• www.franceculture.frUne fois sur deux… Je le notais déjà à propos de l’émouvant Un amour impossible (Flammarion, 2015). Car Christine Angot est, pour le meilleur et pour le pire, tout d’un bloc. Et, je le faisais déjà remarquer à propos du décevant La Petite Foule (Flammarion, 2014), la naïveté brutale dont elle a fait sa manière constitue sa force mais aussi, parfois, sa faiblesse.

     

    L’histoire, je suppose, est à peu près connue de tous : la narratrice, qui écrit, vit avec Alex, ingénieur du son martiniquais ; avant, elle a vécu avec Vincent, chanteur ; les deux garçons étaient amis ; voilà qu’ils se revoient, se remettent à travailler ensemble ; du coup, elle aussi revoit Vincent ; les feux mal éteints, comme on dit, se raniment ; tensions, hésitations, revirements, alternances ; puis Alex est frappé d’une maladie rénale et l’héroïne renonce à Vincent. Voilà.

     

    J’ai assez souvent cité le mot de Flaubert sur Yvetot et Constantinople pour qu’on me croie persuadé qu’il n’y a « ni beau ni vilain sujet ». Le problème n’est donc pas la banalité du propos, c’est la manière de le tenir. Plus précisément, le problème, c’est la manière Angot appliquée à un pareil thème. Car cette femme, telle qu’elle est, ne peut sans doute pas tout se permettre. Mais, comme chacun sait, elle croit que si.

     

    « C’est reparti… »

     

    Naïveté, disais-je… Une certaine manière de tout dire, redoutablement efficace quand elle revient à faire sentir que rien ne peut être entièrement dit, et à faire surgir ainsi le fantôme du réel. C’était ce qui arrivait dans l’impressionnant Une semaine de vacances (Flammarion, 2012). Mais Une semaine de vacances parlait de l’inceste. Et Un amour impossible, de l’enfance, autre thème profondément intime et nécessairement singulier. Ici, ce n’est pas un réel insaisissable qui est visé, mais déjà un lieu commun, mille fois arpenté en tous sens. Et, au lieu de retravailler ce qui se donne d’emblée comme un cliché, Angot nous le livre tout brut, elle est comme ça.

     

    Et ça donne : « Voilà, c’est reparti. L’amour… le cœur qui bat,… la nuit sans fermer l’œil, le téléphone au pied de mon lit… l’impression de vivre, le sexe qui mouille ». Ça donne des dialogues incessants et interminables, s’attachant maniaquement à reproduire les façons de parler les plus quotidiennes (« Allô ? Allô ? — Oui. — Allô ? Allô, allô… — Vincent ? — C’est qui ? — C’est moi. — C’est toi ? — Oui, c’est moi. C’est toi, Vincent ? — Oui, c’est moi »). Ça donne une accumulation décourageante de détails insignifiants (« On était à quelques jours de Noël. On ne pourrait pas se garer dans le quartier. De chez nous c’était direct en métro… »)

     

    Avec elle, c’est difficile de faire la part du second degré. On est malgré tout tenté de croire en son humour, quand elle fait dire par exemple à son héroïne : « J’ai raté ma vie amoureuse par manque de courage », ou : « Heureusement que tu écris ma pauvre fille. Y aurait vraiment rien sinon ». Mais Christine Angot est quelqu’un de sérieux. On la voit s’acharner opiniâtrement, avec ses moyens habituels, contre le stéréotype, dans l’espoir de le faire éclater mais se cognant à ses parois (« Tu es mon amour Alex (…). Mon amour, tu es mon amour »). D’ailleurs, elle décrit elle-même, au détour d’une page, cet acharnement et son échec : « J’y arrive pas. J’ai rien à en dire. Je peux rien en faire. J’ai essayé. Ça glisse. Ça reste pas. C’est rien. Il y a pas de vrai ».

     

    Emma sur la côte normande

     

    Eh oui… Le lecteur balance entre l’ennui et un mélange d’attendrissement et d’embarras, devant les « T’inquiète pas Minou », le ravissement candide à découvrir le luxe d’un hôtel sur la côte normande, un bovarysme qui prend ici des dimensions quasiment littérales. Car, emportée par son élan, Christine ou son personnage déjeune, avec son amant retrouvé, « dans des cabanes de pêcheur », tout comme Emma s’imaginait se réfugiant avec Rodolphe « dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes ». Mais Flaubert, encore lui, était ironique.

     

    Tandis qu’Angot… « Moi je suis pas sincère !? Moi je suis fausse ? Ah ben ça c’est pas mal alors !! Moi !? » s’exclame, accusée de duplicité par un de ses deux hommes, sa narratrice, avec une indignation qu’on sent, en effet, authentique. Cette indignation pourrait à bon droit être celle de l’auteure, s’il venait à l’idée de quelqu’un de mettre sa propre sincérité en doute. Car la sincérité, c’est la croix de Christine. Qu’elle continue à la porter, si cela lui permet de nous offrir, en alternance avec des livres comme celui-ci, ses grands livres.

     

    P. A.

     

    Illustration : Madame Bovary, gravure de Gianni Dagli Orti pour l’édition de 1857

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  • photo Pierre AhnneBonne saison pour les prix : le lendemain de l'attribution du Goncourt à Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux, le prix Décembre est venu couronner ce François, portrait d’un absent, qui n’est pourtant pas un roman.

     

    On y voit Michaël Ferrier apprendre, fin 2013, la mort de son ami François Christophe, documentariste et réalisateur de radio. Lui et sa fille de onze ans, Bahia, ont été emportés par une vague, sur une plage des Canaries. L’auteur de Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010) entreprend, sous le titre d’un des documentaires du défunt, Thierry, portrait d’un absent, d’écrire pour lui ce qu’on appelle un tombeau. C’est-à-dire, en fin de compte, le contraire d’un tombeau, s’il est vrai que « dans sa fragilité même, le papier est supérieur au marbre », et que l’écriture doit ici « extraire » des ténèbres et « sort[ir] du gouffre du temps » les disparus.

     

    Thèmes et variations

     

    Le tombeau : genre essentiellement poétique (Mallarmé) ou musical. Exemple de tombeau : le Tombeau de Couperin, par Ravel. Le genre apparaît en l’occurrence particulièrement adapté, puisque « l’amitié est une musique » ou « une écoute ». D’ailleurs, au lycée Lakanal déjà, « on appelle la poignée d’amis qui gravite autour de François "La Petite Bande" », du nom d’un ensemble musical spécialisé dans le baroque.

     

    À la logique, romanesque et linéaire, du récit, va donc se superposer celle, poétique et musicale, du thème et de la variation. Certes, on voit, au fil des 14 chapitres, se succéder les moments d’une vie, qui sont aussi ceux d’une amitié : la rencontre, en hypokhâgne, à l’internat du lycée Lakanal, déjà mentionné ; la carrière cinématographique de François ; ses voyages ; son mariage et la naissance de sa fille ; sa seconde carrière, à Radio France ; sa mort. Mais la véritable organisation du livre est ailleurs, qui construit chacun de ces chapitres autour de ce qui aurait pu ne constituer qu’un motif effleuré ou maintenu à l’arrière-plan : ainsi, tout le passage consacré à l’annonce, au téléphone, de la mort se déplace-t-il de l’événement lui-même vers une superbe méditation sur le thème de la voix — qu’est-ce qu’une voix blanche ? Puis, c’est le lycée qui est présenté à partir de son parc, lui-même devenu une vraie forêt de contes de fées. Feu le Studio Bertrand, à Paris, est l’antre et la quintessence du cinéma. Et ainsi de suite, jusqu’à l’ultime chapitre, lequel parle des vagues, de leur puissance et de la manière dont elles se forment.

     

    Il n’y va pas là d’un simple glissement métonymique. À chaque fois, en courts paragraphes, Ferrier mène le thème jusqu’en ses ultimes prolongements et travaille à l’épuiser, un peu comme Ponge s’efforçait de le faire avec les choses par le langage. Sans qu’on perde jamais de vue l’ami, il s’agit de faire justice ici à ce qui a été, à un moment ou à un autre, une part de sa vie : alcool, haschisch, Japon, Belleville… L’hommage, c’est l’écriture.

     

    Jazz et contrepoint

     

    Au sens, encore une fois, le plus musical du terme. Et il y a, en la matière, deux modèles : Bach et Thelonius Monk, pour qui le défunt nourrissait une admiration égale. Le jazz et la fugue. D’une part, cet art de la syncope, c’est-à-dire du décalage, dont nous avons déjà parlé (« Le Japon nous intéresse (…) parce qu’il nous permet d’introduire un point de vue décalé ») : il conduit à rendre son caractère essentiel à ce qui pourrait être considéré comme apparence de surface — et, par exemple, à faire de François un long portrait physique, et très charnel, plus vrai qu’un long commentaire psychologique. En même temps que cette technique du pas de côté, Ferrier utilise, à l’exemple du maître de Leipzig, celle du contrepoint : d’un bout à l’autre du livre, les thèmes s’appellent, semblent s’effacer, ressurgissent, s’inversent.

     

    À commencer par celui, qui ouvre et clôt l’ouvrage, de la blancheur. À celle de la voix succède, quelques pages plus loin, celle de la neige ; puis, le titre d’une émission de radio, « Nuits noires », annonce l’inversion, et le long chapitre consacré au cinéma, sa « puissance de mort », les « ténèbres » de ses « salle[s] noire[s] » dont les grands cinéastes savent tirer, nouveau renversement, « un moment de vraie lumière ». Plus loin, il sera question d’un séjour au Sénégal, où François remettra en cause « une certaine tendance à ne voir le monde que de son propre point de vue d’Européen blanc »…

     

    On l’aura compris, la beauté et l’originalité de ce tombeau tiennent à ce qu’il constitue peut-être plutôt un cénotaphe. L’édifice de mots qui s’y bâtit ne prétend pas emprisonner l’image véridique du disparu. Par les effets combinés de l’à-côté, de l’écho et de l’entrelacs, il circonscrit et fait surgir le vide, donnant par là toute son intensité au sentiment de l’absence. Ses subtils détours en forme d’arabesques sont une façon profondément élégante de parler de la mort.

     

    P. A.

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  • blogerslorrainsengages.unblog.fr« Ce devrait être un des livres dont on parle en cette rentrée. Ou alors, c’est à désespérer », disais-je… Eh bien, l’académie Goncourt, quelles que soient ses raisons, vient de nous donner des motifs de garder espoir, en donnant son prix au livre de Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux (Actes Sud). Je m’en réjouis d’autant plus que ce roman remarquable, qui avait déjà reçu le prix Blù Jean-Marc Roberts, a été un des tout premiers dont j’ai éprouvé le besoin de vous parler cet automne.

     

    Pour lire ou relire ce que j’en disais, cliquez ici.

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  • www.gladwellpatterson.com

     

    « Chez nous, un Martini, ça se sert avec une olive, dit le boss, et pas avec une cerise. Seules les boissons sucrées sont servies avec une cerise. 

    — Exact, Sir. 

    — Pourquoi avez-vous servi le Martini avec une cerise ? 

    — Parce que je suis myope, Sir. 

    — O.K. Bronsky. »

     

    Sa femme esquisse un autre sourire mielleux.

    « Et puis, il ne faut pas se gratter le derrière en présence des clients. »

     

    Edgar Hilsenrath, Fuck America

     

    Illustration : Picasso, Nature morte au compotier

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  • photo Pierre AhnneÇa commence comme un roman de Simenon. Les plus anciens lecteurs de ce blog le savent, quel que soit mon goût pour les buffets de gare où un homme en imperméable mastic rumine seul devant un demi, je ne partage pas l’engouement dont l’écrivain belge est l’objet (voir ici). Cependant, quelque chose m’a poussé à ne pas abandonner l’histoire de ce représentant de commerce brutalement licencié, qui, s’étant réveillé un matin avec une crise d’herpès, fuit l’enfer conjugal pour un hôtel médiocre dans une petite ville de province.

     

    L’eau qui dore

     

    J’ai bien fait. Car à Simenon succède bien vite Modiano. Benoît (qui s’appellera bientôt Martin) croit reconnaître Irina, grand amour de jeunesse et artiste peintre prometteuse, disparue un beau jour après une nuit pourtant spécialement brûlante. Mais est-ce bien elle ? Désireux de rester dans la région pour en avoir le cœur net, notre homme, horticulteur contrarié jadis par un père tyrannique, trouve refuge au domaine du Précy, où madame Hingrée a fait naître un parc somptueux et très visité. Le fugitif y intègre l’équipe de jardiniers, composée de gens visiblement tout aussi égarés qu’il l’est lui-même. Il y a du mystère dans l’air. D’ailleurs, on trouve bientôt un sac de lingots d’or caché dans une fontaine (c’est l’eau qui dore). Avec ce trésor remonte à la surface une affaire de chantage et de mort suspecte. Enquête. Benoît-Martin est dans le collimateur.

     

    Aussi, quand Ada, sœur d’Irina, arrivée de leur Lituanie natale, surgit, saisit-il l’occasion de partir avec elle sur les traces de la disparue. Équipée qui les mènera jusqu’en Espagne, découvrant au passage une obscure affaire de trafic de bébés par des religieux simoniaques, et continuant leur chemin, en quête… de quoi, en fin de compte? Le but recule à mesure qu’on l’approche, la poursuite devient « absurde », le héros-narrateur constate : « Il n’y avait plus d’endroit sur terre où je puisse me dire que j’étais chez moi ».

     

    On l’aura compris, ce récit ostensiblement romanesque, qui se développe lentement, par pans successifs, et qu’il faut plusieurs chapitres, quand les deux pistes principales se rejoignent, pour démêler un peu laborieusement, baigne dans une atmosphère de plus en plus étrange. Le personnage principal y est pour beaucoup, « petit Belge timoré, incapable de réussir ses partiels » quand il était jeune, mari « lâchement » envolé par la suite, qui ne cesse, du début à la fin, de se flageller avec un morose enthousiasme.

     

    Ombres, fantômes et cardamine des prés

     

    De ce point de vue, L’Eau qui dort est bien l’histoire d’un réveil, et d’une renaissance. À la fin, Benoît (ou Martin ?) a le sentiment d’être « redeven[u] un homme, ni salaud ni martyr, un homme ordinaire ». La nature, souvent aménagée, l’aura aidé à en arriver là. « Comme si [le] bouclier naturel avait le pouvoir de protéger du sordide de l’existence »… L’effet régénérant du contact avec les arbres, « la lumière filtrée par les frondaisons », « le souffle silencieux du vent », est un des leit-motiv de ce livre plein de « bignone », de « cardamine des prés », de « muscari » et de « liquidambars ».

     

    Mais ça reste surtout une histoire de disparitions. Benoît s’est éclipsé comme l’avait fait Irina. Elle-même n’a jamais connu sa mère, volatilisée dès sa naissance. En la cherchant, Benoît croise Marianne, qu’il a aimée aussi, puis quittée. Et à peine l’a-t-il revue qu’il décide de « disparaître définitivement de son existence ». Quant à Ada, lorsqu’elle repart comme elle était venue, le narrateur commente : « La sœur d’Irina a disparu de ma vie comme elle y était entrée, silhouette svelte et fluide avalée par l’auto noire ».

     

    Bref, comme le dit un des personnages, « la disparition (…) c’est comme une drogue. Tous, dans le roman d’Hélène Gestern, en sont sévèrement dépendants. Et cette manie de l’évanescence imprègne d’une gravité mélancolique son livre peuplé, à bien y regarder, de « fantômes » et d’ « ombres ». Disparaître, en effet, « n’[est]-ce pas le même verbe dont on us[e] pour dire "mourir"? »…

     

    P. A.

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