• La mode est aux vers, faux et blancs. Sans qu’on sache très bien pourquoi, une manie commence à se faire jour : aller à la ligne. Cela suffit peut-être aux yeux de certains auteurs pour faire de tout texte un poème, et pour lui conférer par là une manière de dignité supplémentaire.

     

    Un des deux éditeurs des livres dont je vais parler emploie assez justement l’expression de « prose coupée ». On cherche souvent la justification possible du procédé, on la trouve parfois. Elle est alors plus ou moins convaincante.

     

    Deux exemples, avec deux livres que leur dimension documentaire permettrait seule par ailleurs d’associer – d’assez loin.

     

    photo Pierre AhnneCopeaux de bois, Anouk Lejczyk (Éditions du Panseur)

     

    Il y a quelque temps, les éditions du Panseur publiaient La Rédactrice (1), où Michèle Cohen parcourait sa vie en repassant par les situations d’écriture qui l’avaient jalonnée, au fil de courts chapitres explorant pratiquement chacun un genre littéraire. La présence d’un tel ouvrage au catalogue indiquait, de la part de ce jeune éditeur, l’intérêt pour la recherche formelle autant que le goût du témoignage.

     

    Les deux se confirment ici : la trentenaire Anouk Lejczyk, qui a publié en 2022 un premier roman dans la même maison (2), s’exprime sous son propre nom pour raconter une année de formation diplômante en bûcheronnage avec un brin de sylviculture. Quatre parties, quatre stages, dans différentes régions et structures, au sein de « l’Office » (national des forêts, suppose-t-on). Malgré les références, soulignées par l’éditeur dans la quatrième de couverture, à l’herbier ainsi qu’au carnet où l’on jette des notes, on craint, en constatant le retour à la ligne et l’absence de ponctuation, que le thème de la nature ait aux yeux de l’auteure requis une forme poétique. Puis on commence, et on se prend à espérer avoir plutôt affaire à une forme singulière de roman-conversation – tant l’apprentie bûcheronne met de soin hyperréaliste à restituer le discours de ses compagnons de travail ou de ses formateurs : « Allez vas-y Anouk / t’as bien mis le  starter ? / Ouais c’est pas facile au début pour les nanas / mais ça va venir »…

     

    Seulement, elle intervient aussi en tant que narratrice. Elle dit : « en arrivant à l’appart’ je balance tout mon bordel sur le balcon ». Elle dit : « 8 h 45 dans la vieille caisse de Luc / OuiFM à fond les ballons on blindteste avec Tim / Luc trouve que je touche ma bille en terme [sic] de rock / ça me flatte »…

     

    Dans un texte qui, au fond, participe de l’autofiction, l’absence de toute incursion dans d’autres domaines de la vie que le travail en forêt pourrait être une force. Même si les contrepoints ne sont pas totalement absents : notre locutrice, qui conclut « après tout je suis autrice pas bûcheronne », ne manque pas de nous narrer sa soirée à l’Élysée, où le président de la République l’a conviée avec d’autres artistes. Elle ironise, mais elle signale. L’absence de tout jugement condescendant par ailleurs, la discrétion des prises de position idéologiques sont bienvenues – quoiqu’elles ne soient pas toujours si discrètes que ça : Fabien « nous accueille avec de la douceur dans le visage / nous raconte son parcours / 25 ans dans le social / il en pouvait plus / terrassé par le cynisme des dispositifs et par la maltraitance des employé.e.s »…

     

    Mais le problème est ailleurs, et tragiquement simple : elle écrit comme on parle. Zola, déjà, Céline savaient que ça ne suffit pas. David Lopez, par exemple, plus près de nous, le sait aussi (3). Anouk Lejczyk veut coller au  quotidien sans fioritures ni fard, mais, par excès de mise à plat, n’obtient que le trivial sans recul. La parole de ceux qui s’expriment par sa bouche, nivelée par sa propre voix, perd son relief, et on finit par glisser sur tout, y compris les contradictions auxquelles cette jeune femme si terriblement actuelle, devant quand même couper des arbres, participer à des battues, est confrontée.

     

    De temps en temps, un bref et authentique poème éclot au détour d’une page : « pleine lune / le brouillard prend ses quartiers / je patiente dans le froid avec ma chicorée / léger goût sucré à l’amorce de son amertume »… Mais très vite on en revient aux « je vois que dalle », aux « le propriétaire nous amène du cidre », aux « c’est super beau »…

     

    L’intérêt documentaire, évidemment, est bien réel. Mais pour l’intérêt documentaire, mieux vaut en général un ouvrage documentaire.

     

     

    Le Bonnet rouge, Daniel de Roulet (Héros-Limite)fr.wikipedia.org

     

    Daniel de Roulet, romancier et essayiste né en 1944 à Genève, s’est découvert un jour un ancêtre encombrant : « Jacques André Lullin de Châteauvieux, / commandant du régiment du même nom / au service de Sa Majesté le roi de France » – en l’occurrence, Louis XVI. « Les puissants vous accablent / de leur succès. / À leurs esclaves, / aux moins fortunés, / seule la littérature / rend la parole ». Pour faire pièce au souvenir du colonel et de ses semblables, l’auteur suisse va donc ressusciter la mémoire de Samuel Bouchaye et de ses camarades.

     

    En 1782, après qu’une tentative de révolution vient d’échouer à Genève, Samuel doit fuir en Savoie. Il y rencontre la belle Virginie, pêcheuse sur le lac Léman. Mais il a un riche et puissant rival, algarade, bagarre, il croit l’avoir tué. Pour échapper à la potence certaine, il s’engage dans le régiment de Châteauvieux, composé de volontaires en majorité suisses. Lui et les autres soldats de son escouade assistent de loin à la prise de la Bastille, puis sont renvoyés dans leur caserne de Nancy. Là, ils participent, en 1790, à une révolte, au cours de laquelle les hommes de troupe séquestrent leurs officiers. Cependant la ville est vite reprise et une répression féroce s’abat sur les mutins. L’un d’eux, André Soret, est roué, d’autres sont pendus, d’autres encore, dont Samuel et les membres survivants de l’escouade, sont envoyés au bagne de Brest.

     

    Ils en sont tirés en 1792 par l’Assemblée nationale. Conduits triomphalement à Paris, les voilà devenus des héros. Un défilé organisé par le peintre David a lieu en leur honneur, et leur bonnet rouge de forçats (« qui ressemble au bonnet phrygien / que portaient les esclaves affranchis. / Ça tombe bien ! ») devient symbole de liberté.

     

    « J’ai retenu le nom de sept mercenaires / et du supplicié André Soret. / De ces noms, j’ai fait des personnages », nous dit l’auteur-narrateur. Lequel a visiblement rassemblé, pour récrire cette histoire vraie, une documentation considérable. On se perd un peu dans le fonctionnement complexe de l’armée sous l’Ancien Régime, mais on découvre avec horreur le détail de la roue et le cauchemar du bagne. Lecture empathique et engagée de l’Histoire, bien sûr. Mais si l’aspect documentaire paraît ici bien à sa place, c’est que l’écrivain genevois a deux atouts de plus dans sa manche : une vraie écriture et l’art du contrepoint.

     

    La « prose coupée », franchement, on ne voit d’abord pas trop pourquoi. Le propos de l’éditeur (« une forme parfaitement adaptée à la concision du propos ») laisse rêveur. En clair, ça permettrait de faire un vrai volume de ce « roman » trop bref ?... La seule justification possible est ailleurs : les faux vers courts donnent au texte des petits airs de ballade façon Complainte de Mandrin, et contribuent ainsi à installer le récit dans une forme de littérature populaire.

     

    L’histoire de Samuel et Virginie (qui dit mieux ?) courant, du début à la fin, dans les marges de l’Histoire tout court, constitue, de fait, un petit roman sentimental digne de la littérature de colportage. Mais Virginie est surtout présente dans la mémoire de Samuel, où elle se confond avec les souvenirs du Léman, de ses lumières, de ses vents – soit que la brise d’été, « dérobant le parfum des foins coupés », « sème sur l’étendue les cloches du dimanche », soit que la bise, « roulant des vagues blanches et vertes », « écrase les masses d’eau en gerbes / contre les murs du rivage ».

     

    « Un quartier lunaire précoce / pose un reflet tremblant sur les eaux assombries du lac ». « Ils prennent place sur la grosse pierre, / elle caresse sa main. Ils chuchotent »… Sensibilité préromantique garantie d’époque. Samuel, pour résister au bagne, lit et récite aux autres La Nouvelle Héloïse, ce n’est pas un hasard. Par son intermédiaire, le document s’inscrit ici, modestement mais finement, dans la littérature.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) Felis Silvestris

    (3) Voir ici

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  • www.geographicguide.comLes lecteurs habitués à ce blog me rendront sans doute une justice : à propos des livres que j’évoque, je fais de réels efforts pour parler de l’intrigue sans en dire trop. S’agissant du deuxième roman de Hernan Diaz, écrivain américain d’origine argentine, prix Pulitzer 2023, cette règle est cependant bien difficile à respecter. La structure, ici, voilà l’intrigue : elle est tout entière dans la succession des quatre parties. Impossible de parler du livre sans décrire cette architecture. Mais qu’on se rassure : elle est d’une habileté assez vertigineuse pour qu’il soit impossible aussi de déplier toutes les surprises et les subtilités dont elle est porteuse.

     

    Jeu de piste

     

    Première partie : Obligations ; un bref « roman » d’un certain Harold Vanner. Il raconte l’histoire de Benjamin Rask et d’Helen Brevoort. Fils de famille renfermé mais doué pour les maths, il est appelé à se construire une fortune colossale dans la finance. Fille de patriciens ruinés, en partie par la maladie mentale du père, elle est singulière et brillante. Tous deux forment un couple mystérieux, excentrique, tout-puissant, « créature mythique de la société new-yorkaise ». Elle s’illustrera dans la bienfaisance et le mécénat, il jouera, lors de la crise de 1929, un rôle tristement et cyniquement décisif. Ensuite la folie paternelle atteindra à son tour Helen, qui mourra dans d’horribles souffrances causées par le traitement choisi par son époux. Celui-ci lui survivra de longues années, mais sa gloire sera passée.

     

    2 : Ma vie, récit d’Andrew Bevel, dont la trame est semblable et le propos très différent. Après la mort prématurée de son épouse, un puissant financier tente de lui élever un mausolée biographique tout en faisant de lui-même un autoportrait flatteur en héros du libéralisme (« La prospérité d’une nation n’est fondée que sur une multitude d’égoïsmes qui s’alignent jusqu’à ressembler à ce que l’on appelle le bien commun »).

     

    Changement de décor dans la troisième partie : Ida Partenza est fille d’un anarchiste immigré d’Italie, qui vit tant bien que mal de sa profession d’imprimeur. Elle postule pour un emploi rémunérateur chez Andrew Bevel. Elle est embauchée. Il lui tend le roman de la première partie et lui indique son travail : répondre aux accusations dont il y est l’objet sous le masque de la fiction et au portrait qui y est brossé de sa femme, en rédigeant, d’après les conversations que tous deux auront ensemble, le récit que nous venons de lire en 2.

     

    On est alors en 1938. Mais au moment où Ida, des années plus tard, s’adresse à nous, elle a déjà publié elle-même plusieurs romans. Si elle replonge dans ses souvenirs, c’est que le New Yorker lui a commandé un article sur la transformation de la maison jadis occupée par feu Bevel en un musée. Elle a, du coup, accès aux archives – et aux journaux intimes de la vraie Mildred, jamais déchiffrés par qui que ce soit, lesquels constitueront la dernière partie du roman de Diaz.

     

    J’espère que vous avez suivi. Et vu le premier tour de force littéraire qui, je l’espère aussi, ressort du résumé ci-dessus. Nous avons en effet un pastiche (admirable) de roman psychologique à arrière-plan social dans le style d’Henry James ou d’Edith Wharton, suivi d’un récit de vie criant de vérité dans ses maladresses mêmes, d’un récit autobiographique authentiquement littéraire, et, enfin, d’un journal. Celui d’une femme mourante, d’une intelligence prodigieuse, en contact avec les plus grands noms de la musique de son temps, et dont on apprend qu’elle est la véritable auteure des coups financiers de son assez lugubre mari.

     

    Jeux de miroirs

     

    Car le tout forme bien sûr aussi un thriller financier, où nous sont décrites dans le détail « les contorsions de l’argent – les façons dont on [peut] le forcer à se recourber sur lui-même et à ingurgiter son propre corps ». Bien sûr, ce thriller est une critique féroce du capitalisme. Et, naturellement, on peut en faire aussi une lecture féministe. Bevel a voulu, dans son récit, transformer sa femme « en un personnage complètement anodin et inoffensif » ; Vanner, dans son roman, a cherché à la faire « entrer de force dans le stéréotype des héroïnes condamnées au malheur de siècle en siècle ». L’un comme l’autre, ils ont travaillé à « la remettre à sa place ». Et il fallait une femme, Ida, pour lui rendre enfin sa place véritable.

     

    Sauf que cette femme est, on l’a dit, romancière. Dans la partie du livre où elle prend explicitement la parole, elle ne cesse d’évoquer les « mensonges » qu’elle doit raconter à son anarchiste de père à propos de son travail chez un homme de Wall Street, ou de nous entretenir du personnage « fictif » qu’elle aide ce dernier à créer, et qu’elle compose, « comme la créature de Victor Frankenstein », à partir de morceaux trouvés dans les biographies de différents hommes célèbres. C’est par cette spécialiste en inventions et en trucages que nous avons accès au personnage de Bevel, au seul exemplaire restant du roman de Vanner (ledit Bevel ayant fait disparaître tous les autres), enfin au prétendu journal de Mildred…

     

    Tout est placé sous le signe de la fiction. On n’en finirait pas de se perdre dans les jeux de miroirs, de rappels et d’annonces qui renvoient d’une partie à l’autre du livre, et la vérité s’égare dans ce dédale, qualifié par le Literary Hub de « délicieusement borgésien ». Le titre, dans son ambiguïté même, sonne ironiquement : à qui se fier dans cette affaire ? Car le roman, comme le capitalisme, c’est le mensonge, la combinaison et le jeu. Et Hernan Diaz se joue du second en l’enveloppant dans la toile que tisse le premier. Angoissant, d’une certaine manière. Mais revigorant.

     

    P. A.

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  • structurae.netVariations sur un air connu… Pour sa deuxième publication à l’Antilope (1), Jean-Pierre Gattégno, célèbre auteur de nombreux romans, a choisi de conter, comme bien d’autres avant lui, les tourments de l’adolescence.

     

    Celle de Raoul Sévilla, qui, comme tout adolescent digne de ce nom, se sent « de trop partout ». Dans sa banlieue, curieusement appelée « Sambre et Meuse », dans sa famille, entre une mère qui le couve, un père qui le méprise et un frère aîné qui le tient à distance. Dans son collège, où les jeunes brutes de sa classe de troisième lui en veulent d’être différent, bon en français, et juif. Pour échapper à un tabassage annoncé, il décide d’aller faire l’école buissonnière à Paris. Il y passera une journée qui va tout changer, et transformer, comme il se doit, ce récit d’adolescence en roman d’éducation.

     

    Aznavour, Sartre et « les Polaks »

     

    Voilà pour l’air. Seulement il y a les variations… D’abord, bien sûr, celles qu’impose l’époque. On est en 1960, il y a la guerre d’Algérie, les blousons noirs, les chansons yéyé (« Shoubi-doubi-dou, aah ! ») et celles d’Aznavour (« À dix-huit ans, j’ai quitté ma province, / Bien décidé à empoigner la vie »). Il y a Sartre, que Jean Nocher, « dans son émission En direct avec vous », accuse de tous les maux. Et, dans les bonnes librairies, on trouve « Guattari, Lafarge, Hô Chi Minh, Che Guevara, Fanon… »

     

    Mais, surtout, comme il va de soi sous la couverture d’un éditeur soucieux de « rendre compte de la richesse et des paradoxes de l’existence juive », c’est d’une adolescence juive qu’il est question. Les parents de Raoul parlent le ladino, son père, qui travaille au Sentier, déteste les « Polaks » du Carreau du Temple (« Ils sont trop différents, trop mal élevés. Ils croient que le monde leur appartient »). Les uns comme les autres, pourtant, sont en butte à l’antisémitisme. « Quelle importance, ladino ou yiddish ? Quand il y a un pogrom, ils ne font pas la différence », dira plus tard un autre personnage.

     

    Lieux et figures

     

    Son « étrange journée » libérera Raoul des préjugés comme de la résignation paternels. Il s’en émancipera au terme d’un parcours initiatique magistralement mis en scène. Temps resserré, entre l’heure du départ matinal pour l’école et le retour pendant la nuit. Espace limité à quelques arrondissements parisiens, mais paradoxalement ouvert. Notre héros y suit un itinéraire balisé avec soin, de la gare du Nord, d’abord, au Temple puis à l’Opéra – c’est le temps des ruptures, des étonnements et des incertitudes. Un trajet en métro jusqu’au quartier Latin marque le début d’une phase de reconstruction et de découvertes, entre le Luxembourg et la librairie La Joie de lire, place Paul-Painlevé. Ensuite, c’est le retour au point de départ, lequel, à l’issue de cette construction spiralée, débouche à présent sur un véritable avenir.

     

    En chemin, notre ami aura traversé des lieux riches de sens et d’enseignements : à la pissotière de la gare du Nord, où se pressent les hommes, parmi lesquels, aperçu seulement au retour, le père, répond la librairie de François Maspéro. Et les figures d’opposants et d’adjuvants se succèdent, tous chargés de révéler quelque chose au héros. Celui-ci croise ainsi un clochard antisémite, un commerçant ashkénaze, une prostituée, une vieille excentrique qui le détroussera mais lui donnera de bons conseils ; enfin, il découvre sa cousine Paula, laquelle le dessine dans le plus simple appareil car elle « [s’] inspire de la démarche de Courbet, mais à [sa] manière ».

     

    Au terme de ce voyage à demi rêvé mais chargé de force évocatrice et d’humour, nous avons… un jeune homme affranchi de ses peurs, certes, mais, avant tout, bien entendu, un écrivain. « C’est un métier, ça ? », désapprouvait monsieur Sévilla. C’était cependant le rêve de Raoul, et, au cours de son errance, il a compris que son impression d’être « de trop » était sans doute ce qui pouvait justement lui permettre de le réaliser. Rentré chez lui après avoir volé et lu La Nausée, le voilà qui se lance, et raconte sa journée en appliquant « de [son] mieux » la leçon de Sartre : « ne pas laisser échapper (…) les petits faits ».

     

    La leçon de Gattégno, quant à elle, vient rappeler, ce qui n’est jamais inutile, qu’un air n’est rien sans ses variations. Et que, lorsqu'on connaît la musique, celles qu’on peut tirer de certains thèmes sont toujours neuves.

     

    P. A.

     

    (1) Après, en 2018, Les Aventures de l’infortuné marrane Juan de Figueras

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  • photo Pierre AhnneBalzac, se dit-on d’abord, n’est pas mort. Et Robbe-Grillet non plus, qui s’est tant acharné à pasticher et déconstruire les descriptions si chères à son illustre devancier. Si, de façon discrètement provocatrice, le registre descriptif, notoirement antipathique à la jeunesse scolarisée, s’affiche dans le premier roman d’un très jeune auteur, ce n’est cependant pas volonté de s’inscrire dans la tradition littéraire en la critiquant, et pas davantage souci de réalisme ou de précision sociologique.

     

    Yann abandonne sans prévenir personne ses études de médecine, la Côte d’Azur, et prend le train pour la montagne : « Des sacs à main et des sacoches en cuir, des valises et un sac en toile d’où débord[ent] des jouets pour enfants (…) pend[ent] au-dessus des sièges » ; dehors, « des entrelacs de rails (…) disparais[sent] par instants dans les herbes hautes, se perd[ent] au milieu d’entrepôts et de bâtiments industriels abandonnés ». Il arrive à l’hôtel vieillot tenu par Hans dans une petite station de ski : « Les murs [sont] couverts de lambris jusqu’à mi-hauteur et des photos anciennes de la montagne jalonnent [les couloirs]. Certains cadres pench[ent] et des photos glis[sent] sous le verre ». Yann explore les environs en attendant que les skieurs arrivent et que son travail commence : « Les rais de lumière ne travers[ent] pas la voûte des branches mais l’éclat de l’après-midi étincel[le] depuis l’orée des bois et se projet[te] très loin jusqu’au plus profond de la forêt »…

     

    Neige et Tartares

     

    De quoi nous parlent ces parenthèses qui accompagnent tous les faits et gestes du héros ? De l’essence mystérieuse des lieux, qui sont peut-être ici les héros véritables, et d’un certain mode de présence, sensible à « chaque objet, chaque son, chaque couleur », jusqu’aux « vibrations du bois » et aux « particules de poussière en suspension ».

     

    Mode de présence qui est aussi une modalité de l’attente. D’autres jeunes travailleurs saisonniers sont arrivés avant Yann ou le rejoignent, des relations entre eux s’esquissent, de petits incidents ouvrent autant de fausses pistes narratives. Les vacanciers se montrent, tout le monde est là, mais pas la neige. « Cela [fait] dix ans qu’il n’y [a] pas eu un début d’hiver aussi mauvais ». « Je crois que j’aime ça », dit Yann, qui s’habitue « à ces journées étendues et vides ». Les touristes repartent peu à peu, puis les saisonniers qui étaient censés les accueillir. Yann est bientôt le seul avec Hans à guetter dans l’hôtel désert l’arrivée de la neige. C’est un peu Le Désert des Tartares, cette station vide. Les Tartares, ce sont la neige et, aussi bien, les sommets environnants, lesquels semblent « se dérober » quand on essaye de les gravir pour tuer le temps.

     

    Montagne magique

     

    La saison prévue devient un hors saison. Yann sent, « au fond de lui, des impressions et des sentiments confus s’emmêl[er] sans former quelque chose de plus net que le désir de continuer à attendre », mais rien ne vient. Et c’est là justement ce qui fait la force et la cohérence de ce livre, tout baigné d’une atmosphère de stupeur onirique à laquelle contribue l’étrange mélange de littérarité assumée et de maladresses qui caractérise le style. « Une industrie où l’on fabriqu[e] des pipes et des chaussures » ; des voisins qui observent « avec méfiance, insistance ou interrogation » ; des miettes qu’on ramasse « avec le creux de la main »… Volontaires ou non, ces bizarreries finissent par faire partie du texte au même titre que certains effets plus évidemment contrôlés, comme les troublantes inversions de la cause et de l’effet (« Ils raccrochèrent et ne se parlèrent plus »).

     

    On en vient à mettre tout cela sur le compte d’une volonté de traduire, mieux que ne le feraient de longues introspections, l’état d’esprit d’un personnage à la fois étranger aux autres, à ce qui l’environne, et habité par le désir de sortir de soi. Ce qui, finalement, donnera lieu au seul véritable événement du récit. Yann tombe malade et lit La Mort à Venise. Il s’aperçoit que Hans est peut-être « la raison première de son désir de rester » sur place quand tout le monde est parti sauf eux. Tous deux deviennent conscients d’une attirance réciproque, et leurs nuits dans l’hôtel vide sont « peuplées d’étreintes, de leurs corps enlacés et du feu qui cour[t] sous leur peau ».

     

    Ils devront se quitter, bien sûr. Yann sent qu’il ressemblera à Hans, « pas aujourd’hui, ni demain, mais dans quinze, vingt ans ». Et Hans, en miroir, de le confirmer dans cette impression : « Je pensais avoir trouvé pour de bon celui que je devais être et, pourtant, je me sens un autre homme après avoir passé ces semaines avec toi ». Est-ce là ce qui fait de Hors saison le « roman d’apprentissage » annoncé par la quatrième de couverture ? La justesse et l’élégance du texte consistent, une fois de plus, à ne rien préciser, à laisser plutôt parler les lieux et le monde : Yann reprend le train ; celui-ci démarre ; la neige se met à tomber.

     

    P. A.

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  • consent.yahoo.comCurieux personnage que ce Louis-Ferdinand Despreez… Son nom est sans doute un pseudo, mais ça n’est pas sûr. Sur les photos il est tantôt noir, tantôt blanc. Ce qui semble à peu près certain, c’est sa naissance en 1955 au Transvaal, et les ancêtres huguenots qui expliqueraient sa connaissance du français et le fait qu’il écrive dans cette langue. Membre de l’ANC, il aurait, après la fin de l’apartheid, été chargé par le nouveau pouvoir sud-africain de diverses missions à travers la planète. Quelles missions ? Mystère… En tout cas notre homme semble connaître d’assez près le fonctionnement des services secrets d’un peu partout.

     

    Aujourd’hui, il vit, dit-il, sur un bateau et, cela, du moins, ne fait pas de doute, s’adonne à la littérature. D’où plusieurs romans, apparentés au genre policier, dont un, déjà, chez le même éditeur(1), lequel confirme une fois de plus (2) son goût pour les personnalités littéraires originales et son refus d’entrer dans les carcans d’un certain dogmatisme actuel.

     

    Fable farcesque

     

    « Écoute bien cette histoire, ami lecteur. Le narrateur ne la racontera qu’une fois de peur qu’on ne le croie pas » déclare celui-ci à propos de ce qui s’annonce par ailleurs comme une « fable tropicale ». Fable, ou farce… Le docteur Bounthan, brillant vétérinaire laotien formé à Moscou, est envoyé par son gouvernement à Cuba, où, en cette année 1991, après l’effondrement de l’URSS, « la panade et la dèche » ont atteint « des sommets inénarrables (…), sans vouloir aucunement verser dans l’anticommunisme ou l’anticastrisme (…), puisque tout était en réalité la faute de ce maudit morpion catholique de Kennedy et pas de Fidel ». Ce dernier, pour remédier à la pénurie de viande de bœuf, a conçu un hardi projet : le taureau Fidelito (dont le nom, on s’en doute, provoquera quelques prévisibles quiproquos) sera, au nom de l’amitié entre les peuples non alignés, expédié au Laos sous la surveillance de Bounthan et des autres membres de la délégation qui l’accompagne. Là, il fécondera vingt et un mille neuf cents mères porteuses (« Pas du boulot de dilettante »), qui seront envoyées à Cuba pour reconstituer le cheptel.

     

    Affaire « rocambolesque », pour ne pas dire totalement invraisemblable, même si les remerciements finaux invoquent vaguement une pseudo-histoire vraie. Mais l’auteur en exploite jusqu’au bout le potentiel narratif loufoque. Après le voyage sur un cargo cubain, au cours duquel on suit les amours parallèles de Fidelito avec la vache Marielita et de Bouthan avec la belle agronome laotienne Siriphone, tout le monde arrive à bon port, où le taureau est aussitôt enlevé contre rançon puis exécuté par ses ravisseurs. Pour éviter la fureur de Castro, on lui enverra une photo maquillée par le représentant local du KGB, lequel connaît la question (« Je ne ferai pas de daube, j’ai une réputation à tenir, tovaritch, j’ai bidouillé Staline, Mao et Lech Wałęsa, moi ! »). Tout pourrait peut-être s’arranger. « Mais, hélas, il y a toujours un crétin, un idéaliste, un croisé de la guerre sainte à moitié décérébré (…) pour manigancer des farces »…

     

    Chacun l’aura compris, on est dans le (très) gros comique. Prévenons le lecteur potentiel, il devra passer par-dessus la volonté parfois un peu pesante de faire drôle à chaque phrase, comme par-dessus un humour qui n’est plus toujours vraiment d’époque. Ici, on n’aime pas les « mémères sans charme », ni les « grosses bonnes femmes blanches, blondes et bruyantes, chaussées de hideuses sandales orthopédiques Birkenstock ». On leur préfère nettement les Cubaines « aux longues jambes bronzées et au derrière rebondi en forme de melon », ou une belle laotienne qui, « en bouddhiste convaincue (…) ne [fait] pas au lit les choses à moitié ».

     

    Un conte et sa morale

     

    Qui persévère constatera malgré tout que quelquefois tout ça est vraiment drôle, ou, en tout cas, dans son excès, d’une assez réjouissante dinguerie. Certains seront même peut-être tentés de penser que ce récit, plus habilement construit qu’il ne paraît au premier abord, tente de renouveler le genre du conte philosophique : nous avons un Candide (Bounthan), une Cunégonde (Siriphone) ; et, comme tout conte philosophique, celui-ci est avant tout politique. Le narrateur ne cache en effet pas son intention de donner, à sa manière, un portrait indirect du monde en 1991, « au sortir de cette confortable et rassurante guerre froide qui avait tenu la planète à l’abri de conflits majeurs grâce à la bienfaisante menace nucléaire ».

     

    C’est là que le comique généralisé trouve son sens : tout ridiculiser, c’est aussi, d’une certaine façon, tout dédramatiser. Et ouvrir ainsi des possibilités paradoxales en matière de nuances, échappant du coup au manichéisme des idées toutes faites. On le constate à propos du tableau de Cuba et du portrait de son chef historique, brillant d’être à la fois sans concession et subtilement balancé. Et plus encore à propos de l’image donnée du Laos, pays pour lequel on sent la tendresse de l’auteur : « La monarchie léniniste mâtinée de rigidité vietnamienne et de suaves perversions chinoises [s’y est] avérée », nous dit-il, « au moins aussi fréquentable que les formes antérieures de gouvernement royaliste de droit divin ou colonial ». Les « invasions éhontées à répétition d’étrangers mal élevés (…) n’[ont] jamais empêché personne au Paradis-sur-Mékong de faire la fête », et Depreez, par la bouche de son narrateur, en célébre volontiers la cuisine, les paysages, les habitants, voire le régime relativement modéré qu’ils se dont donné. Car s’il y a une morale à tirer de cette « fable », elle est suggérée dès le Préambule, où l’auteur avoue aimer aussi bien les Cubains et « le romantisme de leur révolution » que les Lao, « pour leur sens de l’humour »…

     

    P. A.

     

     

    (1) Bamboo Song : le plénipotentiaire du vent (2021)

    (2) Voir ici

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