plus gourmand qu’un peu coupable.

     

    A priori, la biographie de l’auteure, petite-fille de Ménie Grégoire, rédactrice en chef de Elle numérique, qui la dit passionnée « par la télé…, les people, les trucs de kids…, les restaus, la mode… », etc., ne pouvait que m’inspirer une certaine méfiance. Et c’était bien son intérêt documentaire supposé qui me rendait malgré tout curieux d’un roman consacré sans réserve à un thème qui, comme chacun sait, m’est cher : l’adolescence. Car c’est ici, comme le diraient les pédagogues, un prérequis : pour supporter la lecture de l’ouvrage, il faut s’intéresser à cet âge étrange et à ceux qui l’ont — ou, au moins, les considérer avec un minimum d’attendrissement, serait-il agacé.

     

    « Ce n’est pas moi qui avais choisi tout ça »

     

    Par ailleurs, il y a des précautions à prendre : ne pas s’arrêter au titre catastrophique, ni à la fin lacrymale et à l’épilogue convenu qui le justifie — faisant sortir, vous ne devineriez jamais, tout ce qui le précède d’un vieux pot de colle, où subsiste une odeur d’amande.

     

    Ce qui précède, c’est l’histoire de Caroline. En effet, bien vu, toutes les filles ou presque, quand Adèle Bréau avait treize ans, au début des années 1990, s’appelaient Caroline. La nôtre vient de déménager et d’être inscrite au lycée Carnot. Elle y entre en quatrième, la classe où on bascule d’un coup hors de l’enfance. Caroline n’a pas de chance, cet événement se produit, pour elle, précisément l’année où le couple que formaient ses parents se brise pour de bon, et où son père quitte la maison pour aller habiter « avec une dame ». Le roman raconte cette désertion, vue par la jeune héroïne-narratrice, et, en parallèle, tout ce qui arrive à son âge critique : amitié exclusive et ambivalente (Vanessa) ; haine soudaine de la famille (« Ce n’est pas moi qui avais choisi tout ça. Ce mariage, les enfants, la cuisine orange… ») ; vague à l’âme (« J’écoutais en boucle ses chansons tristes (…), de préférence lorsqu’il pleuvait, en faisant couler mes larmes sans trop savoir pourquoi ») ; regard nouveau sur les garçons, qui veulent « toucher à tout » ; premier slow ; premier baiser — « Ce grand morceau de chair qui s’agitait à l’intérieur de ma bouche (…) me donnait un peu la nausée ».

     

    Le « morceau de chair » en question est la langue de David. « C’est tout ce que j’avais », dit de lui Caroline, « face à mon enfance qui s’effritait sous mes yeux ». L’année scolaire avance, Caroline « sort avec » David, le père de Caroline s’en va, la mère de David meurt, tout est bizarre : « Personne n’était à même d’appréhender cet agglomérat complexe d’immenses bonheurs et de pensées sombres qui m’envahissait ».

     

    « Coincée dans ce sas… »

     

    On pense à Diabolo menthe (sans guerre d’Algérie) et à ses multiples remakes. On penserait, si on en lisait, à bien des ouvrages dits pour la jeunesse (sauf qu’ici on appelle le sexe des garçons « une bite »). Qu’est-ce qui fait donc qu’on s’attache à ce qui constitue cependant indéniablement un vrai roman ? Je n’ai plus l’âge d’être soupçonné de nostalgie complaisante pour l’époque où il y avait encore des téléphones « avec un cadran rond ». Alors ?

     

    Alors, il y a Caroline, cette mélancolique, follement introvertie, qui fait face comme elle peut et tâche de « rester en équilibre entre la gaieté et le désespoir », malgré l’impression de se trouver « coincée pour l’éternité dans ce sas entre l’enfance et la vraie vie, avec [ses] seins qui ne pren[nent] pas ». Pour la faire parler, Adèle Bréau invente une réelle justesse de ton, sans démagogie niaise ni ironie facile, dans le souci permanent de se montrer équitable pour celle que, vraisemblablement, elle a été.

     

    Mais tout cela, bien sûr, est affaire de style. L’inévitable journal intime des jeunes filles, mentionné au passage, retrouvé, à la fin, des années plus tard, est, de ce fait, maintenu à prudente distance : c’est une narratrice adulte qui écrit, d’après ce journal de la jeune héroïne surgie de son propre passé. Et celle-ci, du coup, devient un témoin juste assez extérieur… de quoi ? D’abord, des faiblesses et des lâchetés des adultes ; et ce récit, forcément d’éducation, est peut-être avant tout celui de la chute du père, dans l’estime d’une fille ainsi arrachée à l’âge tendre. Mais c’est elle, aussi, qui, grâce au dispositif discrètement habile choisi par l’auteure, est capable de s’observer avec le dosage requis de sympathie et de second degré. Et on ne saurait trop louer Adèle Bréau d’avoir écarté la tentation du langage ado, qui ne pourrait être qu’anachronique, au profit d’une écriture ostensiblement trop sophistiquée pour une narratrice de treize ans. Il en résulte une authenticité d’au-delà le naturalisme, et une forme de comique qui n’est pas le moindre charme de ce livre modeste et vrai.

     

    P. A.

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  • www.stethonet.orgDe Maggie O’Farrell, j’avais aimé En cas de forte chaleur (Belfond, 2014), où elle laissait libre cours à son talent pour tirer le quotidien vers la folie. Beaucoup moins Assez de bleu dans le ciel (Belfond, 2017)… Mais, au total, quelque chose, chez l’écrivaine irlandaise, devait me donner envie de lui faire encore confiance. J’avais raison.

     

    Une vie doit-elle être intéressante pour mériter d’être contée ? Bien sûr que non. Peu importe donc ce qu’a été jusqu’à ce jour la vie de Maggie O’Farrell. Elle a été malade dans son enfance, s’est révoltée au cours de son adolescence, a voyagé dans sa jeunesse, s’est mariée, a eu des enfants… Rien de spécial, en somme. Et on trouve le temps un peu long quand elle se répand à propos de l’amour maternel, ou raconte en détail un de ses accouchements (mais peut-être est-ce de n’avoir jamais accouché soi-même).

     

    Frôler la mort

     

    La vie de Maggie O’Farrell n’est pas passionnante en elle-même, mais, pour la raconter, elle a eu une idée qui suffirait à rendre passionnante  n’importe quelle vie : en parler du point de vue de la mort. C’est-à-dire, de la mort frôlée. Là, tout change. Il faut dire aussi que Maggie a eu, si on peut dire, de la chance : jeune fille, elle a manqué être étranglée par un psychopathe authentique ; elle a failli se noyer, ado, en se jetant, de nuit, dans la mer ; elle s’est fait agresser au Chili avec son époux ; jeune mère, elle a risqué d’être emportée par un courant sournois dans l’océan Indien ; sans compter les multiples véhicules automobiles qui sont passés tout près, et la fois où, au cirque, elle s’est portée volontaire pour servir de cible au lanceur de poignards… Largement de quoi faire un livre. À croire qu’elle a consacré son existence entière à la préparation de celui-ci.

     

    Mais, comme elle le souligne, « frôler la mort n’a rien d’unique ». C’est « prendre conscience de ces moments » qui « abîme ». Ce qui pousse à vouloir les oublier. Si un écrivain peut être tenté, plus qu’un autre, de s’en souvenir, c’est sans doute que, précisément, « il est difficile de mettre des mots » sur ces histoires presque tragiques. Il faudra trouver des manières de dire, parler de l’impression d’avoir été « enlevée par les fées », évoquer ce moment où le « paysage se conjugue avec la sensation d’avoir échappé de très près à une chose [qu’on] ne [peut] pas contrôler » ; décrire une douleur qui a « des couleurs (…) et un caractère, celui d’une personne irascible »…

     

    Le tout et les parties

     

    Le principe : dix-sept textes brefs (dont certains parus dans la presse), associant chacun une année, une partie du corps, un événement. Le tout dans ce qui semble un pur désordre chronologique, avec des situations récurrentes (voir plus haut) et tout un système subtil d’annonces et d’échos jetant à travers le livre des passerelles. D’ailleurs, à l’intérieur d’un même texte, il arrive souvent qu’un souvenir en appelle un autre. Et tout, dans cette organisation savante, prend un sens rétrospectif supplémentaire lorsque les deux derniers récits viennent livrer deux clés essentielles : une encéphalite grave, à l’âge de huit ans, a frappé l’auteure et est venue « altérer » définitivement sa perception du monde ; sa fille souffre aujourd’hui d’allergies « potentiellement mortelle[s] ».

     

    Il y a une certaine tendance au discours (mystères des neurones, problème de la césarienne au Royaume-Uni…) que l’extrême précision des notations sensorielles ne compenserait qu’en partie. Mais, par sa structure même, le livre dessine l’espace d’une réflexion qui, pour rester tacite, n’en est que plus vertigineuse. Il y va d’abord du rapport entre le tout et les parties : suis-je la somme de mes parties ? des régions de mon corps, des moments de ma vie ? Le récit d’une vie repose-t-il sur la continuité imaginaire qu’il appelle ou sur l’écart qu’il fait apparaître entre les épisodes qui le composent ? Et puis, ces textes parlant de la frontière entre moi et le monde, du conflit et de la rupture possible entre l’un et l’autre, sont chacun, peu ou prou, l’évocation d’une rupture advenue dans la vie de celle qui raconte. Le plus important, dans son livre, ce ne sont donc pas les commentaires ni même les belles descriptions, mais, décidément, les blancs et les fêlures. Sans le dire, Maggie O’Farrell parvient à les mettre au centre de son étrange autobiographie. Dont elle fait, par ce geste, un livre d’une inquiétante profondeur.

     

    P. A.

     

    Illustration : dessin anatomique de Léonard de Vinci

     

     

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  • fr.wikipedia.orgEn fin de compte, qu’est-ce exactement que l’autofiction ? Malgré les définitions, qui foisonnent, personne au fond ne pourrait dire en une formule simple et convaincante de quoi il s’agit, même si personne n’hésite à reconnaître immédiatement un exemple donné du genre. Dans ce continent flou se détache une région parmi bien d’autres : l’autofiction sans fiction. Qui ne raconte ni la vie d’un parent de l’auteur, ni une rupture amoureuse qu’il a vécue, ni même l’écriture d’un de ses livres. Qui refuse tous les sujets, pour tenir une chronique décousue de la vie de celui qui parle.

     

    C’est ce que réussissait brillamment, par exemple, Thomas Espedal dans Gens de Bergen (Actes Sud, 2017, voir ici). Et c’est indéniablement le programme que s’est fixé Alex Capus, dans un livre intitulé Das Leben ist gut, « La vie est bonne ». Quoique le narrateur, également écrivain, s’appelle Max, que l’ouvrage soit sous-titré roman, et que l’auteur francophone écrivant en allemand ne tienne pas, pour autant que je sache, de bar, dans la ville suisse où il réside. Mais il nous a prouvé, notamment dans le superbe Voyageur sous les étoiles (Actes Sud, 2017, voir ici), qu’il pouvait être expert en matière de trompe-l’œil.

     

    Absence, tête de taureau et tables de ping-pong

     

    Revenons au Sevilla Bar. L’écrivain du livre en est aussi le patron. Il est seul pour la semaine avec ses fils adolescents, car sa femme, dont il est fort épris, est à Paris, invitée à enseigner à la Sorbonne. Au cours de cette semaine, son ami Miguel récupère, pour la vendre, la tête de taureau empaillée qu’il avait laissée depuis longtemps décorer le bar de Max. Celui-ci va devoir la remplacer, par celle d’un autre toro, achetée sur Internet, et livrée à Mannheim, où il faudra aller la chercher. Ce sera aussi l’occasion d’une brouille avec Miguel, suivie de réconciliation.

     

    Cette absence et cette brouille s’entrelacent pour tracer la ligne principale d’un récit où il est aussi question du bar, de ses clients, des souvenirs du tenancier-narrateur, de nombreuses histoires, vraies ou inventées par ce dernier. Le tout mêlé de considérations résignées et grinçantes sur le quotidien dans une société contemporaine (suisse, en l’occurrence). La vie, quoi. Qui « se suffit à elle-même », d’ailleurs « on n’invente jamais rien ». Et Capus a un talent incontestable pour planter les décors de nos existences d’aujourd’hui, « zones piétonnes » ponctuées de « terrains de jeux avec cabanes et arbres ou échiquiers en plein air », maisons individuelles entourées de jardins qu’ornent « des tables de ping-pong, ainsi que des barbecues en béton lavé avec des meubles de jardin cossus en résine synthétique gris anthracite aspect rotin tressé ».

     

    Le syndrome de Midas

     

    Pourquoi, malgré tout, parcourt-on tout cela dans des alternances d’intérêt distant et de souriant ennui ? Faut-il incriminer la volonté constante d’être drôle ?... Pas seulement. L’autosatisfaction, qu’on sent sourdre à chaque page, d’un auteur qui ne cesse d’attirer notre attention, entre les lignes, sur son adresse ?... Pas tout à fait. Le problème est plutôt le sentiment d’inconsistance qui nous gagne devant un livre n’ayant d’autre objet que lui-même. Attention, n’allez pas imaginer un avatar du célèbre livre sur rien. Celui-ci, à supposer qu’il existe, porterait sur quelque chose : le rien, justement. Et Espedal, dont je parlais plus haut, en écartant toutes les possibilités de sujets, laissait bien un objet à son livre : le vide, ainsi ménagé et révélé, auquel s’affrontait l’écriture. Tandis qu’Au Sevilla Bar ressemble à un simple prétexte, pour l’écrivain, à se mettre en scène sous nos yeux en train d’écrire. Il en résulte l’impression d’un ouvrage fait, parfois bien fait, toujours trop fait. Et on a envie de suggérer à son auteur ce que ses concitoyens conseillent à Max : « Qu’il arrête donc de faire l’intéressant ».

     

    Alex Capus semble un peu, en effet, penser qu’il est comme Midas, et que toutes les anecdotes qu’il accumule, puisqu’il prend la peine de nous les raconter, revêtent, de ce simple fait, l’éclat de l’or. Mais, mis en demeure à tout bout de champ d’être éblouis, nous restons de marbre. Midas, comme chacun sait, a mal fini. Vivement que Capus revienne, pour nous parler, comme dans Voyageur sous les étoiles, de la vie d’un autre. Cela, il sait si bien le faire.

     

    P. A.

     

    Illustration : Nicolas Poussin, Midas se lavant à la source du Pactole (1626-1628)

     

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