• Œuvres, saisons et couettes

    tuitearte.esIl y aurait donc là quelque chose comme un phénomène… « Le Monde des livres », par la plume de Florence Bouchy, dans une enquête bien menée et fort instructive, s’en fait l’écho. Plusieurs romans, français ou non, sont sur le point, nous y dit-on, d’être adaptés sous forme de séries télévisées. « Rien d’étonnant à cela », remarque aussitôt l’auteure de l’article : depuis la naissance du cinéma, la littérature a en effet constamment fourni un matériau aux arts de l’image. Mais il semble aussi que « la vogue des séries soit, à l’inverse, une source d’inspiration pour les romanciers d’aujourd’hui ». Pour preuve : des romans qui paraissent en « saisons » (Djian, Despentes…) et une influence, revendiquée, sur l’écriture de jeunes auteurs qui, nous laisse-t-on entendre, ont plus regardé d’épisodes qu’ils n’ont lu de livres (pourquoi, dans ce cas, veulent-ils donc en écrire, on ne peut s’empêcher de se poser la question, mais passons).

     

    Vitamines et dévoration

     

    Bref, si « l’actualité des séries en 2018 s’annonce résolument littéraire », c’est qu’entre littérature et séries la contamination serait en marche. Pas d’inquiétude, pourtant, déclare Bruno Blanckeman, professeur à la Sorbonne-Nouvelle : « À partir du moment où la littérature se sent en concurrence avec d’autres médias (…), elle rebondit en se nourrissant de ce qui la dévore ». Bien, bien…

     

    Sauf qu’on peut se demander, ici, qui nourrit qui. Le vocabulaire employé pour faire moderne ou américain n’empêchera pas que les séries et leurs saisons ne soient jamais qu’une version survitaminée du bon vieux feuilleton télévisé, lequel, comme son nom l’indique, vient tout droit du monde littéraire. Et pas besoin d’évoquer ici Ponson du Terrail ou Eugène Sue, tous les grands romans du XIXe siècle, de Balzac à Zola en passant par Flaubert, ont d’abord paru, comme chacun le sait, en feuilletons. Donc, finalement, rien de bien nouveau dans tout cela, dire que certains romans sont conçus pour être publiés « en saisons » étant une façon plus chic de dire qu’ils comportent plusieurs tomes (comme Les Pasquier, Les Thibault et bien d’autres).

     

    Les belles histoires

     

    Il n’en reste cependant pas moins que cette prétendue proximité entre « la littérature » et les séries télévisées, réelle ou illusoire, est en tout cas révélatrice. Elle repose en effet sur des présupposés si compacts qu’apparemment nul n’éprouve plus le besoin de les interroger. D’abord, la littérature, c’est le roman. Qu’il existe d’autres genres, essentiellement rétifs à la mise en tranches, cela ne paraît pas effleurer grand monde, et l’abus de langage des adolescents, pour qui roman signifie livre, est devenu quasi-vérité.

     

    Ensuite, un roman, c’est fait pour raconter une histoire. Conséquence immédiate : elle peut aussi être racontée par tout autre moyen, et inversement. La chose à raconter flotte quelque part dans le monde bleuâtre des idées en soi, indépendante des manières de la dire, sans lesquelles pourtant nul n’y aurait accès. Mais nos vies doivent être toutes baignées par la fiction, qui, du coup, doit pouvoir glisser sans effort d’un monde à l’autre : les hommes politiques se font créateurs de récits, l’Histoire devient roman national, on parle, sans soupçonner de contradiction, de roman graphique.

     

    Sans limites

     

    Il y a cependant autre chose dans la passion pour les séries et dans le rêve, à peine tu, de voir la création littéraire leur ressembler. Au principe même de la série, il y a une exigence constitutive : faire durer. Même publiées par épisodes, les œuvres que j’évoquais plus haut restaient des œuvres. Autrement dit, l’attraction centripète unissant leurs composants faisait mine de les fermer sur elles-mêmes et leur donnait pour fondement la notion de clôture. Aussi avaient-elles des auteurs ­— les nègres de Dumas étaient ceux de Dumas, pas un pool de scénaristes.

     

    Mais nos contemporains, on veut du moins le leur faire croire, n’aiment pas les points finaux. Ce seraient des êtres de flux et d’enveloppement, amateurs de couettes sans coutures et de nourritures intarissables. Faut-il, si c’est vraiment le cas, leur en vouloir ?... Moi qui vous parle, je suis fort capable de me délecter des horreurs de Gomorra jusqu’à la lie. Mais je n’irais pas non plus faire de la délectation une esthétique. Et le besoin de continuité, la crainte de la clôture, de la coupure, de la différence en un mot, sous toutes ses formes, alors qu’on n’a jamais tant prétendu la promouvoir, me paraît dire bien des choses sur notre monde et sur ses songes.

     

    P. A.

     

    Illustration : Arcimboldo, Les Quatre Saisons, 1573

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  • Commentaires

    2
    Lundi 4 Juin 2018 à 17:37

    Au commencement était l'histoire, et la façon de la raconter importait autant que les péripéties; une belle façon de tenir les lecteurs en haleine: art de la césure et du rebondissement, gestion de la frustration - ni trop, ni trop peu - pour ne pas décourager le lecteur.

    Vous parlez de cette gestion contemporaine du texte fragmenté et en même temps des séries télévisées, mais sommes-nous exactement dans le même cas de figure? Le temps découpé de la série télévisée n'est plus vraiment destiné à gérer l'attente. La preuve: le nombre de plus en plus important de séries qui maintiennent le destinataire captif jusqu'à une heure avancée de la nuit en distillant tous les épisodes dans la soirée. Comme si la chaîne savait que les spectateurs ne savent plus gérer la frustration de l'attente et que ce serait un risque de ne pas diffuser tous les épisodes jusqu'au dénouement. Comme vous le dites si bien, cela en dit long sur notre époque!

    Que des auteurs actuels prétendent réinventer la roue avec leur adaptation de l'ancien feuilleton. n'est pas très étonnant, car beaucoup ne connaissent même as les grands anciens que vous citez. Je me souviens avoir lu sur un blog le commentaire suivant: "Je ne lis aucun livre pour ne pas polluer mon oeuvre"...

     

      • Mardi 5 Juin 2018 à 09:23

        Je crains bien qu'il ne faille être d'accord avec vous sur bien des points.

        Sauf sur un, peut-être : je ne suis pas sûr qu'au commencement soit l'histoire.

        Mais cela nous entraînerait fort loin.

        Merci en tout cas de cet intéressant commentaire.

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