• photo PIerre AhnneAinsi qu’il l’expliquait dans l'entretien qu’il a accordé à ce blog, il a deux manières : subtil et passionnant écrivain voyageur (voir, par exemple, Dans les pas d'Alexandra David-Néel), Éric Faye pratique aussi, et depuis longtemps, le fantastique. Quelquefois, comme dans Éclipses japonaises, les deux sources d’inspiration se mêlent. Mais c’est la seconde qui se déploie sans conteste dans le recueil de quatorze nouvelles que l’auteur publie en ce printemps chez Corti, un de ses éditeurs habituels. Toutes mettent en scène, dans un cadre essentiellement urbain, de ces personnages transparents, quasi anonymes, déjà un peu fantomatiques, dont Dostoïevski, puis Kafka ont fait les cibles privilégiées du surnaturel quand celui-ci s’immisce dans le cadre trop rationnel des sociétés modernes. Le ton détaché d’Éric Faye, son phrasé lisse, élégant, ne dédaignant ni l’humour ni l’alexandrin blanc (« Puis vint le temps des pluies d’automne et des nuages ») leur convient bien.

     

    Au pays des miroirs

     

    Le titre l’annonce, ce sont des histoires d’ombres et de reflets. On serait d’abord tenté de les répartir en deux catégories : celles que domine le thème classique du double (« J’avais vu passer dans la rue un type qui avait tout l’air d’être moi-même »), et celles où, « par une sorte de trappe ouverte dans le cours des choses », on passe, sans s’en apercevoir, de ce monde-ci dans l’autre (ou l’inverse). Mais cette classification se révèle vite illusoire. Ce grand patron dont on a faussement annoncé le décès sent se libérer en lui un autre lui-même, délivré des responsabilités et des contraintes. Et ces fantasmes soudain réalisés, cette révolte des ombres contre ceux qui les projettent, ces coups de téléphone de l’au-delà n’attestent-ils pas l’existence, toute proche, d’une autre réalité redoublant la première ?

     

    On est donc bien dans l’univers de Narcisse, héros baroque s’il en est, et les miroirs, sous des formes multiples, pullulent. Doit-on quitter précipitamment, pour cause d’ « événements », la maison de son enfance ?... « Cela signifiait laisser les vitres sur lesquelles tant de gouttes de pluie et de cristaux de neige s’étaient écrasés, laisser les glaces dans lesquelles tant de visages s’étaient reflétés ». Éric Faye est trop rusé pour que ce motif du miroir ne contamine pas l’écriture elle-même (à moins, au contraire, qu’il n’en soit l’effet). Ses personnages, qui vont et viennent d’un monde à l’autre, sortant du sommeil alternativement dans leur réalité habituelle ou dans celle qui vient parfois les envahir, ne font que mimer ainsi la célèbre hésitation qui, si l’on en croit les spécialistes (Todorov), est caractéristique du genre fantastique.

     

    Un écrivain et son double

     

    Mais c’est surtout dans l’architecture du recueil que se révèle le goût de son auteur pour les mises en abyme et autres trompe-l’œil. Ces Nouveaux éléments sur la fin de Narcisse ne sont pas, en effet, une simple juxtaposition de récits. D’abord, parce qu’on discerne, malgré le retour, parfois, à une fantaisie proche de Gogol, une progression d’ensemble vers l’angoisse et la folie. Mais, surtout, quand on lit, dans deux nouvelles différentes, les mêmes phrases, soulignant le retour de situations identiques, c’est le livre lui-même qui se dédouble, comme ceux dont il nous raconte les aventures. Se crée alors une tension interne au recueil, qui fait éclater les limites entre les nouvelles qui le composent, et ouvre, pour le lecteur, un troublant espace où le voilà, comme les personnages, prêt à guetter et traquer les correspondances.

     

    Cette mise en scène de l’écriture par l’écriture elle-même culmine dans un texte étonnant, intitulé Anamorphose, où l’on voit un écrivain en panne d’inspiration décider d’écrire une nouvelle composée entièrement de phrases d’autres auteurs… et le faire. La nouvelle d’Éric Faye se termine par cette nouvelle, agrémentée de notes renvoyant aux ouvrages tirés de la bibliothèque de l’écrivain imaginaire. Et de celle de l’écrivain réel, bien entendu. Qu’on y trouve, à la place d’honneur, Emmanuel Bove, Julien Gracq, Kadaré, naturellement (1), ou Modiano, n’étonnera pas. L’hommage que leur rend ainsi notre auteur est bien à l’image de son élégante modestie. Ou bien faudrait-il y voir la manifestation d’une discrète insolence ? Pareille ambiguïté serait bien dans son style…

     

    P. A.

     

    (1) Éric Faye a publié Ismaïl Kadaré, Prométhée porte-feu, et Entretiens avec Ismaïl Kadaré (les deux chez Corti, 1991).

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  • www.bedetheque.com/.jDisons-le tout de suite : ce n’est pas du tout un roman. Sans doute faut-il considérer le titre comme un hommage à Aragon, dont François Taillandier est, comme moi, un admirateur déclaré (1). Mais Le Roman inachevé était une autobiographie fragmentaire, poétique, versifiée, placée sous le signe du mentir-vrai cher au poète des Yeux d’Elsa. François, roman, dominé par un souci d’exhaustivité et d’éclaircissement, appartient au domaine de l’autobiographie pure et simple. D’ailleurs, pas de sous-titre en tête du livre. Si le mot roman figure dans le titre, c’est sans doute qu’il fallait quand même à tout prix le caser quelque part.

     

    Caroline et de Gaulle

     

    Des souvenirs, donc, et qui sont ceux d’une génération. Comme l’auteur et moi sommes, à un an près, du même âge, j’ai tout reconnu. L’enfance dans une grande ville de province (lui, c’était Clermont-Ferrand) ; « Caroline, la petite blonde des albums de Pierre Probst », les lettres OAS sur les murs, l’émission Salut les copains, de Gaulle (« Il était là comme était là le Puy de Dôme »), les chansons d’Hugues Aufray et celles de Jean Ferrat. Plus tard, une adolescence comme on n’en fait plus, ouverte par l’apparition des filles et conclue en apothéose par celle de Freud, de Marx et de Lénine. Certes, je n’étais pas catholique comme François l’était et, ainsi qu’il le signale crânement à plusieurs reprises, l’est redevenu. Mais j’ai moi aussi appris un jour que j’étais pourvu d’une âme, que je me figurais sans doute également « comme une sorte de berlingot translucide ». Et, surtout, vocation oblige, j’ai moi aussi vibré en lisant Cyrano, suis passé sans guère de transition de Bob Morane à Balzac, me suis dès lors vu, dans l’avenir, « en auteur de théâtre, comme Rostand ou Anouilh ; en romancier de la société (…) ; en poète ».

     

    Tout cela, qui plongerait sans doute dans une stupeur incrédule bien des jeunes lecteurs d’aujourd’hui, pourrait être émouvant. Et l’est parfois, du reste, quand il s’agit de l’enfance, « le temps du c’est-comme-ça », où on éprouve soudain, « à travers les choses qu’ils [ont] laissées (…) la proximité des morts ». D’où vient cependant que, plus on avance, plus il arrive que nous traverse l’esprit la question la plus inquiétante pour un (auto)biographe : qu’est-ce que tout ça peut bien nous faire ?...

     

    Triste époque

     

    Sans doute faut-il incriminer ce qui pourrait être le point fort de l’ouvrage, et qui constitue, on le sent bien, sa plus grande originalité aux yeux de l’auteur. François, roman se présente comme un long face-à-face entre première et troisième personne, narrateur de 63 ans et héros de 7 à 14 ans. Le premier sait qu’il « reste redevable de tout » à ce « frère jumeau » qu’il contemple et avec lequel il renoue à travers le filtre des années. Car tous deux ont, pendant longtemps, perdu le contact. La faute à, comme on aime le dire maintenant, l’époque, la prétendue révolution sexuelle, l’idéologie, qui ont éloigné le grand adolescent puis le jeune adulte de la pureté intransigeante de l’enfant et du préado. Mais, heureusement, François, un jour, est revenu, ramenant Taillandier à la vérité de son être et, on le devine, de sa foi. Fort bien.

     

    Seulement ce dispositif astucieux et naïf ouvre la porte à un intrus redoutable : le commentaire. D’autant plus à craindre quand il prend la forme permanente du jugement de valeur. Tout est ici placé sous le signe de l’évaluation, alternativement positive et négative quand il s’agit des adultes autour de l’enfant, exclusivement et opiniâtrement négative à propos de l’adulte débutant considéré au point de vue retrouvé de l’enfant d’autrefois. Ça donne, dans une longue seconde moitié, un interminable lamento à la fois hargneux et masochiste. Car tout le monde en prend pour son grade : les militants, les profs, l’église après Vatican II… et, bien entendu, l’auteur lui-même, qui bat sa coulpe, se réjouit en sous-texte d’en être sorti, plaint, sans le dire, les pauvres égarés qui seraient tentés de ne pas regretter à ce point leurs péchés de jeunesse.

     

    De Jean-Jacques à François

     

    Il y a du Rousseau, bien sûr, dans cette autoflagellation justificatrice. Mais Rousseau inventait un genre — l’autobiographie moderne. Et puis, Rousseau, comment dire… c’était Rousseau. Certes, il émaillait ses Confessions de réflexions fréquentes et diverses. Et Taillandier fait de même : « On ne devrait jamais perdre de vue que la jeunesse, c’est de l’énergie : elle cherche des terrains et des buts » ; « L’idéologie est un travestissement, au lieu que la poésie est une présence » ; « Savons-nous vraiment de quoi est composée la vie, celle qui passe en nous et entre nous ? » … Oui. On aura beau dire, Rousseau reste Rousseau.

     

    P. A.

     

    (1) Voir son essai, paru en 1997 chez Stock, Aragon, 1897-1982 « Quel est celui qu’on prend pour moi ? »

     

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  • photo Pierre AhnneJean-Paul Honoré est linguiste, poète, universitaire spécialiste du discours poétique. En 2016, il embarque, en tant que passager, sur le porte-conteneurs Bougainville : la pontée, c’est l’ensemble des conteneurs qui constituent ici la « cargaison arrimée sur le pont » du vaisseau. En trente-huit jours, ce dernier va transporter le narrateur de Chine en Malaisie, à travers la mer Rouge, le long du Canal de Suez, puis, passé Gibraltar, à Hambourg via Southampton, et retour au Havre. Parlant de lui tantôt à la deuxième personne (vous), tantôt à la troisième (le PAX = passager, sur la liste des « crew-members »), l’auteur va nous faire le récit de son voyage.

     

    Sauf que ce n’est pas un récit. Et pas davantage un journal de bord. Qu’est-ce que c’est ? C’est un livre qui, comme il arrive souvent, se recommande d’abord par ce qu’il n’est pas, et par les écueils qu’il évite : pas de pensum socio-économique ou de cours de géographie ; et pas non plus d’émois lyriques face à l’immensité — l’absence de la première personne a ici valeur de programme. Le vocabulaire abstrait est aussi presque entièrement banni d’un ouvrage où, sous le systématique désordre chronologique et topologique, se dessine une organisation par thèmes, aux enchaînements subtilement dissimulés. Les courts chapitres qui se succèdent pourraient s’intituler Cabine, Cloisons, portes et échelles, Dimensions, Passerelle

     

    Le parti pris des choses

     

    Bref, on l’aura compris, c’est un peu le parti pris des choses. Et, de fait, on pense à Ponge, en lisant le portrait de la machine à laver du bateau, ou le récit du combat qu’y livrent « les produits détergents contre les hydrocarbures ». Car, ici, on ne trouve ni crevettes ni huîtres, mais des objets fabriqués traditionnellement honnis, et bannis du discours littéraire : appareils de mesure, radars, grues (« Il y a de l’élégance et de la sauvagerie dans la relation du grutier au bloc qu’il maîtrise »), moteur (« Son échine vert et or supporte des harnais en chrome et onze têtes remplies de feu »)…

     

    La mer n’est guère qu’à l’arrière-plan, d’où elle surgit parfois à la faveur de brèves notations, quand, au crépuscule, « l’azur se débilite », ou lorsque la pleine lune répand sur l’eau « les flaques de blancheur et d’encre grasse qui plongent le cargo dans une lithographie romantique ». Mais, la plupart du temps, elle est réduite à ce qu’on en aperçoit « entre deux murailles de conteneurs », ou au « concert de grondements, de chocs plats, de gifles liquides et de pétillements » qui révèle sa présence, comme celle d’un autre moteur. Car elle aussi tient sa partie dans la grande usine qu’est le cargo, et, « dans une certaine lumière blanche damassée par le clapot, ressemble à une lame bien entretenue, fourbie avec un chiffon gras ».

     

    Certes, il est aussi question des hommes, et l’auteur évoque finement les rapports entre officiers français et matelots philippins. Ce n’est cependant pas un hasard si un long et désopilant passage est consacré à l’usage des langues à bord du Bougainville : les individus eux-mêmes constituent ici les pièces d’un mécanisme, où chacun doit jouer au mieux, en interaction avec les autres.

     

    « Savoir ce que je vois »

     

    Notre PAX, là-dedans, c’est « Candide au pays des machines ». Découvrant des objets, des codes, des inscriptions mystérieuses, telle celle qui figure sur l’horloge de la passerelle, où « sont encastrés côte à côte (…) le cadran MASTER et le cadran SLAVE » (« Ce vocabulaire à la fois simple et philosophique détonne »). Deux citations figurent en exergue du livre. L’une est tirée des Travailleurs de la mer, où l’on se rappellera qu’un chapitre superbe est constitué d’une longue énumération de noms d’outils. L’autre, de Giacometti, livre une des clés de l’entreprise : « Si je copie un modèle comme je le fais (…) c’est pour la curiosité de savoir ce que je vois ». Plongé dans un environnement profondément déconcertant, le PAX doit se livrer à « une conversion difficile ». Éduquer son regard, « accoutumé à la taille imposante des falaises, à l’horizon immensément vide, à l’abîme insondable », mais qui « se scandalise de voir, dans un grand port (…), tout ce métal manufacturé qui s’étend loin sous les nuages pour se confondre avec le ciel, à perte de vue ». Éduquer tout son corps, dont « le centre de gravité se déplace dans l’abdomen de façon imprévisible », où « les muscles du pied et de la jambe (…) s’alarment de ce que le sol de la cabine ou de la coursive n’adopte pas l’inclinaison attendue ».

     

    Et, surtout, trouver des mots pour dire tout cela. Explorer, par le langage, ce qui, dans un moment de trouble, se dérobe à lui, et révèle ainsi l’étrangeté fondamentale du réel. N’est-ce pas là l’essence même de la poésie ? Qu’elle trouve à s’incarner dans les conteneurs, le fioul et les sabords, cela ajoute, suprême élégance, les vertus de l’humour à ce que Hugo, pour revenir à lui, aurait peut-être appelé un grand petit livre.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneEst-ce un roman ? Pas tout à fait. Ce qui, en soi, ne serait pas un défaut — au contraire. Mais, à vouloir être autre chose sans pourtant renoncer aux prérogatives du genre, on prend des risques.

     

    Mo et Jo sont frères. D’où viennent-ils ? Mystère. Ce qui est sûr, c’est que, le premier, un peu plus âgé, portant l’autre, ils ont tous deux marché longtemps. Un soir, ils trouvent refuge dans une grange en ruine, pour découvrir, le matin venu, qu’elle se dresse au bord d’un fleuve. Ils vont passer un an sur ses rives, dans ses eaux, sur ses îles ou au fond des grottes qui le bordent. Un an de rencontres : celle de Vive, petite fille aussi inexplicablement seule qu’eux, celles d’adultes inquiétants ou protecteurs. Un an de découvertes et de transformations, au cours duquel la voix de Mo se métamorphose, et qui les voit gagner enfin la mer au terme de ce qui pourrait constituer une sorte de roman de formation.

     

    Mythes et songes

     

    Au loin, le monde réel et actuel existe bien : il y a des maraîchers, des bûcherons, des démolisseurs, et même une famille traditionnelle, installée dans une grande maison, et qui en refuse l’entrée à nos jeunes héros. Mais tout cela demeure au loin, dans une sorte de nébuleux arrière-plan, car tout est vu à travers le prisme de consciences enfantines, immergées dans un perpétuel présent et prêtant à tout une dimension quasi mythologique. Une « pieuvre aux mille bras » n’était pour finir qu’une « minuscule femme malingre dont l’interminable chevelure frisée s’enroulait, en une myriade de torsades aussi noires et luisantes que des serpents d’eau, sur la poitrine dénudée ». Une jeune mère égarée elle aussi sur ces rivages mystérieux devient une déesse nourricière. Une vieille femme dans une cabane isolée est une sorcière. Un couple surpris un jour au lit est une bête aux nombreux bras.

     

    De ce procédé naît une forme singulière de fantastique, qui contraint le lecteur à deviner ou décrypter ce qui se cacherait entre les lignes ou au-delà du regard des personnages. Restituer ce regard enfantin sur le monde, l’espace et le temps : beau projet. Qui prête, plutôt qu’à un véritable récit, à une rêverie poétique à partir d’un thème gros d’infinies variations. « En changeant de couleur, le fleuve chang[e] de rythme ». Il « bouillonne en cascades (…) dont le débit violent contraste avec l’écume blanche », puis sa voix « mu[e], plus rauque, moins cristalline. Et [son] odeur jaune pre[nd] une teinte aigre, marron et verte ». Les perceptions se croisent en synesthésies, les éléments et les dimensions parfois s’inversent, « la proue [d’une barque] fend doucement le ciel et l’on voudrait pêcher les bancs d’étoiles », « le ciel (…) perc[e] à travers un entrelacs veineux de racines, comme si les arbres étaient plantés la tête en bas ».

     

    Calme plat et abîmes

     

    D’où vient qu’on peine à se laisser prendre à pareille fantasmagorie ?... Affaire de dosage, peut-être, et d’équilibre — je veux dire, d’excès d’équilibre. Dans une histoire que les deux frères se racontent, il est question d’un fleuve qui coule simultanément dans les deux sens. Le lecteur a un peu l’impression de voguer sur ses ondes, parfois, et de faire du surplace. Les jeux, les expéditions et les découvertes se succèdent sans qu’on discerne une progression quelconque entre eux. Et on cesse vite de penser à Mark Twain, sur cette eau perpétuellement changeante, si changeante qu’on ne sait jamais très bien où on en est d’un cours dont l’auteur s’évertue cependant à suggérer qu’il va quelque part.

     

    On flotte, suspendu entre onirisme et réalisme, entre poésie et roman. Ah, si la barque d’Hélène Frappat avait penché, ne serait-ce qu’un peu, d’un côté ou de l’autre !... Elle aurait aussitôt trouvé l’infime déséquilibre qui lui aurait donné une assiette véritable. Et son texte aurait échappé à ce qui reste, malgré tout, un assez beau naufrage.

     

    P. A.

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  • fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_ShilohC’est une chapelle méthodiste en rondins, quelque part dans le Tennessee. Et c’est aussi une bataille, qui opposa, les 6 et 7 avril 1862, les armées confédérées, commandées par Johnston et Beauregard, à celles de l’Union, sous les ordres de Grant. À l’époque, elle atterra par sa violence les opinions publiques des deux camps. Celles-ci, pourtant, étaient loin d’être au bout de leurs peines…

     

    Petit-fils de planteur, né et mort dans le Mississippi, auteur d’un récit de 3 000 pages sur le conflit, Shelby Foote avait publié Shiloh en 1952. Mais c’est aujourd’hui seulement que paraît une traduction française, d’ailleurs remarquable, de ce qui, malgré l’absence d’indication en page de titre, est bien un roman.

     

    « Mais ils tirent !... »

     

    En témoignent les réflexions auxquelles se livre un des personnages : « Les livres sur la guerre [sont] écrits pour être lus par le Tout-Puissant, car Lui seul la [voit] ainsi. Dans notre cas, pour la décrire aux hommes, il [faudrait] raconter ce que chacun de nous [a] vu dans son petit coin ». Et celui qui rapporte ces propos de commenter : « Je comprenais ce qu’il voulait dire, mais c’étaient des paroles en l’air (…). Qu’on écrive ou qu’on lise, on veut voir les choses du point de vue de ce gros Œil dans le ciel, comme si on était Dieu ». À voir… Le problème, en tout cas, est posé : «Œil dans le ciel » ou « petit coin » ? Les deux premiers chapitres du livre de Shelby Foote semblent vouloir opter pour la première solution. Mais, dès que la bataille commence pour de bon, l’écrivain américain se range résolument à la méthode de Stendhal racontant Waterloo dans La Chartreuse de Parme.

     

    Seulement, c’est une Chartreuse sans la naïveté enthousiaste de Fabrice ni l’ironie du narrateur. 7 chapitres à la première personne, 7 combattants qui parlent. 3 confédérés, 3 unionistes. Des officiers, mais surtout des hommes de rang. Et si on croise souvent des personnages historiques, si les faits sont reconstitués avec le maximum d’exactitude possible (l’auteur explique comment, dans une note finale), on est toujours à ras de terre : « Je les vis s’agiter, remuer, et de la fumée jaillit de la crête, une partie vers le haut et l’autre vers notre ligne, roulante et mêlée d’étincelles. Un bourdonnement d’abeilles frôla mes oreilles. Je me dis : Bon Dieu, mais ils tirent ! Ils me tirent dessus ! »

     

    « Retourner en haut de la falaise »

     

    Du jeune soldat qui parle, de ses compagnons ou de ses ennemis, on ne sait pas grand-chose. C’est à peine si on évoque leurs motivations ou, surtout dans les rangs de l’Union, leur absence de raison d’être là (« Cette guerre était tellement plus simple pour les Confédérés (…). Il devait être beaucoup plus simple de se battre pour quelque chose que contre »). Dans l’ensemble, l’entreprise de Shelby Foote repose sur un refus résolu de toute profondeur. Je parle de profondeur de champ. Car c’est justement ce refus qui rend profond le livre.

     

    À quoi une telle absence d’arrière-plan laisse-t-elle en effet la place ? D’abord, à la peur. Rarement récit de bataille a parlé de manière aussi directe, et pour ainsi dire naturelle, comme d’une simple donnée de fait, des moments où les visages perdent « toute espèce d’affectation » et où ne reste « que ce que Dieu leur avait donné au début » ; des moments où il n’est tout simplement pas question de rester « là-haut dans les bois, à [se] faire tirer dessus » ; et de ceux où, réalisant qu’on ne pourra vivre avec le souvenir d’un instant de lâcheté, on retourne « en haut de la falaise ».

     

    Mais, même sur un champ de bataille, on n’est pas en permanence face à la mort. Il y a aussi le froid, l’humidité, des troncs à enjamber, des pentes à gravir. « Des scintillements d’étoiles émaill[ant] la large étendue de ciel au-dessus de la rivière ». « La lune (…), d’un jaune vieil or, soulignée par un amoncellement de nuages qui fil[ent] devant elle ». La pluie, qui s’acharne sur les soldats entre deux trouées de lumière. Si la nature, dans Shiloh, ne se laisse jamais oublier, son évocation n’est pas l’occasion d’opposer son indifférente beauté à la folie des hommes. Ceux-ci sont sans cesse plongés dans un corps-à-corps avec les éléments, eux-mêmes impliqués, dirait-on, dans la bataille. Et c’est un mélange convulsif de corps, de boue, de végétaux, étalé sous nos yeux sans commentaire ni recul. Image la plus poignante et, sans doute, la plus absurdement exacte d’une guerre parmi tant d’autres.

     

    P. A.

     

    Illustration : lithographie de  Thure de Thulstrup, 1888

     

     

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