• www.youtube.comQu’est-ce que ce texte ? Un « projet destiné également au théâtre », dit la quatrième de couverture. En effet, précise-t-elle, Stefano Massini « est l’un des plus grands dramaturges contemporains et l’auteur italien le plus représenté sur les scènes du monde entier ». Lui-même, dans une introduction, indique avoir déjà écrit plusieurs pièces sur le même thème, dont une « en vers ». Ce gros livre, dont les quatre parties portent des titres inspirés de l’Ancien Testament (Le Livre des patriarches, Le Livre des rois, etc.), et qui pratique le retour à la ligne, doit-il être considéré comme écrit lui aussi en vers ? N’est-ce pas plutôt de la prose coupée (1) ? Dans un cas comme dans l’autre, s’agit-il de théâtre ?...

     

    Il s’agit d’un texte. Où il est question de l’invention et de la fabrication de la première bombe nucléaire. Du « Comité » secret chargé de la mettre au point, où l’on trouve quatre savants juifs hongrois ayant fui Hitler pour New York, un financier américain, juif également, un coordinateur spécialiste des variables, et protestant, le fameux Oppenheimer, enfin, qu’on ne présente plus. Le livre, dit toujours la quatrième de couv’, « reconstitue les sept années, de 1938 à 1945, qui ont mené à l’explosion de la bombe ». Mais il ne procède ni par la fiction ni par le récit. En fait, il n’a pas recours à la représentation. Personnages et situations existent uniquement par les mots – les images sont court-circuitées.

     

    Homérique

     

    Par les mots, c’est-à-dire par le rythme qu’ils créent, par leur déploiement sur l’espace de la page au gré d’innombrables répétitions :

    « L’énergie

                ce qui arrive si cette énergie

                en produit une autre

                et une autre

                            et une autre

                                       et une autre

                                                   et une autre… »

    Parmi ces répétitions, certaines font office de refrains au sens le plus musical du terme, et constituent parfois de ces épithètes qu’on qualifie d’homériques et qui servent à caractériser, dans des œuvres destinées à être écoutées plutôt que lues, chaque personnage. L’un de nos savants a un tic, l’autre un trait psychologique particulier, l’autre une façon de parler, ainsi de suite, et les termes exacts décrivant ces singularités reviennent à chaque fois que le personnage en question intervient.

     

    Cet ancrage dans l’oralité n’est pas gratuit. Nous entendons, de la première à la dernière page, une voix, dans laquelle retentissent d’autres voix. Et ce flux de paroles renvoie, plutôt qu’au théâtre, à cet autre genre oral, du moins à l’origine : l’épopée. La raison de la prose coupée ou, si l’on préfère, des vers libres, pour une fois parfaitement justifiés, est là.

     

    Biblique

     

    Parmi toutes les épopées on pense ici surtout à l’épopée par excellence : la Bible. Les titres des différentes parties, les constantes allusions au judaïsme, voire au protestantisme, y incitent, comme les images et les catégories dans lesquelles les héros eux-mêmes pensent leur destin. Vannevar Bush, organisateur du Comité et par ailleurs l’un des inventeurs de l’ordinateur, sait « que pour tout homme / arrive tôt ou tard / un moment / (…) / où soudain / (…) / vous découvrez / ce que l’Éternel exige de vous ». Et Wigner, membre hongrois du même Comité, déclare à Oppenheimer : « Il m’arrive de penser, Robert, / que nous sommes pareils aux prophètes / aux rois / aux patriarches : / rien n’a changé, excepté les détails ».

     

    Cependant cette épopée biblique est aussi une épopée de la matière. L’expérience spirituelle y est inséparable de l’exploration scientifique du monde. Celle-ci est approchée d’une manière jamais documentaire ou didactique. C’est par le biais de la poésie qu’elle se donne à appréhender, résumée en formules d’une force d’évocation saisissante : « Moi, j’entre là où personne n’est encore allé : / dans le dedans du dedans du dedans », dit un des héros. Et un autre : « Les historiens étudient le quand / les géographes le où / les philosophes le peut-être / mais les physiciens  le  si : / ce qui arrive si ».

     

    Éthique

     

    Chacun cherche « l’équation de sa personne » « dans les profondeurs de la matière ». Le problème éthique ne fait l’objet, lui non plus, d’aucun discours, cependant il est toujours là, déplié dans toute sa complexité : « Qu’arrivera-t-il si les nazis réussissent eux aussi ? »… « Nous vivrions tranquilles et heureux / protégés par cette arme / comme bercés dans le giron de maman »… « Tel est le chemin le plus simple : / accepter l’unique règle du tournoi / soit : "mort à outrance" »… Entre devoirs, intérêts, scrupules, tous sont divisés (« Une partie de moi-même prie pour que je réussisse / une autre semble saboter le projet »).

     

    Ce conflit ajoute à la tension du très long compte à rebours auquel peut se résumer le livre : les recherches piétinent et l’angoisse morale monte tandis que la guerre se poursuit et que les victoires japonaises ou nazies se multiplient. Pas de solution au conflit entre impératifs contradictoires, pas de discussions ni de grandes scènes argumentatives : l’écriture, sans arrêt tendue elle-même en dépit ou à cause de son caractère fragmenté, confère au problème, du fait de contourner ou d’enjamber l’imaginaire, une existence quasi objective, une densité matérielle. Stefano Massini pratique un réalisme sans réalité représentée, un suspense sans identification, et prouve qu’on peut parfaitement raconter en se passant de la narration.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

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  • Les éditions Arléa font leur rentrée sous le signe de l’art pictural, avec deux livres (1), l’un rassemblant certains écrits d’un peintre, l’autre consacré à une peinture.

     

    photo Pierre AhnneLe Voyage au Maroc, Nicolas de Staël

     

    Alors que vient de s’ouvrir l’exposition rétrospective du musée d’Art moderne de Paris, voici les textes qu’inspira à un Nicolas de Staël âgé de vingt-trois ans sa découverte du Maroc…

     

    Marie du Bouchet, sa petite-fille, parle dans une introduction de « voyage initiatique » à propos du périple que l’artiste accomplit de juin 1936 à octobre 1937 entre Marrakech, Mogador et l’Atlas. Trois parties : Les Gueux de l’Atlas, sorte de reportage, qui parut en partie dans Bloc en 1937, mais dont plusieurs chapitres inédits ont été retrouvés en 2016 et sont publiés pour la première fois ; quinze lettres, écrites essentiellement par le peintre à ses parents adoptifs ; un Cahier du Maroc rassemblant notes et croquis. Des reproductions accompagnent l’ensemble, ainsi que de nombreux fac-similés de pages dessinées ou écrites.

     

    Dans tous ces textes s’affirme une fascination pour « le grand peuple berbère » et la critique des colonisateurs (« On n’a rien fait, ou plutôt beaucoup de mal, un peu de bien »). Les Gueux…, en particulier, fait une large place aux observations de type ethnographique, où s’exprime un intérêt particulièrement marqué pour la musique.

     

    L’essentiel, on s’en doute, est pourtant ailleurs. Celui qui, dès ces débuts, déclare : « Je suis triste quand je peins et sais d’avance ne pas être compris » affirme également : « Il m’a fallu six mois d’Afrique pour savoir de quoi il s’agit en peinture exactement ». Et d’ajouter ailleurs, dans un magnifique paradoxe : « Je vois plus clair », mais aussi : « Mes yeux ne doivent pas regarder au-dehors (…). Tout doit se passer en moi ».

     

    Ces réflexions figurent dans les lettres, lesquelles constituent la partie la plus émouvante du recueil. Cependant elles trouvent leur illustration partout, et pas seulement dans les reproductions de croquis. Cet homme, en effet, écrit comme il croque – ou comme il peindra.

     

    « La terre était terne et ce blanc du linge, ce vert et ce rouge vivement éclairés au soleil. Un nuage a passé, il a fait plus sombre, je suis parti ». « Devant un mur doré, un âne blanc, mystique »… Rapidité, précision, intensité de la formule répondant à celle de la lumière ou de la couleur. Le texte, quelquefois, tourne au quasi-poème :

    « Le toit vert du marabout scintille au sommet des montagnes bleues.

       La nuit une lune énorme lentement se lève. Paysage rouge-bleu.

       Les grillons semblables au cristal. Un homme passe, une lanterne à la main »…

     

    Deux enseignements ressortent de cette lecture : Nicolas de Staël était un peintre profond et habité, ce que l’on savait déjà ; mais on découvre qu’il était aussi un écrivain.

     

     

    Ravissement, Sur un tableau du Caravage, Martine Reidwww.rtbf.be

     

    Sous le patronage revendiqué de Stendhal, l’essayiste Martine Reid, ou sa narratrice, nous emmène à Rome. Employant, comme le héros de Butor faisant le même voyage, la deuxième personne du pluriel, s’adresse-t-elle directement à nous, ou se parle-t-elle à elle-même ? En tout cas, c’est nous qu’elle prend par la main, au sortir de l’avion, pour nous embarquer dans le train, direction Roma-Termini, puis la galerie Doria-Pamphili, où nous allons (re)découvrir le tableau du sous-titre.

     

    En chemin, on se sera rendu compte que l’on n’est pas exactement dans les genres très balisés de la promenade littéraire ou du voyage en Italie. Stendhal est évoqué pour une autre raison. Il prétend, nous indique la locutrice, « avoir passé mille cinq cents heures à contempler La Transfiguration, de Raphaël ». Et de commenter : « On aimerait beaucoup savoir ce qu’il peut bien y voir, et pourquoi il en fait le signe de la perfection picturale ».

     

    Ici, c’est du Repos pendant la fuite en Égypte, du Caravage, qu’il s’agit. « Le plus beau tableau qui ait jamais été peint », aux yeux de celle qui ajoute à propos de sa propre formule, toujours en se vouvoyant : « Vous aimeriez inventer quelque chose de plus original et de plus senti ».

     

    Voilà donc de quoi il sera vraiment question : du mystère d’un tableau, et, au-delà, de tous les tableaux. Comment, dans « un entre-deux entre connaissance et expérience sensible », les regarder ? Qu’est-ce qui se joue au fond du plaisir esthétique ?

     

    Pour tenter de répondre, l’auteure imagine une mise en scène digne des peintures baroques qu’elle évoque. Pour approcher de l’œuvre et de la question, elle procède par cercles concentriques et resserrement progressif, dans l’espace, on l’a vu, mais aussi dans le propos. Avant d’en venir au Repos… du Caravage, elle évoque d’autres tableaux exposés dans les salles du palais Doria-Pamphili ; puis résume la vie de Michelangelo Merisi, dit le Caravage – une vie mouvementée, qu’elle n’a pas la naïveté de confondre avec une œuvre dont elle n’est « ni le revers ni la doublure » ; ensuite, après avoir évoqué d’autres toiles du maître, elle en vient au sujet de celle-ci, à ses sources bibliques et à ses métamorphoses légendaires ; à sa représentation, enfin, notamment par le Cavalier d’Arpin, Carrache et le Dominiquin… Ce n’est qu’à la page 102 (sur 120) qu’on lit : « Vous vous placez devant le tableau du Caravage, droit devant lui… » – et devant, dans ce tableau, l’ange qui en est le centre énigmatique.

     

    Arrivé là, on pourrait être déçu. Les pages où Martine Reid fait de l’œuvre adorée « un signe crypté », « hiéroglyphe » ou « idéogramme » d’un souvenir d’enfance, restent rapides et vagues. Mais cette déception est justement le cœur même du livre et la seule réponse possible à la question qu’il annonçait. Peut-on vraiment dire ce que les yeux voient ? Peut-on dire ce qu’ils voient vraiment ? Comment formuler le pourquoi d’une émotion inexplicable, voire, tant pis pour le mot, ineffable ?... Tout ce qui est possible, c’est de dessiner et de cerner au plus près l’espace d’un blanc. Ce qu’a précisément fait notre auteure : les détours élégants et colorés qu’elle a pris pour en venir à son sujet étaient ce sujet-même. Ils font la paradoxale profondeur de ce petit livre – et son charme.

     

    P. A.

     

    (1) L’éditeur remet de plus en vente, dans sa collection Arléa-Poche, l’ouvrage de Stéphane Lambert Nicolas de Staël, Le vertige et la foi.

     

    Illustrations :

    une page du manuscrit des Gueux de l'Atlas

    Le Caravage, Le Repos pendant la fuite en Égypte,  1596 ou  1597, détail

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  • https://www.ireland.comAu milieu du roman, il y a un miroir. D’un côté (lequel ?), on trouve un bien pauvre garçon. Il s’appelle Simon. Il est né et a grandi à la campagne, en Irlande du Nord, où le fait d’avoir un père catholique et une mère protestante suffisait, dans les années 1960-70, à le mettre dans une situation des plus inconfortables. Alors qu’il est encore adolescent, sa mère, de surcroît, meurt. Et, quelque temps après, en 1987, il assiste, avec son père, dans la petite ville d’Enniskilen, à la cérémonie du Dimanche du souvenir, en l’honneur des soldats tombés sous l’uniforme britannique dans toutes les guerres. La bombe (bien réelle) de l’IRA explose.

     

    « Visiteur du passé »

     

    Le père et le fils sont indemnes mais Simon, à partir de là, est sujet à des crises d’épilepsie. Elles passent, reviennent alors que, âgé à présent de quarante-neuf ans, il vient de se séparer de sa femme. Il est devenu architecte et vit à New York. Il y retrouve Esther, amie de son adolescence. C’est elle qui le ramène au souvenir enfoui d’une nuit passée jadis ensemble sur un îlot du lac Erne, près d’Enniskilen. Ce retour du passé contribue à réveiller l’épilepsie de Simon, lequel attend à présent une opération. C’est dans cette situation que nous l’avons trouvé au début du livre. Tout est lent, contourné, un peu laborieux.

     

    Mais voilà le miroir… Au début de chaque crise, Simon entend une phrase, murmurée jadis par l’homme, sans doute membre de l’IRA en mission, qui les a surpris Esther et lui dans l’île. L’épilepsie est une possession : « Où va mon esprit ? » se demande notre héros. Il a le sentiment de vivre avec « un compagnon. Un ennemi », « visiteur du passé » qui le « hante » et dont il est persuadé qu’il est l’un des poseurs de bombe chargés d’agir peu de jours après leur rencontre. « Peut-être », conclut-il, « que mon seul espoir de lui échapper serait (…) de le faire s’incarner, qu’il se glisse dans le flux de mes expériences vécues ».

     

    Simon passe de l’autre côté du miroir, et nous entrons dans le roman que le quadragénaire Darragh McKeon, huit ans après le succès de Tout ce qui est solide se dissout dans l’air (Belfond, 2015), voulait et devait sans doute écrire. Il raconte l’histoire d’un autre pauvre garçon, imaginée par le premier. Il s’appelle Brendan, vient du même comté rural, est issu d’une famille catholique que l’engagement d’un frère aîné dans l’armée britannique place dans une situation aussi précaire que celle de Simon lui-même. Comme ce dernier, Brendan voulait vivre en paix, avec Sarah, protestante rencontrée à Belfast. Mais son adolescence a été marquée par la violence insensée d’une descente des soldats anglais dans la ferme paternelle, et sa jeunesse l’est par les grèves de la faim de 1981 et l’obstination haineuse de Margaret Thatcher (« La vie d’un républicain n'est pas une vraie vie à ses yeux »).

     

    La littérature comme épilepsie

     

    Nous suivons les étapes qui mènent le double de Simon à l’engagement dans les rangs de l’IRA, et vont le conduire dans l’île où, venu entreposer les explosifs destinés à l’attentat d’Enniskilen, il prononcera à l’oreille de Simon la fameuse phrase. Dans cette seconde moitié du livre, plus de circonvolutions, ni de discours sur les neurosciences ou la nature problématique du moi. La lenteur à présent est celle des choses implacables. Tout est sec, froid, d’une intensité efficace. Qui n’exclut pas, au contraire, l’empathie. Le roman de Darragh McKeon est un hymne à l’imaginaire comme faculté de se mettre à la place des autres. Après avoir écrit l’histoire de Brendan, Simon est guéri de ses crises, de ses empêchements, et, même si McKeon ne peut s’empêcher d’ajouter quelques arabesques conclusives, le dispositif narratif qu’il a conçu fonctionne indubitablement. Sa signification historique et politique saute aux yeux. Brendan est le reflet de Simon, quasi inverse mais pratiquement identique. On est dans une zone grise où l’un pourrait presque être l’autre, où tout le monde a tort et, aussi bien, raison. Ce jeu d’un côté et de l’autre du miroir incite à une forme, plutôt que de tolérance, de compréhension réciproque.

     

    D’ailleurs, si Simon rédige la vie supposée de Brendan, Brendan, de son côté, « la nuit, à la table de la cuisine », écrit « des mémoires en quelque sorte »… Éloge de la perte et du changement de moi, Le Dimanche du souvenir est aussi un éloge de la littérature – cette autre forme d’épilepsie.

     

    P. A.

     

    Illustration : le lac Erne

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  • www.oursocalledlife.co.ukLe titre français le dit avec astuce : le père éperdu dont nous allons suivre les aventures est un homme en face de lui-même, un homme perdu qui va devoir retrouver son chemin. D’ailleurs, le narrateur nous le répétera : son héros « a erré et il s’est perdu ». Et le titre suédois le signifie aussi à sa manière en renvoyant à Odenplan : cette place de Stockholm, qui, avec le quartier dont elle est le centre, constituera le décor du roman, apparaît comme un vaste carrefour où les laissés-pour-compte de la vie moderne se mêlent aux gens pressés, et que bordent un hôpital, une bibliothèque, une sculpture censée « permettre de visualiser les distances entre les planètes du système solaire ».

     

    C’est dans ce lieu unique que va se dérouler l’unique journée servant de cadre au récit. Une dure journée pour un héros anonyme et bien mal en point : séparé de sa femme et de son enfant, il est en congé pour dépression, habite un logement provisoire miteux et, signe de déchéance particulièrement indiscutable, chacun en conviendra, boit tous les soirs plusieurs verres de vin… Mais un événement vient l’arracher malgré lui à son marasme : son fils (sept ans, anonyme lui aussi) a « besoin de lui », lui annonce son ancienne épouse ; elle va donc le lui laisser d’abord pour une semaine, « et le week-end ils ver[ront] comment cela [s’est] passé ».

     

    Crise imprécise

     

    Le matin de la fameuse journée, notre homme emmène le gamin à l’école, où il doit retourner le chercher dans l’après-midi. Mais le petit a oublié ses gants. Le père court acheter une autre paire, avec le projet de passer la remettre à l’enfant. Après quoi il ne cesse de disposer sur son propre chemin tous les « contretemps » qui vont lui permettre de revenir d’abord à lui-même, de dépasser la crise où il est plongé et, au crépuscule, redevenu le père et l’homme qu’il n’aurait pas dû cesser d’être, de reparaître enfin devant son fils avec l’accessoire vestimentaire et chargé de sens qui lui manquait.

     

    La crise… Quelle crise ? Qu’est-ce qui a mis notre héros dans un si profond désaccord avec lui-même ? Ce n’est que peu à peu et avec beaucoup de précautions que le narrateur nous l’apprendra : le père indigne, dans un moment d’exaspération, a giflé son fils. Tout ça pour ça ? est-on d’abord tenté, au risque de passer pour le survivant acariâtre d’une époque heureusement révolue, de murmurer. Puis on comprend que le contraste entre ce qu’il faut bien appeler la minceur des causes et l’ampleur des effets produits indique qu’on est ici au-delà de la fable moralisatrice ou de l’éloge bien-pensant de l’éducation citoyenne. Le drame existentiel dont nous entretient l’auteur suédois est plus imprécis, et, du coup, plus fondamental.

     

    Bien sûr, il y a la vie dans les villes, la pauvreté, les accidents et l’agressivité ambiante. Le monde absurde du travail, avec ses DRH et ses directeurs financiers. Le poids du passé et de la transmission, pour un personnage dont on apprendra que son propre père, venu de Hongrie (1), ne s’est jamais habitué aux saisons suédoises et vit, avec sa femme dépressive, « un véritable enfer ». Il y a la malignité des hommes, dont ce même héros, au cours de missions culturelles dans les Balkans, a eu un aperçu. Tous ces facteurs, cependant, participent d’un malheur qu’ils n’épuisent pas. Il y va de l’être-au-monde, et la structure même de la réalité est affectée.

     

    « Vide sans obstacle »

     

    L’homme perdu subit un examen médical à l’hôpital, va traîner à la bibliothèque, assiste à une algarade dans un café, est renversé par un bus, retourne à l’hôpital, s’en échappe. Il passe enfin au garde-meuble où il a déposé l’essentiel de ses affaires, s’y endort, s’y retrouve en fouillant, au sens strict, dans son passé. Cette errance a pour cadre une ville hostile en ses moindres détails : « Le ciel, toujours plus bas, s’écroule sur les toits de Stockholm, jusqu’à tout ensevelir » ; « Les dalles semblent gorgées d’eau, les joints gris-noir ressortent, menaçants, tissant autour [du héros] un filet dont il ne peut s’échapper »… Tout lieu clos devient immédiatement un inquiétant labyrinthe, où « d’interminables couloirs conduis[ent] à des entresols et des escaliers » ; le hall de la bibliothèque « ressemble à un tombeau égyptien, une crypte » ornée de « sinistres bas-reliefs ».

     

    « C’[est] peut-être un rêve que tout cela », songe notre héros. Pourtant, alors qu’il est indubitablement éveillé, il arrive que la réalité change soudain d’aspect : « une immense vague de mélancolie » métaphorique devient « un torrent noir et massif » qui « déferle » dans un restaurant, « projetant autour d’elle les tables, les chaises, les poubelles et les plateaux » ; dans le miroir, le père découvre « un visage étranger », puis « celui de son fils »… Et le temps se distord aussi, les fantômes du passé surgissent – un ami de jeunesse, une femme morte dans une rue de Sarajevo, un enfant aperçu dans un bordel de Pristina…

     

    Contemplant le monument consacré au système solaire, notre ami imagine, après la mort de notre étoile, les planètes lâchées dans un « vide sans obstacle », et glissant « sans bruit, sans résistance dans les ténèbres du cosmos ». Espace symbolique qui est peut-être la vérité ultime de l’espace… Le héros de Daniel Gustafsson erre dans ce monde à l’arrière-plan de notre monde, et le retour à une normalité faussement rassurante n’effacera pas, dans l’esprit du lecteur, cette vision. Ni l’impression d’un cataclysme intime et métaphysique laissée par ce premier roman singulier.

     

    P. A.

     

    (1) Pays que Daniel Gustafsson, traducteur du hongrois par ailleurs, semble bien connaître

     

    Illustration : dans la station de métro Odenplan, Stockholm

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  • leco.playbacpresse.fr.Je l’ai dit (voir ici) et répété (voir ), je comprends mal la condescendance dont la plus prolifique de nos écrivaines est souvent l’objet. Est-ce le personnage qui agace ? Le succès de l’œuvre ? Le classicisme de la langue ?... À raison, tous les ans, d’un roman publié (et, dit-on, de trois écrits), depuis plus de trente ans, on connaît inévitablement des hauts et des bas. Mais cela fait quand même, en plus de trente ans, un certain nombre de hauts.

     

    Est-ce que ce sont bien des romans ? Chez elle, tout est conte. Non seulement parce que les fées, les sorcières et le merveilleux sont toujours prêts à surgir sous une forme ou sous une autre, mais par le type de narration, fluide, nerveuse, faussement limpide. Ce récit ne fait pas exception, qui commence justement par un conte, dont l’héroïne est un oiseau. Comme tous les vrais écrivains, Amélie Nothomb raconte toujours un peu la même histoire. Dans son cas, c’est la sienne. On retrouvera ici les années de vagabondage familial autour du père diplomate – le bonheur au Japon, l’exil en Chine, l’adolescence au Bangladesh, le viol traumatique dans les eaux de la mer. Puis l’anorexie, les études, le retour au Japon et le travail en entreprise, tandis qu’en parallèle commence l’aventure de l’écriture.

     

    Être un oiseau

     

    Mais, à chaque livre, cette histoire vraie devient un autre conte. Le visiteur merveilleux, dans Psychopompe, c’est l’oiseau. Amélie Nothomb nous offre son autobiographie aviaire. Il y est question de son amour pour les volatiles, évidemment, d’abord écoutés (« En tendant l’oreille, je décelais quel rouge-gorge avait du talent »), puis observés (« Le plus ravissant des séraphins est moins beau que le plus humble des accenteurs mouchets »). Cependant il y a bien plus. Comme dans tout conte, il y a une métamorphose (« L’oiseau devint permanent en moi »), laquelle n’est peut-être que la découverte d’une identité profonde (« Il m’apparut que l’oiseau était la clef de mon existence »).

     

    Quand le drame surgira, cette identité supplémentaire et secrète sera le salut. Après le viol, une part de la future écrivaine est morte – « le moi d’avant ». « J’étais le tombeau de cette morte », nous dit-elle. Pour la retrouver et la ramener à la vie, il faudra « traverser le fleuve des Enfers ». Elle tentera de le faire en cessant de s’alimenter, puis en risquant une étrange opération de dédoublement et de mise à distance de soi. Expérience du vide que permet sa nature ailée, et dont la forme quotidienne sera l’écriture. Cette histoire merveilleuse est un récit d’éducation, et l’éducation d’un écrivain est toujours la découverte de sa vocation.

     

    Voler

     

    Arrivée là, hélas, Amélie Nothomb quitte la narration pour le discours, un brin sentencieux, avec citations et conseils aux jeunes auteurs. Elle n’y revient ensuite que pour les errances mystiques que le titre annonce. Pour parler de la mort et de l’au-delà, le style du conte ne convient plus : entre la fausse transparence de l’un et le mystère épais des autres, le divorce est trop grand, tout retombe à plat.

     

    Les dernières pages n’effacent pourtant pas celles qui précèdent, et qui constituent la plus grande partie du livre. Elles ne changent rien à la grâce aérienne qui s’y déploie, à l’art de la fantaisie et de la phrase. « Écrire, c’est voler ». Tout repose sur cette métaphore. Mais le sens qui lui est donné ici est si vrai. Cette impression, à chaque fois, de « [se] jet[er] dans le vide avec le fol espoir de ne pas avoir désappris » est si exacte. « Le néant était pour eux le plus fabuleux des terrains de jeu », dit Amélie Nothomb en parlant des oiseaux. Ou des écrivains… Avec sa candeur élégante, elle affirme une conception de la littérature qui vole haut.

     

    P. A.

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