• www.patrimoine-histoire.frJe m’en suis déjà expliqué (voir ici) : je n’aime pas beaucoup les séries. Surtout quand ce produit télévisuel essaye de s’imposer en littérature. Et je ne suis pas non plus un grand amateur de polars, ce genre qui fascine tant nos contemporains que beaucoup d’entre eux ne lisent que cela. Mais la question n’est pas ici celle de mes goûts. La question, c’est : pourquoi Gilles Sebhan, qui a longtemps pratiqué l’autofiction et joué avec la biographie, s’est-il entiché du roman policier au point de présenter son deuxième livre dans la collection « Rouergue noir » comme le nouvel épisode de la série Le Royaume des insensés ?

     

    Pourquoi le policier, j’ai déjà essayé, à propos de Cirque mort, il y a tout juste un an, de proposer une explication : tous les livres de notre auteur sont, peu ou prou, des quêtes et des enquêtes. Mais la série ? En y réfléchissant… Le motif de la paternité, central dans La Dette (Gallimard, 2006), revenait dans Fête des pères (Denoël, 2009), puis ressurgissait encore dans Salamandre (Le Dilettante, 2014). Après Tony Duvert, l’enfant silencieux (Denoël, 2010), Sebhan éprouvait le besoin d’effectuer un Retour à Duvert (Le Dilettante, 2015)… Qu’est-ce, cette fois, qu’il n’a pas dit ? Qu’y a-t-il, toujours, qu’il n’a jamais complètement dit, et à quoi il lui faut, inlassablement, revenir ?

     

    Barrie avec Sade

     

    Quoi qu’il en soit, on les retrouve. On retrouve le lieutenant de police Dapper, le bien-nommé, qui a libéré lui-même, à coups de pistolet, son fils enlevé et séquestré par des mabouls. Il devrait essayer de renouer avec l’enfant et de sauver son mariage, mais il s’occupe plutôt de chercher ses propres origines d’ancien enfant abandonné. Il y a aussi Anna, sa femme. Elle devrait être toute à la joie de retrouver son fils, mais pense surtout à ses amours avec Hélène, l’institutrice. Il y a ce fils, Théo, le prétendu traumatisé. Sauf que le traumatisme est ici une mue, et que, en fait de séquestration, « l’enfant [a] été emmené loin de sa tribu pour accomplir sa transformation ». Une transformation qui va se poursuivre, sous l’égide des « petits insensés » peuplant le « centre thérapeutique » tenu par le docteur Tristan, avatar sulfureux et un brin délirant de Gaëtan Clérambault.

     

    On retrouve aussi, et surtout, la petite ville, ses rues, ses cafés sortis intacts des années 1960, ses environs — la mer, peu éloignée, et une « forêt » maléfique, lieu de tous les excès nocturnes. Si ce pays imaginaire, Barrie revu par Sade, joue un rôle essentiel, c’est que les lieux ici sont plus que des endroits. Ils parlent, non seulement parce que « la disposition » des corps dans l’espace « constitu[e] déjà un langage », mais aussi parce que « les lieux [ont] sans doute une mémoire », qui s’exprime à travers « les vibrations de l’air ».

     

    Une histoire de pères

     

    Aussi les personnages ne cessent-ils de déambuler, comme prisonniers d’un labyrinthe, lequel est peut-être un mauvais rêve. Comme on est dans un polar, il y a une femme enlevée et, à son tour, séquestrée. Comme on est dans un livre de Gilles Sebhan, il y a un journaliste, chargé lui aussi d’une enquête, et qui préférerait publier ses poèmes — double caricatural quoique probable de l’auteur…

     

    Mais, au fond, qu’est-ce que ça raconte ? L’enquête en question, qui lèvera le voile sur la naissance de Dapper ? L’enquête de Dapper sur lui-même, nouvel Œdipe que « tout [a] fini par ramener vers l’origine » ? Ou les amours d’Anna ? L’entrée fracassante et sanglante de Théo dans l’âge viril ?... Le narrateur, de temps en temps, se rappelle qu’il écrit un roman policier. Alors, il revient à sa femme enfermée, sort les flingues de leurs étuis, orchestre un déchaînement de violence terminal. Cependant, est-ce vraiment ça qui l’intéresse ? Au-delà de la glauquitude obligatoire et des figures obligées, Gilles Sebhan ne cesse de nous ramener à ses vraies préoccupations : à l’enfance, certes ; à la folie, aux marges de la raison et de la société, à toutes les limites, bien entendu ; mais, avant tout, à ce qui apparaît ici décidément comme son grand thème, la filiation. Dans ce livre où l’arbre de Jessé est une image récurrente (et qui devait, si je suis bien informé, porter ce titre, remplacé finalement par le beau titre actuel, médiéval et moins direct), la figure du père, bon ou mauvais, est omniprésente. Chacun, ici, cherche le sien. Et comme, chez Sebhan, on naît des pères, chacun désire et redoute d’approcher le mystère d’une origine toujours refusée, toujours ratée. Tout le reste n’est qu’un prétexte au long lamento poétique et obsédant sur cette origine impossible, lequel se poursuit de livre en livre, et revient affleurer à tout moment.

     

    Trouvera-t-il à s’incarner dans une troisième saison (je crois que c’est comme ça qu’on dit) ? Que fera Gilles Sebhan, la prochaine fois, du genre qu’il tient à s’approprier ? Ce livre-ci finit par un testament dont on ne connaît pas le contenu, et par des fleurs envoyées à une femme dont on ignore ce qu’elle va en dire… Soyons donc sans inquiétude : dans un an, au plus, nous aurons sûrement des réponses à toutes nos questions.

     

    P. A.

     

    Illustration : vitrail de la cathédrale d’Amiens, XIIIe siècle

     

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  • www.httpsilartetaitconte.comEst-ce une suite ? Le mot a été écarté sur le bandeau, lequel se contente de rappeler que l’auteure de ces Sœurs aux yeux bleus est celle qui publia, en 2016, La Gouvernante suédoise (Arléa). Mais gageons que la question sera posée à Marie Sizun, lors de la soirée qui sera consacrée à son livre, le 16 janvier prochain, à la mairie du 6e arrondissement, ou lors de celle qui devrait suivre, au Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, ou encore dans ces innombrables salons du livre qu’elle affectionne et dont elle ne manque pas un. Comme lui sera posée, à nouveau, la question de sa manière de travailler, pour ces livres consacrés à l’histoire de sa famille ; du rôle qu’y jouent photos, lettres, vieux journaux intimes, de la part qu’y prend l’imagination de la romancière.

     

    Saga

     

    Une suite ?... On peut sans difficultés lire Les Sœurs aux yeux bleus même si l’on n’a pas lu La Gouvernante suédoise, Marie Sizun n’ayant pas manqué de glisser habilement, dans ce second récit, les rappels nécessaires. Mais on retrouve bien la famille Sézeneau où on l’avait laissée : devant la tombe de la mère suédoise, Hulda, morte quasiment de chagrin après avoir appris la liaison de son mari français, Léonard, avec Livia, la gouvernante. On suivra ledit Léonard (arrière-grand-père de l’auteure) à Saint-Pétersbourg, où il emmène ses trois filles. Ce sont elles, les sœurs aux yeux bleus. Elles regagneront la France, pour s’installer dans un village de Vendée où elles s’ennuieront beaucoup. L’une d’elles va mourir, les deux autres partir pour Paris, où l’une sera mère d’une jeune femme un peu folle, laquelle, surprenante arabesque, rencontrera et épousera, non sans mal, le fils de celui que son propre grand-père a eu, sans le savoir, de la gouvernante (vous suivez ?). Pour ce qui en adviendra, voir les premiers romans de Marie Sizun, Le Père de la petite (2005), La Femme de l’Allemand (2007), tous deux chez Arléa.

     

    On pense, en lisant cette longue saga, à bien des choses. Au roman russe pour la première partie (Saint-Pétersbourg), à divers romans anglo-saxons, dont le chef-d’œuvre de Louisa May Alcott, Les Quatre Filles du docteur March, pour l’ensemble. Même si l’on n’éprouve pas toujours avec la même intensité la passion de la narratrice pour ses héroïnes, Marie Sizun ne nous perd jamais complètement, et elle sait toujours nous reprendre, au fil de cette histoire où il arrive à la fois beaucoup d’événements et presque rien, et dont elle organise soigneusement le moindre rebondissement, s’amusant parfois à des phrases de roman-feuilleton (« C’est alors que se produisit un événement extraordinaire »).

     

    Jeunes filles d’autrefois

     

    Un roman, comme l’indique la page de titre ? Pas tout à fait. Une chronique ? Pas seulement. Car si, contrairement à ce qui se passait dans le livre précédent, la narratrice reste ici constamment à l’arrière-plan, on sent en permanence le travail qu’elle accomplit pour entrer dans le point de vue de ses héroïnes, tour à tour. Avec le souci de comprendre, à travers le filtre des années, chacune d’elles, et les amenant alternativement au premier plan tandis que les autres leur cèdent la place sans pour autant disparaître de scène, dans un élégant et mélancolique ballet. C’est par ce travail d’identification (le mot d’empathie me fatigue), plutôt que par un pittoresque heureusement stylisé, que l’Histoire est présente dans un récit qui va de 1877 à 1939. Car Marie Sizun s’interdit de prêter à ses jeunes filles d’autrefois des sentiments et des réactions qui seraient d’aujourd’hui. Et, avec le féminisme tranquille qui est le sien, elle nous fait partager sans manichéisme leur résignation, comme aussi leurs débuts de révolte, leur prise de conscience, en tout cas, du sort réservé aux femmes de leur temps, « ignorantes et condamnées à dépendre d’un père ou d’un mari », « tandis que, pour les hommes, pour les garçons, le destin est tout autre ».

     

    « Un bleu si clair… »

     

    Elles nous deviennent, peu à peu, étrangement familières, ces filles et ces femmes que Marie Sizun tire pour nous de l’abîme du temps. Nous les contemplons sur les vieilles photos, qu’elle décrit avec une attention sagace. Nous les voyons dans la clarté qui baigne les tableaux qu’elle brosse. Peu d’odeurs ou de perceptions tactiles, dans ce livre où dominent la vue, les couleurs, le goût de l’auteure pour la lumière. « Un tel bleu, si clair, si lumineux… », bien sûr, et c’est pourtant le blanc qui l’emporte ici, la neige de Saint-Pétersbourg, le « ciel presque blanc » de la campagne vendéenne, les « robes blanches sous [les] ombrelles » des journées passées à la plage. Curieuse romancière, au fond, Marie Sizun : elle n’aime rien tant, on le sent, que parler du bonheur ; cependant quelque chose la ramène toujours dans des régions et des tonalités plus sombres. Dans la deuxième partie, elle évoque l’hiver au fin fond du pays de Retz, vers 1890 : l’ennui, les vagues, le vent, les jours qui ne passent pas — et ses héroïnes adolescentes, avec « leur tristesse, leur éperdu besoin d’ailleurs ». C’est là, peut-être, qu’elle donne toute sa mesure. Et que sa petite musique, en apparence si simple, et en fait si particulière, sait le mieux nous navrer, et nous ravir.

     

    P. A.

     

    Illustration : Joaquin Sorolla, Promenade au bord de la mer, 1909

     

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  • photo Pierre AhnneLa France, c’est connu, entretient un rapport problématique avec ses provinces. On le voit bien au sort contrasté que la renommée littéraire leur réserve : laissons de côté l’invraisemblable fortune connue dans ce domaine par la Provence ; mais la Bretagne a bien des chantres ; les Landes ont Mauriac, le Quercy Bergounioux ; alors que d’autres zones semblent constituer d’étranges trous noirs. Malgré Erckmann-Chatrian, injustement cantonnés au folklore, l’Alsace est un tel trou : aucun écrivain qui soit reconnu sur le plan national comme le chantre officiel de la province longtemps perdue. Celle-ci possède pourtant des atouts susceptibles de constituer autant de thèmes porteurs : géographie spectaculaire, entre montagne et fleuve mythique ; histoire unique, faite d’éternelle hésitation entre deux pays, deux cultures, deux langues. C’est sans doute là le nœud d’un malentendu qui est peut-être réciproque. La singularité alsacienne repose dans son ambiguïté, et le sentiment partagé par tous, y compris par les Alsaciens eux-mêmes, que leur région est le lieu d’une contradiction incompréhensible vue de l’extérieur.

     

    « Elle dit nàààn ! »

     

    Qui dira le malheur d’être alsacien ? Malheur particulièrement grand pour les hommes d’une génération — celle de la Seconde Guerre mondiale. Pierre Kretz en fait le sujet d’un roman au titre mélancolique. Aurait-il pu paraître chez un autre éditeur que Le Verger, qui a son siège social dans la charmante cité de Barr (Bas-Rhin) ? Aura-t-il le succès qu’il mérite, ailleurs que dans une aire géographique allant des Vosges à l’extrémité du Bade-Wurtemberg (car l’auteur est régulièrement traduit, dans une Allemagne moins centralisée que son pays natal) ? Les réponses à ces questions nous diraient si le rapport de la France à son Nord-Est extrême a des chances d’évoluer. Je ne vous le cacherai pas : j’ai des doutes.

     

    Le livre n’a cependant rien d’un roman régional. Certes, il parcourt l’histoire de la région des années 1930 à la fin du XXe siècle, y compris ses épisodes les moins connus ailleurs : l’éphémère pouvoir des conseils ouvriers, quand, en 1918, le drapeau rouge flottait sur la cathédrale de Strasbourg ; l’évacuation de toute la bande frontalière en 1939 ; le tragique destin des « malgré-nous », enrôlés de force dans l’armée nazie. Et le spécialiste de l’Alsace (voir ici l'entretien qu’il a accordé à ce blog) dépeint aussi les rapports complexes entre territoires, à l’intérieur d’une région pourtant peu étendue ; les subtilités de la question religieuse (un Schmitt est nécessairement catholique, un Schmidt, inévitablement, protestant) ; la relation singulière à la langue et aux langues, dans ce pays de dialecte germanique où un habitant du Sundgau (près de la frontière suisse) aura du mal à comprendre un Strasbourgeois (« Pour dire non, elle ne dit pas naï comme nous, elle dit nàààn ! Je trouve ça tellement drôle ! »).

     

    « Si le clou lâchait… »

     

    Mais ce n’est pas un hasard si on croise ici, fugitivement, deux écrivains, et, du reste, pas n’importe lesquels : Döblin, allemand, juif et de gauche, Céline, français, antisémite, pro-nazi — tous deux comptant parmi les plus grands romanciers de leur siècle. Ce clin d’œil dit où sont les vraies intentions de Pierre Kretz : si son livre échappe à tout provincialisme, c’est qu’il est, avant tout, une œuvre littéraire.

     

    En témoigne d’abord sa construction habile. Apparemment, on suit, dans l’ordre chronologique, la vie d’Ernest Schmitt (notez les deux t), fils de petits paysans du Sundgau (voir plus haut) : ses études au collège épiscopal, qui l’arrachent à la vie du village et lui permettent de devenir (comme le fut l’auteur lui-même) avocat ; son riche mariage avec la fille de son confrère maître Schmidt (j’ai bien dit dt) ; son enrôlement dans la Wehrmacht, et le passage par le front russe qui fera de lui un homme brisé ; sa disparition soudaine, un beau jour de 1956. Car Schmitt finit par se dérober lui-même, pour répondre au vol de sa vie. Tous, ici, à commencer par l’emblématique Schnurtzi, le sanglier empaillé qui trône au-dessus du bureau de maître Schmidt et prend quelquefois la parole (« J’ai souvent pensé que, si le clou auquel je suis accroché lâchait, je tomberais sur la tête de mon meurtrier, ce qui serait une belle vengeance »), ont été privés de leur destin : par leurs familles ; par les convention sociales et sexuelles, qui ont poussé au mariage celui qui aurait sans doute incliné à d’autres amours ; enfin et surtout, par l’Histoire. « Nous avions (…) le sentiment que nos existences avaient été brisées », dit une des narratrices. « Comme si on nous avait empêchés de les vivre. Comme si une puissance mystérieuse et malfaisante les avait dérobées dès le berceau ».

     

    On tourne autour du vide laissé par ce vol. Qui auraient-ils pu être ? Qui est-il vraiment, cet Ernest Schmitt, qui nous reste toujours extérieur, quand tous les autres personnages s’expriment alternativement dans des chapitres-monologues ? À la structure linéaire se noue une construction par cercles emboîtés, grâce à laquelle on glisse insensiblement de la tragi-comédie villageoise, avec problèmes de voisinage et détestations ancestrales, à la grande histoire et à sa tragédie tout court. Car plusieurs lignes mélodiques se croisent et se superposent parfois dans ce récit discrètement polyphonique : l’humour et l’ironie, le lyrisme retenu, une basse continue très sombre. Si l’ensemble reste pourtant étonnamment homogène, c’est que Pierre Kretz y a encore affiné le ton singulier qui est le sien depuis son premier récit, Quand j’étais petit, j’étais catholique (La Nuée-Bleue, 2005) : un subtil mélange de détachement apparent, de tendresse ambivalente et de fausse limpidité.

     

    Bref, vous l’aurez compris, l’Alsace a ses auteurs. La France qu’on appelle, là-bas, de l’intérieur aurait intérêt à le savoir.

     

    P. A.

     

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  • Les livres, ça ennuie tout le monde. On attrape vite mal à la tête, et puis ça ramasse la poussière, c’est encombrant. Comment s’en débarrasser ? On en trouve de temps en temps sur les bancs publics, déposés par de pauvres gens aux appartements trop petits. Moi-même, quelquefois, j’en dépose… Et tout près de chez moi, l’autre jour, j’ai avisé sur un banc le roman de Léon Daudet Un jour d’orage. Une jolie réédition, datant de 1931, d’un livre paru en 1925, illustrée par de charmants bois d’un certain J. M. Le Breton.

     

    Or, mon oncle Jean venait de me prêter Nouvelles du cœur, compilation, parue en 1965, chez Gallimard, de récits de Paul Morand édités entre 1921 et 1956.

     

    Ce hasard objectif commandait le billet.

     

    Deux hommes sympathiques

     

    Car, chacun à son époque et à sa manière, les deux auteurs l’étaient, réacs. Du moins, au sens le plus courant du terme — celui qu’on peine à préciser faute de voir exactement quelles actions suscitent aujourd’hui la réaction. Mais, en ce qui concerne Daudet et Morand, c’est assez clair.

     

    Fils de l’antisémite Alphonse, Léon traitait lui-même Dreyfus d’ « épave de ghetto ». Plus tard, pourtant, il devait faire amende honorable : « C’est la démocratie qui est coupable et non le juif », avouait-il. Car il était antirépublicain, et contribua à fonder le journal L’Action française (ainsi, par ailleurs, que l’Académie Goncourt).

     

    Après une jeunesse dorée, Morand, dont Proust avait préfacé le premier recueil de nouvelles, Tendres stocks, fit une belle carrière d’homme à femmes, de diplomate et de mondain cosmopolite. Les juifs : « Je ne les aime pas, mais dès qu’il y en a un, je suis attiré ». Protégé de Laval, nommé ambassadeur en Roumanie en 1942, puis, l’Armée soviétique approchant, opportunément déplacé en Suisse. Il y resta dix ans avant de rentrer en France et de servir de mentor aux fameux Hussards.

     

    Du beau monde. Pourtant, d’un point de vue littéraire, qu’ils aient été réactionnaires en ce sens-là importe peu. Ce qui nous intéresse, c’est leur façon d’écrire.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Daudet, ou la réaction au sens strict

     

    Un jour d’orage est un peu à part au milieu des 128 livres commis par celui qui ne reste guère connu que comme mémorialiste. Ce qui rend l’ouvrage touchant, c’est qu’il est l’expression d’un deuil : le fils de Daudet, Philippe, s’était suicidé en 1923. Or, Jean Cordion est, au premier chapitre, un homme accablé : sa femme, Madeleine, l’a quitté, et son jeune fils, Henri, est mort. Heureusement, un jour d’orage, il se réfugie au mas où Martin Tressan vit avec sa fille, Maguelonne (on est en Provence, comme chez papa) et son jeune fils. Tressan, qu’on surnomme Nostradamus, est guérisseur et nécromant. En effet, au pays de Mistral, les morts sont partout et se montrent encore plus facilement qu’ailleurs à qui sait les voir. La suite est assez prévisible : Jean tombe amoureux de Maguelonne ; Maguelonne, au terme d’une intrigue assez languissante, meurt ; grâce à quoi Jean pourra enfin revoir « son petit Henri », ramené par la défunte au cours d’une vision nocturne. Cette « goutte d’élixir d’éternité » est « assez forte pour parfumer le morne lac de sa douleur ». Après quoi, retour repenti de Madeleine, ça tombe bien, car Nostradamus disparaît, donc le couple reconstitué pourra élever son fils.

     

    Ce long tissu de calembredaines, mêlant le catholicisme à la télépathie, au spiritisme et à un brin de métempsychose, pourrait au total faire un conte passablement frais et poétique. Le style kitsch (« La Vénus provençale (…) se réveille en rougissant, et son doux mot d’ordre court la campagne aux courbes aussi belles et douces que les siennes ») n’en serait que l’assaisonnement indispensable. Mais, hélas, il y a les interventions du narrateur, ou de l’auteur, lequel, l’index levé, ne cesse, au présent de vérité générale, de formuler à tout propos des jugements de valeur : pour la vraie religion, contre le protestantisme, la science, les villes, la République, dont les institutions sont daubées au passage. Bref, Léon s’y révèle un vrai réactionnaire, au sens non seulement courant mais le plus strict. L’esprit de Barrès, avec sa terre, son sang, ses morts, plane sur ce roman où un brave paysan de rencontre s’indigne que Maurras ne soit pas à l’Académie (un « escandale »).

     

    http://www.cinefiches.com

     

    Morand ou le malheur d’être trop brillant

     

    Morand est l’auteur de L’Homme pressé (1941). On parle de son « style sec », censé avoir séduit une époque qui avait le goût de la vitesse naissante. Ce n’est pas cette caractéristique qui m’a frappé. Le style de Morand : brillant, c’est sûr ; précis ? élégant ?... Soit. Mais pas sec. Il aime trop le pittoresque pour ça. Les mœurs exotiques le fascinent, celles aussi du beau monde, celui qui se vêt d’ « organdi », de « percale », joue au tennis, se rend à des cocktails et monte à cheval. Tout est spectacle dans ces textes remplis d’objets, même l’incendie du Bazar de la charité (nouvelle de 1957) est une fête.

     

    Ce goût pour tout ce qui séduit par son éclat et sa couleur éclate dans les incessantes formules, souvent bien frappées (« Un homme à grosse tête peut tout, sauf être élégant »), parfois d’un goût discutable (« J’avais du muscle en amour »), souvent teintées de tranquille misogynie (« Pour les femmes, les livres ne sont qu’un miroir de plus »).

     

    Cet éclat est peut-être ce qui séduit chez Morand. C’est peut-être aussi ce qui fait son malheur. Car le pittoresque, par définition, c’est la surface. Dans la plus belle nouvelle du recueil, Hécate et ses chiens (1954), un jeune banquier, en poste en Afrique du Nord, y rencontre une nommée Clotilde. Tout en se donnant à lui sans réserve, elle lui échappe. Au cours d’une semaine passée tout entière au lit, il s’acharnera à essayer de l’atteindre et de saisir « ce qu’il y a au bout de la possession amoureuse ». Sans y parvenir. D’abord, parce qu’ « il semble que la nature ait voulu une singulière absence de concert entre les sexes ». Ensuite, parce que Clotilde, comme on le découvrira peu à peu, ne saurait se satisfaire que dans des perversions dont on croit comprendre que des enfants s’y mêlent. On croit. Car, au moment d’approcher le mystère, le narrateur ne trouve que des expressions indirectes, des « passions démuselées », des « instincts exécrables », d’ « horribles fêtes » — du pittoresque, encore.

     

    Bien sûr, il n’existe que des expressions indirectes. Mais Morand croit, on le sent, en l’efficacité de son célèbre style. Cette croyance l’inscrit, quoi qu’on dise, en réaction à la modernité qu’il est censé incarner. C’est elle aussi qui le condamne à rester cantonné à la surface des choses, et froid. S’il séduit, c’est par sa froideur. Car il l’a malheureuse, et tout habitée d’une nostalgie du soleil.

     

    P. A.

     

    Illustrations :

    1. Bois de J. M. Le Breton pour Un jour d’orage, de Léon Daudet
    2. Affiche du film de Daniel Schmid, Hécate, maîtresse de la nuit, d’après Hécate et ses chiens, de Paul Morand (1982).
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  • www.flickr.comC’est un petit livre marginal, et d’autant plus emblématique. En janvier 1931, dans une rue du village proche de Lausanne où il habite, Ramuz glisse sur une plaque de verglas et se casse l’humérus gauche. Immobilisation dans un « appareil » en aluminium (50 kg, d’époque), puis rééducation pendant plusieurs mois. Il tirera de l’expérience un récit de moins de cent pages : six chapitres, d’abord parus en six livraisons dans l’hebdomadaire Aujourd’hui, ensuite insérés dans le volume 16 des Œuvres complètes, en 1941. Zoé, éditeur genevois, qui republie aussi cette année Aline et L’Amour du monde, vient de rééditer le texte en un court volume séparé dans sa collection de poche.

     

    « On voit »

     

    Ça commence par un récit minutieux et assez cocasse de l’accident, placé sous le signe du chiffre 2, dont Guy Poitry, dans la préface, relève subtilement les nombreuses occurrences. Car « nous sommes singulièrement "symétriques" », même si, « en même temps, nous ne le sommes pas ». En mettant entre parenthèses sa main gauche, la fracture de son humérus vient rompre chez Ramuz cette symétrie. De 2, on passe… à 1 ? Pas exactement. Disons plutôt à 1 + 0. Dans le travail de l’écriture, par exemple, dont « on distingue tout à coup, et pour la première fois de sa vie », qu’il nécessite les deux mains, la gauche, « qu’on ne remarquait pas », se venge : « Elle nous dit : "Tâche de te passer de moi; tu verras." On voit ».

     

    On voit une main fantôme, suscitée par sa propre absence, et dont le surgissement n’est que la première péripétie d’ « une aventure sans doute très banale », qui cependant se révélera « toute imprévue, toute fraîche, toute pleine de nouveauté ». Cette aventure immobile nous sera racontée dans des pages humoristiques et profondes. Car il n’y va pas ici seulement d’un bras cassé. À l’occasion de ce dérangement, c’est « un grand désordre originel » qui menace de faire retour. « Dont on voit vite qu’il empiète non seulement sur vos gestes et sur vos actes, mais sur votre manière de sentir, votre manière de penser, toute votre vie ».

     

    « Parmi tout ce qui est »

     

    Notre monde, en effet, n’est pas le monde. « Il y a ce qui est (que nous oublions constamment) ; et il y a ce que nous voudrions qu’il fût, dont nous faisons sans cesse au contraire une espèce de réalité ». Les choses « ne veulent pas d’avance ce que je veux ». Voilà que leurs angles, leur masse, leur consistance leur sont rendues par la diminution temporaire du corps, auquel elles opposent à nouveau leur résistance et leur existence : « Ce qui n’était plus que des mots : j’entends meubles, fauteuils, chaises, coussins, marches, portes, reprennent tout leur sens et redeviennent des présences ». Dérangée, la réalité laisse entrevoir le réel, que le langage usuellement dérobe, et que sa torsion par la littérature est seule à laisser entrevoir.

     

    La chute et la fracture de Ramuz touchent donc à ce qui est peut-être au cœur de son entreprise littéraire. Dans le billet que je lui ai un jour consacré ici, j’essayais tant bien que mal de dépeindre cet effort sans cesse apparent, dans son style même, pour déstructurer le monde et le reconstruire autrement — faisant, dans l’entre-deux, vaciller ses contours et ses certitudes. On le voit dans ce livre encore, quand l’auteur de Joie dans le ciel se tourne vers la réalité quotidienne, son premier geste est toujours de la mettre en morceaux : « Je vois briller avec plaisir la terre toute blanche, tandis que les toits brillent un peu plus haut, après un intervalle gris ; après quoi le gris recommence, pas tout à fait le même gris » (c’est moi qui souligne). Ou encore : « Le lac, au bas de la pente des vignes qui est toute blanche, fait penser à un vieux plancher de salle de bal qu’on viendrait d’arroser. Et (…) on voit le ciel, qui est d’un gris doux et qui pend dessus, être tout faufilé par les flocons qui tombent »…

     

    Faire éclater notre univers habituel pour s’aventurer au plus près de « la chose tout entière ». Telle semble être la mission paisiblement démesurée que l’écrivain vaudois s’assigne. Et son écriture, sans doute, n’est qu’un cheminement toujours recommencé vers un « point qu’il faut atteindre », lieu d’une forme de « plénitude » où deviendrait possible d’ « être parmi tout ce qui est ». Voilà en quels termes il formule ce qui constitue sans doute son exigence la plus profonde, dans un petit livre qui pourrait faire figure de commentaire à sa grande œuvre.

     

    P. A.

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